Un jugement du tribunal de grande instance de Paris du 18 juin 2015 permet de rappeler que le juge français n’aime pas du tout le brevet portant sur un logiciel.
Au préalable, trois éléments pour informer le lecteur. D’abord, nous ne déposons pas de brevet dans notre cabinet. Mais nous en auditons et nous rédigeons des contrats (de licence notamment) sur du brevet. D’autre part, nous suivons au cabinet un dossier contre Free. Pas de contrefaçon de brevet (ouf), mais de droit d’auteur. Enfin, j’assure depuis 8 ans des formations sur la protection juridique du logiciel (notamment par l’intermédiaire de l’INPI) et ce jugement est pile au centre du sujet.
Les faits de l’affaire sont relativement simples, alors que souvent, la complexité des brevets opacifie la situation et les questions juridiques.
Dans sa version la plus récente de sa Freebox, Free avait installé une solution (Freebox Compagnon) permettant de regarder sur un terminal mobile (smartphone ou tablette) un contenu multimédia (une vidéo) stocké sur le disque dur de la Box. Orange pense que cette fonctionnalité viole un de ses brevets. Elle fait enquêter un ingénieur, qui rend un rapport affirmant qu’il s’agit bien d’une contrefaçon. Puis, une saisie-contrefaçon est faite chez différents clients de Free.
La procédure est lancée : Orange obtient une autorisation de délivrer une assignation à jour fixe (c’est-à-dire selon des délais de procédure raccourcis). Le tribunal lui tape sur les doigts en considérant qu’il n’y avait pas vraiment d’urgence. Ce n’est pas grave : l’objectif est atteint, car le jugement est de juin 2015 alors que l’assignation remontait à un an. En général, en matière de brevets, en France, il faut environ compter deux ans pour obtenir un jugement.
Depuis 2007, seul le tribunal de grande instance de Paris est compétent (c’est-à-dire peut juger les litiges de brevets).
Le Tribunal suit une méthode classique : il va d’abord rechercher (début de page 17) si l’invention décrite dans le brevet est nouvelle, et cite l’article 54 de la convention européenne sur le brevet, principe repris à l’article L 611-10 du code de la propriété intellectuelle.
Puis il vérifie si l’invention peut être brevetée.
La méthode suit l’ordre de la rédaction de l’article L 611-10 : on vérifie d’abord si c’est nouveau puis si c’est brevetable. Est-ce logique ? Non, pas vraiment. A mon avis, il faut inverser les termes de la question. L’invention est-elle brevetable ? d’abord, puis si c’est le cas, cette invention est-elle nouvelle ? C’est d’ailleurs l’ordre adopté par la convention européenne. Ce n’est pas très important.
L’essentiel est ailleurs. Un brevet est constitué d’une description et de revendications (les domaines sur lesquels le déposant du brevet prétend qu’il y a une solution nouvelle). Quand le titre est demandé par un déposant, il y a une vérification de toutes les conditions (dont celle de la brevetabilité et du caractère innovant, bien sûr).
Or, sur la brevetabilité, il y a une pratique de l’office européen des brevets (l’OEB) qui est très accueillante pour les brevets logiciels (plus précisément, les inventions mises en œuvre par logiciel). Et l’institut français (l’INPI) après avoir, pendant de nombreuses années, eu une attitude plus stricte, suit cette pratique de l’OEB.
Pourtant, l’article 52 de la convention européenne, repris toujours à l’article L 611-10 du CPI, est clair : les programmes d’ordinateurs (les logiciels) ne sont pas brevetables.
Revenons au jugement. Dans un premier temps, le tribunal annule la moitié des revendications du brevet car il n’y avait rien d’innovant dans ce qu’avait déposé Orange. Rien de très intéressant sur le plan juridique par là.
Mais dans un deuxième temps, le tribunal annule toutes les autres revendications car elles concernent un programme d’ordinateur considéré en tant que tel, ce qui est contraire à l’article 52 de la convention sur le brevet. La défense d’Orange ? Le tribunal est sévère : vous n’opposez que la pratique de l’OEB, qui utilise un artifice de langage en parlant de "programmes-produits". Le tribunal enfonce le clou : il n’y a aucune difficulté d’interprétation.
Le résultat est limpide : le brevet est nul. Donc il n’y a pas de contrefaçon, puisqu’aucun titre de propriété intellectuelle n’a été violé.
On peut retenir trois leçons :
d’abord, la majorité des brevets octroyés par les instituts français ou européens dans le domaine technologique ne passeraient pas le "test judiciaire"... en France. En d’autres termes, ils ne sont valables que tant qu’ils ne sont pas soumis à un tribunal. Ils sont donc bien fragiles.
Ensuite, cela ne doit pas décourager les sociétés innovantes de s’interroger sur l’intérêt d’obtenir un brevet. Même si le est titre fragile (c’est-à-dire s’il ne passe pas le cap du procès), c’est un élément de valorisation. En termes plus clairs : la société qui a un brevet au bilan, même si le brevet est fragile, vaut plus cher. Pourquoi ? parce qu’aux yeux des investisseurs, le titre de propriété intellectuelle délivré par un office français ou européen assoit une valeur en termes comptables et financiers.
Enfin, dans la rédaction du jugement, il y a une forme de réponse du berger (français) à la bergère (de l’OEB). En 2010, la présidente de l’OEB avait interrogé la grande chambre de recours de l’OEB pour qu’elle clarifie sa pratique concernant les inventions mises en œuvre par logiciel. La réponse de la grande chambre avait été cinglante et la grande chambre avait même considéré que la question n’était pas recevable ! Là, le tribunal répond : il n’y a même pas lieu à interprétation : un programme d’ordinateur n’est pas brevetable. Non seulement la question (de la brevetabilité) est recevable, mais la réponse doit être dans le sens d’une grande fermeté, nous dit le tribunal.
On pourra ajouter que ce clash entre la juridiction française et l’OEB est peut-être un chant du cygne, car dans les prochains mois, les brevets délivrés par l’OEB ne seront plus jugés dans chaque pays, mais par la juridiction unifiée du brevet (voir Wikipédia). Et quand ce sera le cas, les tribunaux français ne jugeront plus que des brevets franco-français, et les brevets européens leur échapperont. Pour le meilleur ? L’opinion du rédacteur de ces lignes est simple : oui à la propriété intellectuelle, mais quand une convention internationale dit que le logiciel est protégé par le droit d’auteur, c’est cette volonté (et pas celle de l’industrie) qui doit s’imposer.
Discussions en cours :
Je suis tombé par hasard sur votre commentaire. Sidérant. Deux rectifications sont, a minima, nécessaires.
Votre conclusion est trop hâtive. Le Tribunal a uniquement rejeté la brevetabilité des revendications de "programmes-produits". En revanche, la revendication d’un support d’enregistrement comportant un programme d’ordinateur est valable, s’il existe un effet technique supplémentaire (pages 27 et 28 de la décision). Affirmer que les programmes d’ordinateur ne sont pas brevetables tout en reconnaissant que les supports d’enregistrement le sont, s’ils sont techniques, revient à jouer avec les mots.
Par ailleurs, pour information : un droit d’auteur vise le code source tandis qu’un droit de brevet vise une fonction (autrement dit, un algorithme). Deux objets distincts, donc des protections distinctes.
Brevet et droit d’auteur ne viennent pas protéger le même objet.
En première approche, on pourrait dire que le brevet peut protéger le "cahier des charges" ou les "spécifications" d’un programme (la "solution technique" à mettre en œuvre), quand le droit d’auteur protège le travail de codage ou d’écriture du programmeur.
La confusion peut venir du fait que bien souvent le programmeur doit lui même "inventer" ses propres spécifications pour répondre à la demande d’un client (le "problème technique").
L’éclairage de l’OEB sur le sujet :
http://www.epo.org/news-issues/issues/software_fr.html
Bref, on attend avec impatience la réaction de la cour d’appel.
jolie publicité déguisée pour votre cabinet. Entre confrères de la même spécialité cela n’était pas utile.
Bonjour,
Le Village de la justice ne concerne pas que "les confrères de la même spécialité", mais vise à échanger avec tous, confrères plus ou moins spécialisés, autres professions du droit, partenaires, clients pourquoi pas... C’est un lieu de partage ! Cet article nous semble donc bien adapté ici.
Cordialement,
La Rédaction du Village
Bonjour,
Comme la publicité est permise aux avocats, je ne vois pas pourquoi je la déguiserais. Par ailleurs, je rejoins la rédaction du Village : il y a > 60.000 membres du Village, pas q des spécialistes. Enfin, même entre spécialistes, l’échange d’idées est toujours fructueux. Il est dommage que la brièveté de votre message ne vous ait pas permis d’en articuler :).
Les programmes d’ordinateur, qui permettent d’enregistrer et répéter à l’infini l’intelligence de l’esprit humain, forment aujourd’hui la principale richesse de l’humanité. Il n’est donc pas surprenant que les offices de brevet, chargés par le Prince de protéger le patrimoine technique des inventeurs, soient tentés d’incorporer ce marché dans leur portefeuille d’affaires.
Conçu principalement au XVIIIe siècle, le brevet n’est pourtant pas un outil adapté à ce type de protection. Le travail du créateur de logiciels s’apparente plus à celui d’un écrivain qu’à celui d’un concepteur d’armes à feu mécaniques. C’est pourquoi un consensus s’est établi entre la plupart des légistes du monde entier pour considérer que le brevet n’était pas approprié pour assurer ce type de protection.
C’est ainsi qu’après des débats approfondis, il a été décidé, au plus haut niveau, et la France a joué un rôle important en cette matière, que les programmes d’ordinateur seraient protégés par le droit d’auteur. Ceci résulte notamment de dispositions de l’article 10 des accords de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) concernant la propriété intellectuelle, qui déclare que les programmes d’ordinateurs sont protégées par le droit d’auteur, selon le régime défini par le Traité de Berne.
Les traités se trouvant, comme on sait, au sommet de la hiérarchie des sources juridiques, ce principe s’impose à la France, à l’Europe et à tous les Etats signataires des accords de l’OMC.