En matière d’immigration, la question de l’interdiction des traitements prohibés par l’article 3 de la CEDH (comme par l’article 2 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984) se pose souvent lors du séjour, des interpellations, retenues, rétentions et des éloignements forcés du territoire [1]. Cet article, qui n’est applicable, selon la jurisprudence [2], que dans les cas de risque de mauvais traitement résultant des mesures d’éloignement du fait d’actes intentionnels des autorités du pays de destination ou d’organismes indépendants de l’Etat, requiert une attention particulière, afin de cerner ce qu’il englobe. La vie du migrant vulnérable est intrinsèquement liée à l’existence d’un risque de mauvais traitements. L’appréciation du risque est une étape cruciale dans l’exécution des mesures d’éloignement [3], et tant d’autres mesures le concernant. En d’autres termes l’établissement d’un risque de mauvais traitements permet d’apprécier par exemple la légalité de la mesure d’éloignement au regard de l’article 3 [4].
Ainsi revenir sur le concept de mauvais traitements relativement aux migrants vulnérables nous conduit à préciser le contenu de la notion de mauvais traitements (I), son interdiction sur les migrants vulnérables (II), et la portée de cette interdiction (III).
I- Précision du contenu de la notion de mauvais traitements.
Il convient de préciser certaines notions partant de la conception de la CEDH. Il s’agit de la torture, du traitement inhumain et du traitement dégradant. On est passé d’une différenciation à une assimilation des concepts. Auparavant, ces notions différaient sans aucun doute par leur intensité. La torture est définie comme un traitement inhumain délibéré provoquant de fortes, graves et cruelles souffrances. Une définition plus large est retenue par la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 [5]. Lorsque le traitement infligé est de nature à créer un sentiment de peur, d’angoisse et d’infériorité propre à humilier la personne, à l’avilir et à briser éventuellement sa résistance physique ou morale, il est de nature dégradante. Quant au traitement inhumain, il est retenu lorsqu’il provoque volontairement des souffrances mentales ou physiques d’une intensité particulière. C’est donc le seuil de gravité du traitement infligé à la personne qui permet de qualifier le traitement selon le cas d’espèce
La distinction entre ces différents concepts a évolué dans le temps puisque depuis l’affaire Selmouni, le juge a opéré à un assemblage des traitements inhumains et des traitements dégradants en torture. L’assimilation des mauvais traitements en un seul sous le vocable de « torture », trouve sa souche dans l’exigence de plus en plus élevée en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Donc, on assiste à une plus grande sévérité dans l’appréciation des atteintes aux droits de l’homme.
Le migrant vulnérable se trouve protégé. Bien qu’énoncée différemment par divers textes à valeur inégale [6], l’interdiction des mauvais traitements reste de mise et peu importe la situation administrative de l’individu car c’est une affaire de dignité de la personne humaine. C’est la préoccupation indéfectible de la préservation de cette dignité de la personne humaine qui constitue le soubassement de l’interdiction.
Dans le passé jurisprudentiel, le critère de l’intensité était pris en compte et exigé pour la mise en jeu de l’article 3 CEDH [7]. Dans l’affaire d’Irlande c/ Royaume-Uni, c’est le degré d’intensité du traitement qui détermine l’applicabilité de l’article 3. Ce critère qui renvoie à un seuil à ne pas dépasser a aussi servi de baromètre au juge dans l’affaire Soering [8]. En l’espèce le juge retient que le « syndrome du couloir de la mort » constitue un risque réel de traitement qui dépasse le seuil fixé. La peine ou le traitement est réputé dégradant ou humiliant, lorsque « la souffrance ou l’humiliation sont allées au-delà que celles que comporte inévitablement une forme donnée de peine légitime ». C’est donc le critère de l’intensité qui permet de distinguer les concepts.
Le second critère est l’appréciation du « minimum de gravité ». L’appréciation de ce critère est fonction des circonstances propres à chaque cas. La jurisprudence Tyrer [9], après celle d’Irlande c/ Royaume-Uni (18 janvier 1975), est revenue sur les éléments d’appréciation à savoir la nature et le contexte du traitement ou de la peine, les modalités d’exécution, la durée, les effets physiques ou mentaux, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime [10].
C’est ce critère qui permet au juge de déterminer si on est dans le cadre d’un mauvais traitement qui peut revêtir trois formes (torture, traitements inhumains et dégradants).
La CEDH ne s’est pas privée de veiller au respect de l’article 3 dans l’affaire Cruz Varas en 1991 [11], dans celle Chahal en 1996 [12], et bien évidemment dans l’affaire Ahmed en 1996 [13].
Lors des interpellations, des retenues et éloignements forcés, l’usage de la force par les autorités policières ne doit pas être excessif pour ne pas atteindre le « minimum de gravité » sanctionné par l’article 3. C’est par référence à l’affaire Selmouni [14], et par extension aux étrangers que l’on peut appliquer le même raisonnement aux étrangers vulnérables.
II- L ’interdiction absolue des mauvais traitements des migrants vulnérables.
L’interdiction a un caractère inconditionnel absolu donnant au principe une portée sans limite quant au champ d’application personnel et géographique. La formule de l’article 3 CEDH : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradant », montre que nul n’est exclu du bénéfice de cette protection découlant généralement du respect des droits de l’homme [15].
Quel que soit la forme de la mesure d’éloignement (expulsion par exemple [16]), le risque établi fait jouer l’article 3. Les Etats signataires de la CEDH sont liés par l’obligation des droits de l’homme énoncée d’emblée par la CEDH en son article 1. Au nom de l’intégrité de la personne humaine, le migrant vulnérable bénéficie d’une garantie absolue étant entendu que le juge sanctionne l’usage de la force physique prohibée c’est-à-dire celle qui n’est pas nécessaire. Pour ne pas tomber sous le coup de l’article 3 de la CEDH avec le caractère intangible qu’on lui reconnait [17], doit être prouvé, l’usage de la force physique justifié c’est à dire rendu nécessaire. Quel que soit le comportement de la personne concernée, l’interdiction posée par l’article 3 est applicable puisque la CEDH « prohibe en termes absolus » la torture, traitement inhumains et dégradants [18]. Le caractère absolu de l’interdiction, dans l’affaire Gäfgen, reprenant l’affaire Selmouni, est réaffirmé car l’article 3 « ne souffre d’aucune dérogation même en cas de danger public menaçant la vie de la nation » [19]. Le juge de la CEDH, sur la protection de l’intégrité physique de la personne humaine évidemment étendue aux étrangers, n’a pas manqué de rappeler l’observation de dispositions de l’article 3 dans le cadre de la rétention administrative [20]. Le juge national s’inscrit dans cette lignée de protection en annulant une mesure d’éloignement prise à l’encontre d’une mère et de ses deux filles exposées à la pratique l’excision en cas de retour dans leur pays d’origine [21].
S’agissant de la charge de la preuve des traitements prohibés elle était initialement du ressort de la victime en établissant un certificat médical. Le renversement de charge de la preuve a été l’œuvre du juge dans l’affaire Tomasi [22] et est confirmé dans l’affaire Selmouni.
III- La portée de l’interdiction des mauvais traitements des migrants vulnérables.
Le caractère absolu de l’interdiction édictée par l’article 3 de CEDH dont les autorités nationales et les particuliers [23] sont débiteurs, est mieux apprécié par la portée attribuée à cette dite interdiction. L’interdiction emporte deux obligations : une obligation qualifiée de substantielle et une autre de procédurale. En tant qu’obligation substantielle, l’interdiction posée par l’article 3 ne connait pas de limites et fait du droit à la protection contre la torture, et les traitements inhumains, un droit auquel l’Etat ne peut déroger. C’est une règle impérative sans aucune restriction quel que soit l’agissement de la personne. Elle renferme une obligation négative mais aussi positive. En fait l’article 3 pose une obligation de ne pas pratiquer sur des individus qui relève de la juridiction d’un Etat donné et partie contractante, des actes de torture comme de traitements inhumains et dégradants [24]. Mais, en tant qu’obligation positive, il impose la protection de l’intégrité physique de la personne qu’est la finalité de l’obligation de ne pas faire. Cette protection de l’intégrité physique, qui renvoie à une obligation positive, d’après l’affaire Pretty ressort de la combinaison de l’article 3 et article 1 de la CEDH qui prévoit la reconnaissance des droits qui figurent dans le titre I de la Convention à l’occurrence le droit à la protection contre les traitements prohibés. Cette protection est matérialisée par des garanties fondamentales, par exemple la possibilité de recourir à un examen par le médecin de son choix [25], mais aussi par l’encadrement de l’intervention des autorités étatiques par l’usage de la force physique ou matérielle [26], (l’article 3 combiné à l’article 2 fait naître une obligation positive de réglementer l’usage de la force) par un cadre juridique et administratif. L’existence d’une obligation positive, en matière de protection contre les mauvais traitements, est souvent revenue dans la jurisprudence de la CEDH. C’est le cas dans l’affaire Al-Adsani [27], dans celle de A. c. c/ Royaume-Uni [28], (l’obligation pour les Hautes parties contractantes de prendre des mesures propres à empêcher la torture, les traitements inhumains et dégradants de personnes relevant de juridiction d’un Etat partie contractante).
L’article 1 de la CEDH combiné à l’article 13 crée une obligation procédurale. En effet d’après l’article 13, la personne a droit à un recours effectif en cas de violation de droits et libertés reconnus par la CEDH.