En droit des étrangers, l’accès au juge des référés devient résolument aléatoire. C’est d’ailleurs ce que prophétisait la commissaire du gouvernement de Silva il y a plus de vingt ans dans ses conclusions sur le contentieux des titres de séjour [1], peu de temps après l’adoption de la loi du 30 juin 2000 créant les procédures de référé devant le juge administratif (Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000) relative au référé devant les juridictions administratives.
Contentieux de masse : de quoi parle-t-on ?
En 2022, 44% des affaires enregistrées par les tribunaux administratifs relevaient du droit des étrangers, chiffre sensiblement identique en 2023 - soit un peu plus de 100 000 requêtes par an [2]. La matière constitue donc à elle seule près de la moitié du stock des juridictions administratives de premier ressort.
Ce contentieux, empreint d’enjeux humains, touche intrinsèquement aux droits fondamentaux des personnes concernées. Le moindre ralentissement de la machine contentieuse est donc lourd de conséquences pour le justiciable.
Une urgence qui s’apparente au référé liberté.
La principale difficulté est qu’en référé suspension, l’avocat doit désormais préparer son client à se soumettre à un parcours d’obstacle en apportant au juge des éléments qui relèvent normalement du référé liberté. Le justiciable ne peut plus se contenter de démontrer l’atteinte grave et immédiate à sa situation, il lui est demandé d’aller plus loin et démontrer qu’il en va de ses libertés fondamentales : libre exercice d’une activité professionnelle (licenciement imminent par l’employeur, perte imminente d’une offre d’emploi sérieuse par exemple), droit à la vie (un suivi médical lourd en cas de maladie grave pourra ainsi être invoqué), liberté d’aller et venir.
Même dûment justifiée, l’atteinte à une liberté fondamentale ne suffit pas toujours à emporter la conviction du juge, qui a de plus en plus tendance à retenir en la matière une définition particulièrement restrictive de l’urgence.
Ainsi du cas de l’étranger, titulaire d’un visa de long séjour lui donnant de plein droit accès à une carte de séjour, carte que la Préfecture tarde depuis des mois à lui délivrer. L’étranger est alors placé dans une situation irrégulière, mais le juge retiendra que l’atteinte à sa liberté d’aller et venir et la privation de ses droits sociaux « n’est pas distincte de celles d’autres étrangers sans document de séjour », alors que l’administration est en situation de compétence liée (ce que le juge des référés reconnait par ailleurs dans la même ordonnance…).
S’agissant de la nécessité pour lui de faire échanger son permis de conduire, on lui opposera qu’il n’apporte pas de preuves qu’il a besoin d’un véhicule (!) [3].
Un mécanisme de présomption d’urgence bien trop sévère.
Même le mécanisme de la présomption d’urgence, que le principe de bonne administration de la justice justifie de restreindre à des cas précis, est en panne.
Ainsi, la présomption qui vaut normalement en matière de refus de renouvellement de titre de séjour [4] donne lieu à des solutions peu harmonisées lorsque la demande comporte un changement de statut [5]. De nombreuses décisions y reconnaissent la présomption [6] - cette solution a notre faveur, puisqu’une demande de changement de statut devrait être considérée comme foncièrement constitutive d’une demande de renouvellement - mais de nombreuses autres s’y refusent [7].
Le souci de ne pas emboliser les préfectures, dans un contexte de sous-effectif et de pénurie matérielle [8], ne devrait pas orienter l’analyse de l’urgence par le juge, sauf à légitimer les dysfonctionnements desdites administrations.
En réalité, la présomption devrait être étendue chaque fois que la régularité du séjour est acquise - ainsi en est-il du contentieux de la remise matérielle des titres de séjour [9].
Au passage, dans ce contentieux spécifique, il peut arriver que l’approche de l’urgence par le juge des référés ait des effets négatifs imprévus, favorisant une discrimination systémique à l’encontre des femmes.
On pense au contentieux des titres « Talent - Carte Bleue Européenne » (Articles L421-11 et R421-11 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile), issus d’une transposition d’une directive européenne visant à attirer des professionnels hautement qualifiés [10].
Ce titre permet à tout salarié hautement qualifié d’être rejoint en France par sa famille. Dans le couple, il est fréquent que l’époux en soit le titulaire principal, et l’épouse en qualité de « famille accompagnante ». Or, lorsque les Préfectures tardent à remettre matériellement la carte malgré une décision administrative actant le droit au séjour, et que le juge de l’urgence est saisi de ce qu’on doit bien, au bout d’un moment, qualifier de refus de délivrance, les épouses sont sommées de prouver qu’elles risquent d’être licenciées…
Pas de travail ? Pas d’urgence ; ces dernières peuvent donc rester à la maison, privées de titre mais donc, privées d’emploi, et de recherche d’emploi, faute d’être en situation régulière. Ce cercle vicieux gagnerait à être pris en considération lorsque le juge privilégie certaines preuves de l’urgence sur d’autres.
Tentatives d’épurer le stock : ordonnances de tri et sauvetage des actes illégaux de l’administration.
Autre impasse, la fameuse ordonnance de tri, que l’on voit souvent prise même en cas de présomption d’urgence, privant le requérant de tout débat contradictoire [11]. L’avocat ne peut rectifier le tir qu’en réintroduisant référés sur référés, ce qui pourrait - à juste titre - ne pas être apprécié des juridictions puisque leur objectif est précisément d’épurer le stock.
Noyé par la masse des requêtes, que les dysfonctionnements de certaines administrations n’aident pas à résorber, le juge de l’urgence en vient parfois à tenter le sauvetage de certains actes administratifs. Ainsi de la notification de clôture d’une demande de titre qui, requalifiée par le juge, devient un simple refus d’enregistrement [12] - alors qu’un tel raisonnement prive le justiciable de la naissance d’une décision ; ou encore, la reconnaissance d’une possible prolongation ad vitam aeternam de l’instruction d’une demande de titre au moyen des attestations de prolongation d’instruction [13].
Le temps de la justice.
Le problème réside aussi dans le faible taux de pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat, souvent trop coûteux pour les requérants mais surtout, trop lents pour rétablir la situation (communément 6 à 8 mois). Sur un peu plus de 100 000 requêtes enregistrées par les tribunaux administratifs, seules 1 600 environ se retrouvent au Conseil d’Etat (appel et pourvoi confondus - années 2022 et 2023), ce qui montre bien un angle mort considérable : la matière manque de contrôle et d’harmonisation.
Enfin, lorsque le filtre de l’urgence est franchi, il faut signaler qu’il n’est plus rare d’obtenir l’ordonnance de référé plus de trois semaines après l’audience - voire, dans certains cas, plus de deux mois plus tard.
L’avocat dont le premier réflexe est d’orienter son client sur une action rapide, compte-tenu de l’imminence de la catastrophe pour son client, se retrouve ainsi soumis à un aléa incontrôlable, même lorsqu’il identifie une illégalité criante sur laquelle il pourrait en toute hypothèse avoir gain de cause au fond (c’est-à-dire, pas avant une bonne année).
Rappelons que, outre le risque de reconduite à la frontière, le justiciable est confronté à des conséquences souvent irréversibles du fait du basculement de sa situation dans une extrême précarité : impossibilité de travailler, licenciement, impossibilité d’être immatriculé à la Sécurité sociale, blocages administratifs pour les actes du quotidien tels que passer des examens ou louer un logement… Gagner dans un à trois ans, c’est alors perdre. Soit l’Etat (ministère de l’Intérieur et préfectures) doit redresser le tir et résorber le nombre de cas irrésolus et les lacunes de ses infrastructures, soit la justice administrative doit s’adapter à l’urgence des situations que ces dysfonctionnements causent : l’entre-deux est un supplice pour tout le monde.