La nuit au dépôt : zone grise de la fin de garde à vue.

Par Fabrice Helewa, Avocat.

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Explorer : # garde à vue # procédure pénale # rétention dérogatoire # contrôle judiciaire

La pratique du Parquet de Paris est, à ce jour, dans la gestion de la plupart des gardes à vues, de déférer à l’issue de la garde à vue et de faire passer la nuit au dépôt du Palais de justice à la personne déferrée. Le « déferré » sera vu le lendemain par un substitut du procureur ou, en cas de prolongation de la garde à vue, par un magistrat du siège de la juridiction de jugement en comparution immédiate ou un juge des libertés et de la détention (J.L.D.). Dans les deux cas, avant l’expiration du délai de 20 heures.
(articles 803-2 et 803-3 du Code de procédure pénale)

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Or il apparaît que le Parquet de Paris ne respecte pas l’obligation qui lui est faite de voir le déféré le jour même de sa fin de garde à vue, en violation des obligations qui lui sont imposées clairement par le Code de procédure pénale (CPP). Rappelons que le parquet est indivisible et que la majorité des déférés arrivent en fin d’après-midi ou en début de soirée : il y a toujours un substitut qui pourrait les voir le jour même de la fin de la garde à vue, et non le lendemain comme c’est la pratique majoritaire.

La défense aurait intérêt soulever ce moyen de nullité tiré de la violation des articles 803-2 et 803-3 CPP.

Selon l’article 63-8 CPP, « à l’issue de la garde à vue, la personne est, sur instruction du procureur de la République sous la direction duquel l’enquête est menée, soit remise en liberté, soit déférée devant ce magistrat (...) ».

Selon l’article 803-2 CPP, « toute personne ayant fait l’objet d’un défèrement à l’issue de sa garde à vue à la demande du procureur de la République comparaît le jour même devant ce magistrat (...) ».

Selon l’article 803-3 CPP, « en cas de nécessité et par dérogation aux dispositions de l’article 803-2, la personne peut comparaître le jour suivant et peut être retenue à cette fin dans des locaux de la juridiction spécialement aménagés (...) ».

Le Conseil constitutionnel précise, dans sa décision n° 2010-80 QPC du 17 décembre 2010 :
« (...) 6. Considérant, en premier lieu, que la rétention autorisée par la disposition contestée n’est permise que lorsque la comparution le jour même s’avère impossible ; qu’en réservant la mise en œuvre de cette mesure aux « cas de nécessité », le législateur a entendu répondre, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, à des contraintes matérielles résultant notamment de l’heure à laquelle la garde à vue prend fin ou du nombre des personnes déférées ; que, s’il appartient aux autorités compétentes, sous le contrôle des juridictions, de justifier des circonstances nécessitant la mise en œuvre de cette mesure de contrainte dérogatoire, la méconnaissance éventuelle de cette exigence n’entache pas d’inconstitutionnalité les dispositions contestées (...) ».

Il apparait donc qu’une procédure dans laquelle le gardé à vue ne serait pas vu le jour même de sa fin de garde à vue par le parquet devrait être annulée en l’absence de contrôle par l’autorité judiciaire de l’utilisation d’une procédure dérogatoire.

L’articulation des articles 803-2 et 803-3 du Code de procédure pénale (CPP) est la suivante : à la fin de la garde à vue, la personne déférée (art. 63-8 CPP) est vue par un magistrat du parquet le jour même (art. 803-2 CPP) ou, en cas de nécessité et par dérogation, le lendemain (art. 803-3 CPP). Il s’agit donc d’une rétention dérogatoire au delà de la garde à vue afin de mettre la personne à disposition de la justice.

Avant les articles 803-2 et 803-3 CPP, la période entre la fin de la garde à vue et la convocation devant le tribunal était une « zone grise ». Outre que les services de police prolongeaient artificiellement la garde à vue sans nécessité du point de vue de l’enquête, à la seule fin de la faire durer jusqu’à la comparution, la juridiction maintenait l’individu en « rétention » au « petit dépôt » du palais de justice.

Cette situation de non-droit prévalait avant les articles 803-2 et 803-3 CPP et constituait une violation de l’article 5 § 1 de la Conv. EDH (CEDH, 27 juillet 2006) en l’absence de texte.
La jurisprudence, dès 2003, a exigé un contrôle par les juges du fond (Cass. Crim., 16 septembre 2003) sur « les motifs ayant contraint à différer » de plus de 24 heures la comparution devant le magistrat instructeur. Ainsi, avant les articles 803-2 et 803-3 CPP, c’est au juge judiciaire de contrôler les motifs de présentation au delà de la fin de la durée légale de la garde à vue pour les valider.

C’est cette exigence de contrôle par l’autorité judiciaire qui est reprise par le Conseil Constitutionnel pour valider les articles 803-2 et 803-3 CPP dans sa décision 2010-80 QPC. La décision est célèbre pour avoir distingué la rétention en vue de la présentation à un magistrat du parquet ou à un magistrat du siège avant l’expiration du délai de 20 heures en cas de prolongation, ce qui n’est pas l’objet des conclusions ; l’arrêt précise aussi le contrôle exercé par l’autorité judiciaire sur les autres points de la rétention en vue de la présentation à l’expiration du délai de garde à vue, c’est l’objet des conclusions.

En effet, l’article 803-2 CPP pose un principe auquel l’article 803-3 CPP apporte une dérogation. Afin de préciser pourquoi l’autorité judiciaire doit, selon la défense, contrôler les conditions de mise en œuvre de la procédure dérogatoire prévue par l’article 803-3 CPP, il convient de rappeler comment le Conseil constitutionnel a admis la constitutionnalité de cette procédure dérogatoire et comment il dit qu’elle doit être contrôlée : en effet, c’est à la lumière de la décision précitée qu’apparaît l’exigence de contrôle qui fonde l’annulation de la procédure in limine litis.

Le principe de la présomption d’innocence (article 9 DDH de 1789) et le principe de la sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation (Préambule de la Constitution de 1946) doivent être conciliés, d’une part, avec le principe selon lequel l’autorité judiciaire, gardienne des libertés individuelles (art. 66 de la Constitution) peut soumettre à des mesures restrictives ou privatives de liberté, avant toute déclaration de culpabilité, une personne à l’encontre de laquelle existent des indices suffisants quant à sa participation à la commission d’un délit ou d’un crime (2002-461 DC du 29 août 2002), d’autre part, avec le principe de bonne administration de la justice (2009-595 DC du 3 décembre 2009).

La traduction de la conciliation de ces principes relativement au point soulevé dans ces conclusions de nullités est la suivante : d’abord, le Conseil rappelle que l’article 803-3 CPP institue une procédure dérogatoire, ensuite, il précise que la mise en œuvre de cette procédure dérogatoire doit s’effectuer sous le contrôle de l’autorité judiciaire et en détaille les acteurs et les modalités.

S’agissant du caractère dérogatoire, le Conseil fait siens les termes mêmes de la loi (art. 803-3 CPP) : « En cas de nécessité et par dérogation aux dispositions de l’article 803-2, la personne peut comparaître le jour suivant et peut être retenue à cette fin dans des locaux de la juridiction (...) » dans son considérant 6 : «  (...) la mise en œuvre de cette mesure de contrainte dérogatoire (...) ».

Le caractère dérogatoire de l’article 803-3 CPP, précisé par le texte même et entendu ainsi par le Conseil est indiscutable. Les conséquences juridiques sont importantes. D’une manière générale, une procédure dérogatoire (803-3) du droit commun (803-2) doit être appréciée strictement. Bien plus en matière pénale.

Après avoir précisé le caractère dérogatoire de la rétention prévue par l’article 803-3 CPP, le Conseil dit que l’autorité judiciaire doit effectuer un contrôle de cette procédure dérogatoire. Selon la jurisprudence établie, l’autorité judiciaire s’entend des magistrats du parquet et du siège (2010-14/22 QPC).

L’article 803-3 CPP ne précise pas que le parquet doit contrôler la mise en œuvre de la rétention dérogatoire. C’est parce qu’existe cet « angle mort » du contrôle de la mise à disposition de la justice que le Conseil constitutionnel émet une réserve de constitutionnalité. En d’autres termes, l’article 803-3 CPP qui ne prévoit pas le contrôle par le Parquet de la décision de recours à la rétention dérogatoire par les services enquêteurs, n’est conforme à la Constitution que dans la seule mesure où il est interprété comme le dit le Conseil constitutionnel. Là encore, aucune interprétation n’est laissée au considérant 10 : « (...) dès lors, ce magistrat doit être informé sans délai de l’arrivée de la personne déférée dans les locaux de la juridiction ; ».

La première condition de validité de l’article 803-3 est donc l’information du parquet de la mise en œuvre de la procédure dérogatoire. En procédant de la sorte, le Conseil constitutionnel rajoute au texte de l’article 803-3 qu’il faut dorénavant lire comme il est dit au considérant 10 ; il s’agit d’une condition de sa validité qui s’impose aux juridictions avec la même force que le texte lui-même. C’est ce qui est rappelé par le Conseil constitutionnel au considérant 12 : « Considérant que, sous les deux réserves énoncées aux considérants 10 et 11, l’article 803-3 du code de procédure pénale n’est pas contraire à l’article 66 de la Constitution ; ».

Ainsi l’absence d’information du parquet de l’arrivée de la personne déférée dans les locaux de la juridiction, ou, plus précisément, l’absence d’information du parquet de la mise en œuvre de l’article 803-3 CPP viole le principe de la protection de la liberté individuelle par l’autorité judiciaire.

Évidemment l’absence de protection de la personne déférée par l’autorité judiciaire gardienne des libertés fait grief. C’est le premier motif d’annulation fondé sur la violation de l’article 803-3.

Le second motif tient au contrôle de la mise en œuvre de la rétention dérogatoire par les magistrats du siège : si la personne retenue en vue de sa mise à la disposition de la justice doit bénéficier de la protection du parquet, elle doit également être protégée par les juridictions.
Là encore, les juridictions ne sauraient méconnaître la lecture faite par le Conseil constitutionnel de l’article 803-3, concernant le rôle qui leur est attribué. Il convient d’abord de rappeler les cas dans lesquels il peut être fait usage de la procédure dérogatoire : il s’agit exclusivement des cas de nécessité selon l’article 803-3 CPP : « En cas de nécessité et par dérogation aux dispositions de l’article 803-2, la personne peut comparaître le jour suivant et peut être retenue à cette fin (...) ».

Dans la pratique, il est apparu que la tardivité de l’heure de levée de la garde à vue ou le nombre important de personnes déférées en même temps constituent des cas de nécessité ; ainsi il est nécessaire de retenir la personne jusqu’au lendemain parce qu’il n’y a plus de magistrat du parquet présent à l’heure de son arrivée au Palais ou les magistrats du parquet présents sont indisponibles.

La juridiction, notamment de comparution immédiate, doit contrôler l’existence de ce « cas de nécessité », plus précisément, elle doit contrôler les motifs avancés par le Parquet ou les enquêteurs pour décider de la mise en œuvre de la rétention dérogatoire au delà de l’expiration de la mesure de garde à vue. Afin de pouvoir les contrôler, ces motifs doivent donc figurer dans la procédure.

C’est d’ailleurs, de façon explicite, ce qu’affirme le Conseil constitutionnel dans son considérant 6 : « (...) il appartient aux autorités compétentes, sous le contrôle des juridictions, de justifier des circonstances nécessitant la mise en œuvre de cette mesure de contrainte dérogatoire (...) ».

Les autorités compétentes (services de police) d’elle-même ou sur ordre du parquet, doivent donc indiquer, dans la procédure, dès lors qu’elles souhaitent mettre en œuvre la rétention dérogatoire, les motifs qu’elles invoquent (les « cas de nécessité »). Ces motifs ne sauraient être de simple confort ou par habitude : en les indiquant dans la procédure, ils sont susceptibles d’être contrôlés par la juridiction et contestés par la défense. En omettant de les préciser, les autorités compétentes privent la juridiction de la possibilité de contrôler leur légitimité.

C’est pour cette raison que la procédure violant la présentation du gardé à vue le jour même de sa fin de garde à vue doit être annulée aussi sur l’absence d’indication du cas de nécessité qui aurait imposé la mise en œuvre de la rétention dérogatoire. Est-il besoin de rappeler que la privation de liberté porte gravement atteinte à la personne, faisant évidemment grief.

La conséquence de l’annulation du déferrement est l’annulation du procès verbal de convocation devant le tribunal rédigé alors que la personne est sous contrainte. Le tribunal pourrait ainsi se déclarer « non saisi » (TNS).

Fabrice HELEWA, Avocat, Docteur en Droit.

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  • par DEBUT Dominique , Le 5 juillet 2016 à 17:33

    MERCI POUR LA CLARTÉ DE CET ARTICLE PARTICULIÈREMENT COMPLET ET CONDENSÉ.

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