Les juridictions françaises doivent régulièrement s’interroger sur la question suivante : un dépôt ou un enregistrement d’une marque peut-il être considéré comme un usage à titre de marque ? Pendant un temps, deux positions jurisprudentielles s’opposaient (1), mais avec deux arrêts de la chambre commerciale du 13 octobre 2021, la position selon laquelle le dépôt n’est pas une contrefaçon de marque semble s’imposer (2) même si on est en droit de considérer cette position comme critiquable (3).
1/ Deux courants jurisprudentiels qui s’opposent.
De nombreuses décisions, tant du Tribunal de Grande Instance de Paris [1] que de la Cour d’appel de Paris [2], ont jugé que le simple dépôt d’une marque n’était pas constitutif d’un usage dans la vie des affaires.
L’expression « dépôt » a ensuite été également utilisée lorsque ce dépôt était suivi par l’enregistrement de la marque [3].
On peut notamment citer, à titre d’exemple, les décisions suivantes :
« Cependant, il n’est reproché à MM. L, C et G qu’un dépôt de marque et non une exploitation de cette marque et il est désormais établi qu’un simple dépôt de marque ne peut constituer un acte de contrefaçon car il ne s’agit pas d’un acte de la vie des affaires qui met en contact le public avec le signe de sorte que la société Evasion Culinaire sera déboutée de ses demandes de contrefaçon à l’encontre de MM. L, C et G » [4] ;
« En revanche, le dépôt d’une marque n’est qu’un acte préparatoire à l’usage du signe la constituant dans la vie des affaires. Il n’est pas fait en relation avec des produits et services dont l’origine commerciale a à être garantie auprès du public avec lequel le signe n’est pas un contact. Il n’est ainsi pas un acte de contrefaçon et ne cause quoi qu’il en soit pas le moindre préjudice au titulaire de la marque » [5].
Dans le même temps, un second courant est également apparu, en opposition avec le précédent, consistant à considérer le dépôt de marque comme un acte contrefaisant (A titre d’exemple : « le seul dépôt d’une marque, indépendamment de son utilisation effective sur le marché, est susceptible de constituer un acte d’usage non autorisé d’une marque préexistante, et par là-même un acte de contrefaçon par usage non autorisé, portant préjudice au premier déposant » [6].)
La question s’est posée à plusieurs reprises à la Cour de cassation qui a notamment rappelé sa position dans un arrêt de 2016 : « qu’ayant relevé qu’en toute hypothèse, la similitude entre les services en présence n’était pas démontrée, c’est par un motif erroné mais surabondant que la cour d’appel a retenu que le dépôt de la demande d’enregistrement de la marque « iMessage » par la société Apple ne pouvait pas à lui seul constituer un acte de contrefaçon de la marque « I-Message » » [7].
Malgré la position de la Cour de cassation, les deux courants jurisprudentiels ont persisté et ce 13 octobre 2021, la Chambre commerciale vient d’opérer un revirement de jurisprudence.
2/ Les arrêts du 13 octobre 2021 de la chambre commerciale de la Cour de cassation : le dépôt n’est pas un acte de contrefaçon.
Par deux arrêts rendus le même jour, le 13 octobre 2021 [8], la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé :
« 12. Or, la demande d’enregistrement d’un signe en tant que marque, même lorsqu’elle est accueillie, ne caractérise pas un usage pour des produits ou des services, au sens de la jurisprudence de la CJUE, en l’absence de tout début de commercialisation de produits ou services sous le signe. De même, en pareil cas, aucun risque de confusion dans l’esprit du public et, par conséquent, aucune atteinte à la fonction essentielle d’indication d’origine de la marque, ne sont susceptibles de se produire.
13. Dès lors, la demande d’enregistrement d’un signe en tant que marque ne constitue pas un acte de contrefaçon ».
La Cour de cassation est totalement transparente et n’hésite pas à préciser, dans les attendus précédents (« 9. La Cour de cassation a précédemment interprété les articles L713-2, L713-3 et L716-1 du Code de la propriété intellectuelle, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019, en ce sens que le dépôt à titre de marque d’un signe contrefaisant constitue à lui seul un acte de contrefaçon, indépendamment de son exploitation [9]. 10. Il y a toutefois lieu de reconsidérer cette interprétation à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) »), que son revirement est la conséquence de la jurisprudence de l’Union européenne.
Selon cette dernière, la contrefaçon doit être constituée par un usage du signe litigieux dans la vie des affaires pour des produits ou des services identiques ou similaires à ceux de la marque première et que cet usage porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte à la fonction essentielle de la marque qui est de garantir aux consommateurs la provenance du produit ou du service.
Elle en conclut donc que le dépôt d’une marque n’est pas un usage à titre de marque et qu’ainsi il n’est pas un acte contrefaisant.
3/ Un revirement jurisprudentiel critiquable ?
Il est tout à fait possible de trouver une cohérence à cette décision. En effet, pour bon nombre de praticiens, il n’y a pas d’usage d’une dénomination dans la vie des affaires quand aucun produit ou service désigné par ladite dénomination n’est mis dans le commerce. Pour cette raison, il est légitime de considérer que le simple dépôt d’une marque n’est pas un acte contrefaisant puisqu’il n’y a pas d’usage dans la vie des affaires. Il s’agit tout au plus d’un acte préparatoire [10].
Toutefois, nous ne partageons pas cet avis. En effet, les deux dernières décisions précitées de la Cour de cassation nous paraissent critiquables.
La demande d’enregistrement n’est pas un simple acte préparatoire.
C’est l’acte qui permet de monopoliser un signe pour des produits et services.
C’est l’acte qui permet d’interdire au tiers d’utiliser ce même signe.
Par conséquent, Il s’agit d’un acte économique et à portée commerciale qui a bien lieu dans la vie des affaires.
Aussi, la demande d’enregistrement nous semble être le premier usage à titre de marque, et pas le moindre.
Conclusions.
D’un point de vue théorique, nous le voyons, il y a matière à discussion.
Qu’en est-il sur le plan purement pratique ? Il convient de relever que, même lorsque l’action en contrefaçon était recevable, elle était purement symbolique car, en l’absence d’exploitation, le préjudice était inexistant.
Dorénavant, si aucune action en contrefaçon ne peut être exercée sans exploitation du signe litigieux, il s’avère toujours possible de solliciter et d’obtenir la nullité de la marque seconde [11]. Ainsi le dépôt reste sanctionné.
Dès lors, l’action en nullité doit être exercée pour un simple dépôt, et l’action en contrefaçon peut s’ajouter à celle-ci lorsque le signe déposé est également exploité.