C’est la première fois que la juridiction administrative était saisie au titre de la nouvelle procédure de « déféré laïcité » issue de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République dite « loi sur le séparatisme ».
Cette décision rendue par le juge administratif de Grenoble est aussi surprenante qu’audacieuse (TA Grenoble, 25 mai 2022, Préfet de l’Isère, n°2203163).
Le juge administratif a commencé par rappeler que les usagers des services publics disposent de la liberté constitutionnelle d’exprimer librement leur appartenance religieuse. En effet, à la différence des agents du service public, les usagers ne sont pas soumis à l’obligation de neutralité. Ce n’est que de manière exceptionnelle que la loi interdit à l’usager du service public de manifester ses convictions religieuses : c’est le cas par exemple dans les écoles, les collèges et les lycées publics sur le fondement de la loi du 15 mars 2004.
Les baigneurs, usagers des piscines municipales ne sont donc pas soumis à la laïcité. Le juge de Grenoble ne semble donc pas remettre en cause cette jurisprudence constante sur le sujet.
Néanmoins, le juge a également rappelé que l’article premier de la Constitution française dispose que la France est une République laïque qui assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de religion.
Sur cette base, le juge de Grenoble a indiqué que les règles de salubrité publique imposent des tenues de baignade près du corps à tous les usagers des piscines municipales, de manière égalitaire. Ces règles s’imposent donc à tous.
Or, et c’est le plus important, le juge administratif a décidé qu’en permettant à certains usagers des piscines municipales de porter des tenues religieuses de baignade, la ville de Grenoble a violé le principe de neutralité du service public, dont une des composantes est la laïcité.
Plus précisément, il nous semble que ce que veut dire par là même le juge de Grenoble, c’est qu’en permettant à certains usagers de porter des tenues religieuses de baignade, la ville de Grenoble a introduit une différenciation illégale entre les usagers, car fondée sur des considérations religieuses. Le principe constitutionnel d’égalité est donc méconnu par le règlement des piscines municipales.
Enfin, on peut comprendre de cette décision que le juge administratif considère que les usagers du service public sont libres d’exprimer leur appartenance religieuse... sous réserve de ne pas s’en prévaloir pour s’affranchir des règles communes organisant et assurant le bon fonctionnement des services publics.
Le juge des référés semble donc faire prévaloir le bon fonctionnement des services publics, donc l’ordre public, sur la libre expression des convictions religieuses par les usagers du service public.
In fine, le juge des référés de Grenoble a donc suspendu l’exécution de l’article 10 du règlement des piscines de Grenoble dans sa rédaction issue de la délibération du conseil municipal du 16 mai 2022 en tant qu’il autorise l’usage de tenues de bains non près du corps moins longues que la mi-cuisse comme le burkini.
La motivation importante de l’ordonnance est reproduite ci-après :
- « Si les usagers du service public peuvent exprimer librement, dans les limites fixées par la loi, leur appartenance religieuse, les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances pour s’affranchir des règles communes organisant et assurant le bon fonctionnement des services publics. Par ailleurs, l’autorité administrative doit respecter le principe de neutralité et édicter des règles concourant au maintien de l’ordre public sous ses composantes de la sécurité, de la salubrité et de la tranquillité publiques. Il ne saurait être dérogé aux règles édictées dans l’objectif d’assurer l’ordre public.
En permettant aux usagers du service public communal des piscines de Grenoble de porter des tenues « non près du corps », sous la seule condition qu’elles soient moins longues que la mi-cuisse - comme c’est le cas notamment du vêtement de baignade appelé burkini-, c’est à dire en dérogeant à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux, ainsi qu’il est d’ailleurs reconnu dans les écritures de la commune, les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte au principe de neutralité du service public ».
L’ordonnance du 25 mai 2022 du tribunal administratif de Grenoble est susceptible d’appel devant le Conseil d’État dans la quinzaine de sa notification. En ce cas, le Conseil d’État devra statuer dans un délai de 48 heures.
Le maire de Grenoble a déjà indiqué sa volonté de faire appel de cette décision.
Il est possible de douter que le Conseil d’État valide le raisonnement surprenant - du moins inédit - suivi aujourd’hui par le tribunal administratif de Grenoble sur ce sujet du burkini. Le Conseil d’État n’est en effet jamais allé aussi loin dans la conciliation laïcité / ordre public.
Bien au contraire, en jurisprudence, le Conseil d’État a toujours refusé à ce jour de valider des arrêtés municipaux « anti-burkini » au nom de la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle (CE, 26 août 2016, n°402742).
Il s’agissait toutefois d’arrêtés municipaux « anti-burkini » à la plage, et non à la piscine, ce qui est très différent.
Ce n’est que dans le cas très particulier où le port du vêtement religieux de baignade avait provoqué des rixes entre usagers sur la plage publique à Sisco en Corse qu’un arrêté municipal « anti-burkini » avait été validé au nom de l’ordre public par le Conseil d’État (CE, 14 février 2018, n°413982).
Il y aura donc rapidement une nouvelle jurisprudence du Conseil d’État intéressante sur le sujet du burkini, la première depuis 2016. C’est une décision attendue par les collectivités qui souhaitent se positionner sur le sujet.
Si le Conseil d’État ne tranchait pas définitivement le point juridique, seule la loi pourrait interdire, ou pas, le burkini dans la République.
Cette décision a été reproduite, anonymisée, et diffusée sous l’entière responsabilité du cabinet d’avocat auteur de cet article.
Discussion en cours :
article très clair, très contextualisé