Nous le disions à l’instant, l’automatisation et l’utilisation d’outils d’intelligence artificielle (IA) ont, depuis longtemps, transformé les pratiques de la traduction juridique. Tant celles des traducteurs professionnels, que celles des professionnels du droit eux-mêmes.
Plus récemment, l’accès à des outils d’IA générative a bousculé les choses : ces technologies ne se limitent pas, en effet, à traduire des textes d’une langue à une autre ; elles ont aussi la capacité de générer du contenu juridique en langue étrangère, avec de fort séduisantes promesses de temps gagné et de productivité améliorée.
Mais, dans notre secteur, marqué par la technicité, la complexité, les besoins de sécurité juridique, de précision, de nuances, de rigueur et de confidentialité, l’utilisation sans précaution supplémentaire d’un outil de traduction automatique peut avoir des implications sérieuses. Il n’en fallait pas plus pour nous donner l’occasion de réfléchir à la manière dont ces outils peuvent être utilisés de manière responsable.
Nous vous proposons ici de prendre le sujet avec un peu d’humour et de caricaturer quelques mauvaises pratiques. La pointe d’exagération mise à part, soyons honnêtes, les tentations sont bel et bien là !
1. Balancez tout, l’IA fera le tri.
Pour être sûr(e) de rater son projet de traduction, la clé est de sous-estimer la sécurité des données.
Lorsqu’il s’agit de traduire des documents juridiques, le respect du secret professionnel et de la confidentialité des informations est évidemment essentiel.
Or, les systèmes d’IA générative en sont, sauf exception, pas nativement conçus pour proposer par défaut un niveau suffisant de protection des données sensibles et de sécurité des informations juridiques confidentielles.
La capacité de ces systèmes à traiter de vastes quantités de données et à s’entraîner sur les éléments fournis génèrent en effet des risques de fuite d’informations. Les politiques de confidentialité des IA génératives, notamment gratuites et non spécialisées peinent à répondre à ces exigences de protection des données. La transparence et la conformité sur ces aspects sont loin d’être assurées...
Pour être sûr(e) de vous planter ici, il faut donc :
- se désintéresser de la gestion de la confidentialité par les systèmes d’IA (générative ou non) et utiliser des plateformes de traduction en ligne non sécurisées ;
- faire fi du caractère sensible des données "poussées" dans la "moulinette" et n’anonymisez pas les informations sensibles avant la traduction ;
- ne pas respecter vos différents protocoles et obligations de sécurité ;
- stocker les documents traduits sur des serveurs publics ou non sécurisé et les partager via des canaux non chiffrés.
2. Fiez-vous aux résultats, vous irez plus vite.
Pour garantir la validité et la portée des documents traduits, la traduction juridique ne souffre d’aucun aléa. Outre la maîtrise parfaite des conventions linguistiques, le cas échéant locales, ainsi que de la terminologie juridique et de ses nuances, la prise en considération du contexte et la fidélité à l’intention du rédacteur initial sont indispensables à la qualité de la traduction.
Nul besoin d’expliquer plus longuement ici à quel point chaque terme, clause et/ou formulation est susceptible d’avoir un effet plus ou moins important sur les droits, obligations et responsabilités des personnes et des entités impliquées.
La traduction juridique a toujours été et reste un exercice linguistique hautement spécialisé et délicat. Aussi, avoir une confiance aveugle envers les traductions générées par l’IA sans une validation humaine rigoureuse peut conduire à des erreurs d’interprétation, compromettant ainsi la précision et la sécurité juridique des documents.
Pour être sûr(e) de vous planter ici, il faut donc :
- minimiser les risques d’erreur et/ou ignorer les erreurs détectées ;
- négliger la supervision humaine et/ou confier la relecture à une seule personne non-experte ;
- exiger une traduction "pour avant-hier", histoire que la supervision ne puisse pas être faite ;
- n’inclure aucun processus de contrôle qualité.
3. Les biais cognitifs. Quels biais ?
Les biais cognitifs des IA génératives sont des distorsions systématiques dans la manière dont ces systèmes produisent des réponses ou interprètent des données. Ces biais peuvent survenir à plusieurs niveaux (biais culturels, biais d’amplification, de représentativité, de confirmation, etc.) et sont souvent le reflet des données sur lesquelles les modèles ont été entraînés, des processus algorithmiques utilisés, et des choix de conception des développeurs.
Ici encore, nul besoin de détailler les conséquences d’une mauvaise terminologie, sans compter le risque d’erreurs, subtiles ou grossières, lié au modèle juridique (common law vs droit continental) sur lequel s’appuie l’outil utilisé.
Pour être sûr(e) de vous planter ici, il faut donc :
- mépriser les modèles spécialisés dans le juridique ;
- faire abstraction des informations sur les corpus d’entraînement ;
- ne pas tester le modèle avec des cas complexes et ambigus ;
- ignorer les retours d’expérience et ne mettre en place aucun processus d’amélioration continue.
Vous l’aurez bien sûr compris, le discours outrageusement glorificateur de l’échec adopté dans cet article n’est pas à prendre au pied de la lettre. Il ne peut être question de vous encourager à échouer à tout prix ; le but est d’éclairer, par contraste !
À (re-)lire : Avocats, juristes : pourquoi et comment rater votre projet de transformation ?
Et si tout ceci vous semble trop compliqué ou risqué, vous avez toujours la possibilité de faire appel à un professionnel de la traduction spécialisé dans le domaine juridique. Il ou elle vous assurera non seulement d’une qualité linguistique et technique supérieure, mais également d’une meilleure conformité éthique et d’une sécurité des données plus optimale. Des choses somme toute indispensables pour les opérations juridiques, que les systèmes de traduction avec IA ne sont pas (encore) en mesure d’offrir.
A lire aussi : "Traduction juridique et intelligence artificielle : tout change pour que rien ne change ? dans le Journal du Village de la Justice n°104.