Si internet est une réalité en Côte d’Ivoire, le droit de l’internet est, quant à lui, plutôt récent voire embryonnaire. De ce point de vue, l’on pourra se référer à l’ordonnance du 21 mars 2012 relative aux télécommunications/TIC et à la loi du 30 juillet 2013 relative aux transactions électroniques qui fixe notamment le régime de responsabilité des intermédiaires techniques de l’internet.
L’on reviendra, dans une prochaine contribution, sur la présentation générale du droit de l’Internet en Côte d’Ivoire.
Pour l’heure, nous nous attèlerons à l’analyse d’un jugement rendu par le tribunal de commerce d’Abidjan le 7 novembre 2013 [1]. Le contentieux était relatif à un site internet et aux droits dont il peut faire l’objet.
Les faits
Par une lettre en date du 1er juin 2012, la société Tôles Ivoire a confié à la société Focus Building & Consulting la réalisation d’une mission incluant la création d’un site internet. Le contrat de prestation de services a été conclu pour une durée de cinq ans.
Motif pris de ce que budget alloué à la réalisation de la mission (soit 327.000.000 FCFA) [2] avait été entièrement consommé sans que la société Focus Building & Consulting ne justifie s’être exécutée, la société Tôles Ivoire décidera de mettre fin au contrat et exigera la restitution de documents de fin de mission ainsi que les codes d’accès au site internet.
La société Focus Building & Consulting refusera d’accéder à cette demande en faisant valoir le non-paiement, par la demanderesse, d’un reliquat de 33.360.000 FCFA [3]. A ce titre, elle obtiendra même, par ordonnance, une injonction de payer à l’encontre de la société Tôles Ivoire.
La société Tôles Ivoire s’engagera à payer ce reliquat en exigeant toujours la restitution de documents de fin de mission ainsi que les codes d’accès au site internet créé.
En l’absence de paiement des sommes qui lui restaient dues, la société Focus Building & Consulting refusera de remettre les codes d’accès du site internet en soutenant que le site internet litigieux est une œuvre de l’esprit dont elle est la seule titulaire des droits de propriété intellectuelle.
Contestant une telle argumentation, la société Tôles Ivoire assignera sa cocontractante aux fins de la voir condamnée à lui restituer les documents de fins de mission et les codes d’accès au site internet.
Arguments et prétentions des parties
Pour invoquer la remise des documents de fin de mission et les codes d’accès au site internet litigieux, la société Tôles Ivoire soutient que la création du site internet faisait partie de la mission confiée à la société Focus Building & Consulting. Dès lors, à partir du moment où elle avait reçu le paiement de sa prestation, la défenderesse était tenue de restituer les documents et informations litigieux.
Par ailleurs, selon la demanderesse, le contrat de mission était relatif à une prestation de service et non à la création d’une œuvre de l’esprit. Dès lors, les dispositions de la loi n° 96-564 du 25 juillet 1996 relative à la protection des œuvres de l’esprit et des droits d’auteurs ne pouvaient utilement être invoquées par la défenderesse. Et en tout état de cause, ayant payé le prix convenu, elle était devenue propriétaire du site internet.
Bien au contraire, la société Focus Building & Consulting faisait valoir, pour sa défense, que le site internet créé était une œuvre de l’esprit protégeable par le droit d’auteur. Ce faisant, n’ayant pas cédé ses droits de propriété intellectuelle, elle était en droit de ne pas donner les codes d’accès du site litigieux.
Problèmes juridiques
Un site internet peut-il être protégé par les droits de la propriété intellectuelle et, notamment, les dispositions de la loi n° 96-564 du 25 juillet 1996 relative à la protection des œuvres de l’esprit et des droits d’auteurs peuvent-elles s’appliquer à un site internet ?
L’existence d’un contrat de prestation de service portant création d’un site internet est-elle exclusive de la création d’une œuvre de l’esprit ?
Quelle est la personne titulaire des droits de propriété intellectuelle sur un site internet créé à la suite d’un contrat de prestation de service ?
Solution
La société Tôles Ivoire a été déboutée de l’ensemble de ses demandes. Le tribunal a jugé qu’elle n’était pas fondée à exiger la restitution des documents de fin de mission dans la mesure où elle n’avait payé l’intégralité des sommes dues à la société Focus Building & Consulting.
C’est donc à bon droit que cette dernière a mis en œuvre son droit de rétention.
S’agissant du site internet, le tribunal a jugé que celui-ci était une œuvre de l’esprit et que la société Focus Building & Consulting en était la seule propriété pour l’avoir créée. Toutefois, selon le tribunal, le code d’accès au site internet ne fait pas partie des éléments du site internet qui sont protégés par les droits de la propriété intellectuelle.
La défenderesse serait, dès lors, tenue de les restituer en fin de mission. Toutefois, elle était fondée à exercer un droit de rétention tant qu’elle n’avait pas été totalement payée de sa prestation.
Analyse de la décision
Il résulte de la décision rendue qu’un site internet peut être protégé par les droits de la propriété intellectuelle et plus précisément par le droit d’auteur. Il convient de voir ici le principe et les modalités de cette protection par le droit d’auteur (I) ainsi la titularité des droits (II).
I – Principe et modalités de la protection d’un site internet par le droit d’auteur
Définition. Un site internet peut être défini comme un « ensemble de documents et d’applications placés sous une même autorité et accessibles par la toile à partir d’une même adresse universelle (web site) » [4].
En tant que tel, un site internet est une création immatérielle qui est justiciable de la protection par le droit d’auteur en tant qu’œuvre de l’esprit (A). Le site, pris dans son ensemble, comme ses différents éléments constitutifs peuvent faire d’une protection par la propriété intellectuelle (B).
A – Le site internet comme œuvre de l’esprit
1) Principe
Selon l’article 1er de la loi n° 96-564 du 25 juillet 1996 relative à la protection des œuvres de l’esprit et des droits d’auteurs, « le terme “œuvre de l’esprit” s’entend de toute création ou production du domaine littéraire, artistique ou scientifique quel qu’en soit le mode d’expression et tel que déterminé à l’article 6 ».
L’article 6 donne une liste non limitative d’œuvres de l’esprit. Ce caractère non limitatif ressort de l’emploi de l’adverbe « notamment » ; ce qui suppose que d’œuvres créations peuvent être considérées comme des œuvres de l’esprit.
Ce raisonnement est transposable aux sites internet. En effet, la présentation d’ensemble d’un site internet ou son architecture peut formellement être considérée comme une œuvre de l’esprit (une création intellectuelle) protégeable par le droit d’auteur.
Le jugement rendu par le tribunal de commerce d’Abidjan donne une illustration de cette possible protection d’un site internet par le droit d’auteur. En France aussi, la jurisprudence a posé le principe d’une protection des sites internet par le droit d’auteur. En effet, dans un jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris en 1998, celui-ci a jugé que « la création originale d’une présentation d’offres de service sur un site Internet donne droit à la protection [du droit d’auteur] » [5].
2) Eléments d’un site internet protégés par le droit d’auteur
Il résulte de la définition ci-dessus mentionnée du site internet que celui-ci comporte ou peut porter sur un ensemble plus ou moins étendu de données ou éléments.
A cet égard, la distinction est communément faite entre le site internet pris dans son ensemble et les différents éléments dont il est constitué ; éléments qui peuvent faire l’objet de droits différents au profit de titulaires différents. Ainsi un site internet répertoriant des photographies peut être protégé dans son architecture d’ensemble par le droit d’auteur tandis que les différentes photographies peuvent faire l’objet d’une protection distincte par le droit d’auteur au profit de personnes autres que le propriétaire du site internet.
Au regard du droit d’auteur, c’est la présentation formelle du site internet qui sera protégée indépendamment de ses éléments dont il est constitué (le contenu du site).
Au-delà de cette distinction entre le contenu et le contenant d’un site internet, plusieurs éléments techniques concourant à la création et à la présentation d’un site internet peuvent être protégés par le droit d’auteur. Il en est ainsi de la charte graphique, de la navigation et du logiciel.
La charte graphique du site internet est relative notamment au code couleurs, au logo, au choix des illustrations et positionnements, à la division des pages web. La navigation se rapporte aux fonctionnalités permettant de circuler sur le site internet (menu déroulant, liens hypertextes, nuages de tags, etc.). Le fonctionnement du site internet ou d’un de ses éléments peut reposer sur un logiciel. Celui-ci est défini comme un « ensemble des programmes, procédés et règles, et éventuellement de la documentation, relatifs au fonctionnement d’un ensemble de traitement de données » [6]. Dans ce cas, le logiciel sera également protégé par le droit d’auteur sous réserve d’originalité.
En l’occurrence, la société défenderesse faisait valoir que le droit d’auteur attaché à un site internet protège « notamment :
la conception du site web ;
le contenu créatif du site (textes, photographies, éléments graphiques, musiques et vidéos) ;
les composants cachés du site web (tels que les codes d’accès, des éléments graphiques confidentiels, le code source, le code objet, des algorithmes, des programmes ou d’autres descriptions techniques, des diagrammes de flux de données, des diagrammes logiques, des manuels d’utilisateur, des structures de données et le contenu de la base de données) ».
Le tribunal adhère pour partie à cette argumentation. En effet, selon lui, le créateur d’un site internet « détient des droits d’auteur sur les composantes cachées du site internet notamment le code source, le code objet, les algorithmes, les programmes ou autres descriptions techniques, les structures de données et le contenu de la base de données ».
Toutefois, selon le tribunal de commerce d’Abidjan, « le code d’accès, défini comme un mot de passe, ne fait pas partie des éléments du site sur lesquels portent les droits de propriété intellectuelle du concepteur du site internet ».
Dès lors, même propriétaire du site qu’elle a créé, la société Focus Building & Consulting était, en principe, tenue de communiquer les codes d’accès à sa cocontractante pour qu’elle puisse utiliser le site qu’elle avait commandé, sous réserve du paiement du prix de la prestation convenue.
En effet, à défaut d’un droit de propriété, la société Tôles Ivoire bénéficiait d’un droit d’usage du site internet dont elle avait fait la commande. Ce droit d’usage étant la contrepartie du paiement du prix de la création du site. Selon le jugement, « à la fin de sa mission, le prestataire qui a conçu [le] site doit communiquer le code d’accès à celui qui lui a confié la mission si ses services ont été rémunérés ».
B – Site internet et protection par le droit d’auteur : condition d’originalité
Comme toute œuvre de l’esprit, la protection d’un site internet par le droit d’auteur, est soumise à la condition de l’originalité.
Selon l’article 10 de la loi de 1996 relative à la protection des œuvres de l’esprit et des droits d’auteurs, « l’“œuvre originale” s’entend d’une œuvre qui, dans ses éléments caractéristiques et dans sa forme, ou dans sa forme seulement, permet d’individualiser son auteur ». Autrement dit, l’œuvre doit être le reflet de la personnalité de son auteur ; ce qui permet de l’individualiser et de la distinguer de l’œuvre créée par une autre personne.
La question de l’originalité, souvent âprement discutée en jurisprudence, ne s’est pas posée en l’occurrence.
A titre d’illustration, nous en donnerons deux exemples. Ainsi, a été admis à la protection par le droit d’auteur un site internet ayant « le rose comme couleur dominante avec le nom du site inscrit en haut à gauche, la présence de vignettes sur lesquelles apparaissent des pictogrammes (avion, lit,...) et une page encombrée d’offres de toutes sortes avec des promotions et des photos » [7].
En revanche, dans un arrêt rendu par la Cour d’appel de Rennes en 2014, une salariée, infographiste, sera déboutée de ses prétentions au titre des droits d’auteur sur des sites internet qu’elle avait créés au motif que ces sites n’étaient pas originaux. La salariée invoquait des droits d’auteur sur la charte graphique de 66 sites internet créés par elle pour les clients de son employeur.
La cour rappelle initialement qu’ « il est constant […] qu’un site internet est susceptible de protection par le droit d’auteur si son créateur démontre que sa facture témoigne d’une physionomie caractéristique originale et d’un effort créatif témoignant de la personnalité de son auteur » [8].
Toutefois, selon la Cour, cette condition n’était pas satisfaite en l’espèce. En effet, si les chartes graphiques litigieuses présentaient une « technicité fonctionnelle » certaine, cette caractéristique ne se confond pas « avec la créativité et l’originalité qu’impliquent la création d’une œuvre de l’esprit ».
Or, de ce point de vue, la Cour constate que les sites créés sont de « facture très classique » ; « la mise en valeur de l’activité du client [ayant] simplement consisté à insérer dans quelques cadres colorés des images en relation directe avec son activité ». Par ailleurs, les différents clients avaient donné des instructions à la salariée « quant aux tailles et emplacements des logos, images et caractères d’impression », limitant ainsi son autonomie. De même, comme le constate la cour, « certains graphismes n’ont été que la reprise de graphismes réalisés antérieurement par des tiers, dont l’entreprise se servait déjà avant de créer un site internet ».
Dès lors, la condition d’originalité ne pouvait être considérée comme étant remplie en l’espèce. Par conséquent, la salariée ne pouvait se prévaloir d’une titularité des droits de propriété intellectuelle sur les sites litigieux.
II – De la titularité des droits de propriété sur un site Internet
Dans l’affaire jugée par le tribunal du commerce d’Abidjan, chacune des parties revendiquait la propriété du site internet litigieux. Selon la société Tôles Ivoire, « il va sans dire que dès lors qu’elle a payé la société Focus Building & Consulting pour cette prestation relative à la création d’un site internet, ce site internet demeure sa propriété et non celle de la défenderesse ».
Selon la société Focus Building & Consulting, cependant, « le client qui ‘achète’ son site web à un prestataire n’acquiert en réalité qu’un droit d’utilisation du site, en l’absence d’une clause de cession des droits de propriété intellectuelle pour le site et ses composantes juridiquement valables ».
Sur cette question, le tribunal de commerce dira pour droit qu’ « il est de principe que lorsqu’une société confie à un prestataire extérieur la conception de son site internet ou la création de son contenu, ce prestataire est titulaire des droits de propriété intellectuelle attachée à l’œuvre à moins qu’il en soit convenu autrement dans un contrat écrit ».
Il en résulte que, par principe, les droits d’auteur sur un site internet, appartiennent à son créateur (A). Il peut en être disposé autrement par écrit (B).
A – Les droits d’auteur appartiennent, en principe, au créateur de l’œuvre
Les droits d’auteur sur œuvre de l’esprit, en général, et sur un site internet, en particulier, appartiennent en principe à l’auteur, c’est-à-dire celui qui l’a créé.
Il faut signaler ici l’existence d’une présomption de titularité au profit de celui sous le nom de qui l’œuvre est divulguée.
Ainsi, selon l’article 11 de la loi n° 96-564 du 25 juillet 1996 relative à la protection des œuvres de l’esprit et des droits d’auteurs, « le ou les auteurs d’une œuvre sont, sauf preuve du contraire, celui ou ceux sous le nom ou le pseudonyme desquels l’œuvre est divulguée ».
Il s’agit toutefois d’une présomption simple susceptible de preuve contraire. Le ou les véritable(s) auteur(s) de l’œuvre pourront toujours rapporter la preuve de leur qualité d’auteur.
Certaines circonstances sont indifférentes à la reconnaissance de la qualité d’auteur d’une œuvre de l’esprit. Il en est ainsi de l’existence d’un contrat de travail ou de louage d’ouvrage ou de service entre les parties.
A cet égard, l’article 16 de la loi du 25 juillet 1996 dispose que « l’existence ou conclusion d’un contrat de louage d’ouvrage ou de service par l’auteur d’une œuvre de l’esprit n’emporte aucune dérogation à la jouissance du droit reconnu par l’article 2 ».
L’article 16-1° précise que « dans le cas d’une œuvre produite par un auteur employé en vertu d’un contrat de louage de service ou d’ouvrage, le droit d’auteur appartient à l’auteur, sauf Convention contraire ».
Appliquant exactement cette règle, le tribunal de commerce juge que la société Focus Building & Consulting était propriétaire du site internet litigieux, aucune cession de droit n’étant intervenue.
B – Le transfert des droits d’auteur
Les droits d’auteur peuvent faire l’objet d’un transfert à des tiers. Selon l’article 38 de la loi du 25 juillet 1996, « les droits d’auteurs sont des droits mobiliers. A ce titre, ils sont transmissibles par succession, donation aux héritiers ou ayants droit de l’auteur. Ils sont également cessibles par l’auteur lui-même, ses ayants droit ou héritiers ».
Il est à préciser que la cession des droits d’auteur ne peut porter que sur les droits patrimoniaux ; les droits moraux étant inaliénables pour être intrinsèquement attachés à la personne de l’auteur.
Les conditions de la cession des droits sont prévues par l’article 40 aux termes duquel :
« le droit d’exploitation peut être cédé en totalité ou en partie, à titre onéreux ou gratuit, à une personne physique ou morale. Toutefois :
1° la cession doit être constatée par écrit à peine de nullité ;
2° la cession par l’auteur de l’un quelconque des droits visés à l’article 25 n’emporte pas celle de l’un quelconque des droits ;
3° lorsqu’un contrat comporte cession totale de l’un de ces droits, la portée en est limitée aux modes d’exploitation prévus au contrat ;
4° la personne à laquelle a été cédé le droit d’exploitation d’une œuvre ne peut, sauf convention contraire, transmettre ce droit à un tiers sans l’accord du titulaire du droit ;
5° la cession globale des œuvres futures est nulle ».
Il résulte de cet article que la cession des droits de propriété intellectuelle est une opération juridiquement complexe et contraignante qui exige de prendre toutes les précautions pour un transfert efficace des droits.
En général comme en matière de site internet, les formules générales comme « le client devient propriétaire du site » ou « l’ensemble des droits de propriété intellectuelle sur le site créé sont dévolus au client » sont à éviter.
Ici, nous ne saurions que recommander aux parties de se faire assister par un juriste spécialiste de la matière.
Conclusion
Si des questions délicates comme celle de l’originalité du site ou de la validité d’un éventuel contrat de cession des droits sur le site créé ne se sont pas posées en l’occurrence, le jugement rendu par le tribunal de commerce d’Abidjan n’en demeure pas moins en conformité avec la jurisprudence française relative à cette matière.
La décision rendue à Abidjan se rapproche ainsi sensiblement d’un jugement rendu le 30 mai 2014 par le TGI de Paris [9].