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L’extension du droit de préemption urbain pour lutter contre la spéculation foncière : une solution efficace ? Par Louis Chevallier, Avocat.
Parution : vendredi 23 février 2024
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La lutte contre la spéculation foncière représente un enjeu majeur dans le contexte actuel et sans précédent de la crise du logement, nécessitant d’autant plus la maîtrise des coûts du foncier pour la production d’habitat à des prix abordables ; ces circonstances conduisent ainsi à s’interroger, de nouveau, sur l’extension du champ d’application du droit de préemption urbain à la lutte contre la spéculation foncière.

Parmi les outils prévus par le Code de l’urbanisme actuellement en vigueur, le droit de préemption urbain fait partie de ceux privilégiés par les collectivités pour la production de logement, compte tenu de sa relative souplesse dans sa mise en œuvre administrative et juridique.

Néanmoins, ce droit ne permet pas à son titulaire de l’exercer dans l’unique but de lutter contre la spéculation foncière (1), de sorte que certains acteurs proposent d’étendre une telle finalité pour le justifier légalement (2), mais une telle proposition pose des questions sur son efficacité en droit interne et sa conformité aux normes constitutionnelles et conventionnelles (3).

Avant de développer ces trois points, il est utile de préciser que le présent article sera exclusivement réservé au droit de préemption urbain (DPU), excluant volontairement les autres droits de préemption (zone d’aménagement différé, espaces naturels sensibles, risques naturels et technologiques, etc.)

1. Sur l’exclusion de l’exercice du droit de préemption urbain uniquement motivé par la lutte la spéculation foncière.

Le droit de préemption urbain [1] permet à son titulaire [2] d’acquérir en priorité, dans certaines zones préalablement définies en application de l’article L211-1 du Code de l’urbanisme, un bien immobilier mis en vente.

Outil foncier d’opportunité permettant de saisir l’occasion d’une vente immobilière, son exercice doit être impérativement justifié par une des finalités prévues par les articles L210-1 et L300-1 du Code de l’urbanisme.

Aussi, le premier alinéa de l’article L210-1 du Code de l’urbanisme dispose que :

« Les droits de préemption institués par le présent titre sont exercés en vue de la réalisation, dans l’intérêt général, des actions ou opérations répondant aux objets définis à l’article L300-1 (…) ».

L’article L300-1 précité du même code liste notamment les actions ou opérations suivantes :

Indéniablement, l’exercice du droit de préemption urbain constitue un outil indispensable pour favoriser la production de logements (mise en œuvre d’un projet urbain, d’une politique locale de l’habitat, lutte contre l’insalubrité, l’habitat indigne ou dangereux), pour répondre à la crise actuelle du logement.

Cet outil présente également l’avantage de permettre une meilleure connaissance du marché immobilier, en imposant la notification d’une déclaration d’intention d’aliéner devant obligatoirement mentionner le mode d’aliénation (nature de la vente et prix) [3].

Néanmoins, l’exercice du droit de préemption urbain ne peut être utilisé directement pour lutter contre la spéculation foncière.

Cela est rappelé, depuis longtemps, notamment dans une réponse ministérielle indiquant que « L’article L201-1 du Code de l’Urbanisme définit les objectifs qui justifient l’exercice du droit de préemption urbain. La lutte contre la spéculation foncière n’y figure pas en tant que telle, mais il est clair qu’elle est sous-jacente à toute politique d’urbanisme et d’aménagement du territoire » [4].

Dans son rapport sur « L’urbanisme : pour un droit plus efficace » de 1992 [5], le Conseil d’Etat émettait des critiques sur l’exercice abusif du droit de préemption qui visait à maintenir, dans un secteur, des valeurs immobilières de référence en vue d’un projet futur, ou encore de réaliser une plus-value.

Ce rapport évoquait également la question de la vocation réelle du droit de préemption urbain en vue d’un « blocage des prix », qualifiant son usage « d’oblique », invitant même le législateur à réintroduire dans les textes relatifs au DPU [6] les dispositions selon lesquelles « le droit de préemption s’exerce au prix du marché » [7].

Seize ans après les constats du Conseil d’Etat, celui-ci relevait encore, dans son rapport de 2008 relatif au droit de préemption, que « certaines pratiques déviantes contraires à la légalité dont la lutte contre la spéculation foncière ont par ailleurs suscité la défiance à l’égard de cet instrument » [8].

Encore récemment, il est possible de retrouver de la jurisprudence annulant, pour défaut de réalité du projet voire détournement de pouvoir, des décisions d’exercice du droit de préemption urbain fondées, en réalité et à travers un faisceau d’indices, sur la lutte contre la spéculation foncière ou le blocage d’une vente.

Ainsi, dans un jugement du 20 octobre 2011 (req. n° 1007663), le tribunal administratif de Montreuil rappelait « (…) que , dans ces conditions, l’ensemble de ces éléments constitue un faisceau d’indices permettant de considérer les allégations des requérant pour établies et qu’ainsi, la décision de préemption en litige dont le seul objet est d’empêcher la vente du bien de Monsieur et Madame F. à Mlle Z au prix de 179 000 est entachée de détournement de pouvoir ».

Plus récemment encore, la Cour administrative d’appel de Versailles rappelait qu’une décision de préemption - qui n’avait pas pour objet d’acquérir le bien mais de rompre la promesse de vente (…), de manière à pouvoir acquérir ultérieurement le bien à moindre coût et de façon générale, à tirer vers le bas les prix de toutes les acquisitions à venir dans cette zone - était entachée d’un détournement de pouvoir et, partant, illégale [9].

Cela étant, le fait de mentionner comme objectif la lutte contre la spéculation foncière dans une décision de préemption ne l’entache pas d’illégalité, sous réserve que celle-ci se fonde également sur une action ou opération d’aménagement au sens de l’article L300-1 du Code de l’urbanisme [10]

Si un tel "montage juridique" pourrait tenter les titulaires du droit de préemption urbain en faisant mention de plusieurs objectifs dans leur décision, celui-ci n’est pas sans risque.

En premier lieu, l’exercice du droit de préemption urbain implique de démontrer la réalité du projet justifiant l’exercice du droit de préemption par des éléments probants et antérieurs à la décision [11], de sorte que l’absence ou l’insuffisance de preuves est susceptible de caractériser un usage détourné dudit droit.

D’ailleurs, il est ici important de rappeler que la jurisprudence du Conseil d’Etat considère que la constitution d’une réserve foncière par voie de préemption est illégale, si la motivation de la décision ne précise pas en vue de quel projet la réserve foncière est constituée et n’apporte aucune justification sur l’exigence d’un projet précis d’aménagement à la date de la décision [12].

En deuxième lieu, en cas d’éléments insuffisants, et bien que le prix proposé dans le cadre de l’exercice du droit de préemption urbain n’affecte pas sa légalité [13], le juge administratif peut s’y montrer attentif pour motiver, entre autres, la suspension d’une décision de préemption [14].

En troisième lieu, l’article L213-13 du Code de l’urbanisme prévoit que « La commune ouvre, dès institution ou création sur son territoire d’un droit de préemption en application du présent titre, un registre dans lequel sont inscrites toutes les acquisitions réalisées par exercice ou par délégation de ce droit, ainsi que l’utilisation effective des biens ainsi acquis/Toute personne peut consulter ce registre ou en obtenir un extrait  ».

SI la méconnaissance de ces dispositions n’est pas sanctionnée, un requérant potentiel pourrait se procurer ce registre afin, dans un cadre contentieux, de le produire en soulevant un moyen tiré du défaut de réalité d’un projet justifiant l’exercice du droit de préemption, voire d’un détournement de pouvoir, eu égard aux précédents usages des biens préemptés.

Enfin, et en dernier lieu, il est important de rappeler que l’illégalité d’une décision de préemption est considérée comme une faute susceptible de donner lieu à une indemnisation du préjudice, sous réserve d’un lien de causalité pouvant être caractérisé par la volonté de faire échec à une vente [15].

L’ensemble de ces risques juridiques couplés à la nécessité impérative d’accélérer la production de logements à des coûts abordables conduisent à s’interroger sur la réforme du droit de préemption urbain, outil de maîtrise foncière efficace, afin de lutter contre la spéculation foncière.

2. Sur la lutte contre la spéculation foncière pour justifier l’exercice du droit de préemption : une proposition actuelle et récurrente.

Compte tenu des enjeux précédemment évoqués (lutte contre la spéculation immobilière, nécessité de produire des logements en maîtrisant leur coût), l’idée d’étendre la lutte contre la spéculation foncière comme motif légal pour justifier l’exercice du droit de préemption urbain n’est pas nouvelle, mais devient plus prégnante en raison du contexte de crise du logement.

Ainsi, à l’occasion des discussions parlementaires lors de l’étude du projet de loi pour l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique [16] - qui a d’ailleurs élargi les finalités justifiant l’exercice du DPU [17], un amendement - rejeté - avait été déposé en ce sens.

Les auteurs considéraient, en effet, que « Aujourd’hui, avec la crise du logement et le prix de foncier, il semble important de doter les communes au travers de l’exercice du droit de préemption urbain d’un outil pour lutter contre la spéculation immobilière et foncière » [18].

Plus récemment, Monsieur Jean-Luc Lagleize, ancien député de la Haute-Garonne, a remis un rapport en novembre 2019 relatif à « la maîtrise des coûts du foncier dans les opérations de construction » [19].

Figure, parmi ces nombreuses propositions, la numéro 18 visant à « Faciliter et mieux sécuriser pour les élus locaux le droit de préemption urbain (DPU) lors d’une déclaration d’intention d’aliéner (DIA) comportant un prix de cession manifestement exagéré en se référant aux analyses des prix de l’Observatoire du foncier » [20].

Ce rapport ajoute que cette « proposition vise à renforcer et fiabiliser le droit de préemption urbain (DPU). L’usage de ce droit de préemption urbain (DPU) serait applicable en raison de niveaux de prix « manifestement exagérés » observés dans les déclarations d’intention d’aliéner (DIA). Ce droit doit globalement contribuer à une action publique de la collectivité sur le foncier de son territoire pour agir sur son devenir dans le cadre des orientations, objectifs et projets définis par l’intérêt général et dûment documenté par l’observatoire du foncier » [21].

Encore plus récemment, l’intention d’étendre l’objectif de lutte contre la spéculation foncière a également été évoquée au cours du colloque organisée le 8 décembre 2023 par l’Etablissement Public Foncier d’Île-de-France et ayant pour thème « Foncier et territoires : comment sortir de la crise du logement ? » dans l’objectif annoncé de réaliser des logements à des prix abordables.

L’idée d’une telle intervention législative à ce sujet n’est ni nouvelle ni inenvisageable.

A cet égard, et comme le rappelle le rapport Lagleize précité, les Safer ont, par exemple, la faculté d’exercer leur droit de préemption pour lutter contre la spéculation foncière.

En effet, l’article L143-2 Code rural et de la pêche maritime prévoit que :

« L’exercice de ce droit de préemption a pour objet, dans le cadre des objectifs définis à l’article L1 : (…) 5° La lutte contre la spéculation foncière ».

Si une telle intervention législative concernant le droit de préemption pourrait s’avérer légitime, compte tenu des enjeux actuels et bien que le projet de loi en cours de discussion ne le prévoit pas [22], elle poserait des questions sur son efficacité en droit interne et sur sa conformité aux normes constitutionnelles et conventionnelles.

3) Sur les limites de l’extension pure et simple de la lutte contre la spéculation foncière pour justifier le droit de préemption urbain.

Au moins deux séries de limites peuvent être identifiées lorsqu’on envisage comme finalité justifiant légalement l’exercice du droit de préemption urbain la lutte contre la spéculation foncière.

D’une part, une intervention législative impliquerait de s’interroger sur le pouvoir d’appréciation du juge de l’expropriation, dont le rôle est déjà strictement encadré par le Code de l’expropriation, ce qui nécessiterait d’accompagner cette intervention législative d’autres mesures (a).

D’autre part, ces interventions législatives devront nécessairement se conformer aux règles constitutionnelles et conventionnelles afin de garantir un équilibre entre le droit de propriété et l’intérêt général (b).

a) Sur les limites de la lutte contre la spéculation foncière par l’exercice du DPU dues à l’intervention du juge de l’expropriation.

A titre liminaire, il est utile de rappeler que le titulaire du droit de préemption, décidant d’exercer son droit dans un délai de deux mois suivant la réception d’une déclaration d’intention d’aliéner en mairie, dispose de la possibilité d’émettre une « offre d’acquérir à un prix proposé par lui et, à défaut d’acceptation de cette offre, son intention de faire fixer le prix du bien par la juridiction compétente en matière d’expropriation » [23].

Dans les deux mois suivant la notification de cette décision de préemption, le propriétaire vendeur a la faculté d’indiquer qu’il maintient le prix ou l’estimation figurant dans sa déclaration et accepte que ce prix soit fixé par la juridiction compétente en matière d’expropriation [24].

Sans revenir sur les délais [25] et obligations [26] imposés par la saisine du juge de l’expropriation et sanctionnés à peine d’irrecevabilité ou de renonciation, ce dernier fixera judiciairement le prix de vente du bien préempté, en raison du désaccord sur ce point.

Le juge de l’expropriation, « garantissant la protection de la propriété privée immobilière » [27], a ainsi pour rôle de fixer le "juste prix", notamment au regard des règles strictes prévues par le Code de l’expropriation [28] ; pour une présentation complète de cette règle : voir ici (méthode d’évaluation) : Evaluation d’un bien devant le juge de l’expropriation.

Parmi ces règles, la date de référence est destinée à limiter la spéculation foncière et présente une certaine efficacité pour certaines opérations, mais cette même date est déterminée à une période plus récente lors de l’exercice du droit de préemption urbain.

En effet, l’article L213-4 du Code de l’urbanisme prévoit que cette date est celle « à laquelle est devenu opposable aux tiers le plus récent des actes rendant public, approuvant, révisant ou modifiant le plan d’occupation des sols, ou approuvant, révisant ou modifiant le plan local d’urbanisme et délimitant la zone dans laquelle est situé le bien », soit potentiellement à une date proche à laquelle le juge va statuer, privant ainsi les effets du mécanisme destiné à lutter contre la spéculation foncière.

Par ailleurs, le juge de l’expropriation dispose d’un pouvoir souverain d’appréciation dans le choix de la méthode d’évaluation et peut opter pour celle « qui lui apparaît la meilleure et la mieux appropriée » [29].

Le plus fréquemment, la méthode par comparaison - consistant à valoriser un bien ou un droit réel en tenant notamment compte de sa situation géographique et de sa consistance matérielle, au regard de mutations portant sur des biens présentant des caractéristiques physiques et juridiques proches - est utilisée pour fixer le prix d’un bien préempté.

Comme rappelé précédemment, la valeur vénale du bien préempté est fixée selon le prix du marché immobilier à la date de la décision de première instance, nonobstant la destination future dudit bien comme le jugent de manière constante les juridictions de l’expropriation [30].

Cette méthode implique la production de cessions de biens par les parties à l’instance et peuvent correspondre à des prix issus d’une spéculation foncière, que le juge a, de plus en plus, tendance à retenir dans certaines situations, comme par exemple :

Relevons que, dans ces dernières décisions, l’exercice du droit de préemption était motivée par la réalisation de logements sociaux et que le prix fixé judiciairement serait susceptible de faire obstacle à réaliser effectivement cette opération voire, si cette tendance se confirme, à dénaturer l’utilité du droit de préemption urbain pour de telles opérations comprises dans de telles zones.

En d’autres termes, à supposer que le législateur permette l’exercice du droit de préemption urbain pour lutter contre la spéculation foncière, une telle extension pourrait - en l’état - être dénuée d’effet.

Conscient de ces limites, le rapport Lagleize précité formulait plusieurs propositions pour :

Plus précisément, il était notamment préconisé :

Toutefois, de telles préconisations posent des questions sur leur conformité aux droits et garantis des normes constitutionnelles et conventionnelles.

b) Les limites constitutionnelles et conventionnelles à l’extension de la lutte contre la spéculation foncière par l’exercice du droit de préemption.

Tout d’abord, il est nécessaire de souligner que le droit de préemption urbain, nonobstant l’exercice justifiant sa finalité, a déjà fait l’objet de nombreuses critiques de la part de la doctrine sur sa constitutionnalité et sa conventionnalité.

Une partie d’entre elle « considère que le développement des droits de préemption en matière d’urbanisme, aux antipodes du choc de simplification, porte atteinte au droit de propriété et à la liberté des contrats, dans des conditions qui soulèvent chaque jour un peu plus des questions de constitutionnalité et de conventionnalité » [36].

i. Sur le plan constitutionnel, la jurisprudence s’est déjà interrogée sur la constitutionnalité du droit de préemption urbain et sa conformité à la liberté contractuelle [37] lorsque, par un arrêt du 26 mai 2016 (RG n° 15/13060), la Cour d’appel de Paris a transmis une question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation, qui n’y a pas répondu en raison de l’inapplicabilité au litige de la disposition contestée.

Surtout, la conformité de certaines préconisations - pouvant dériver en imposant un prix sous-évalué par un observatoire foncier sans transparence ni indépendance - se pose au regard des garanties constitutionnelles prévues par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen imposant notamment « une juste et préalable indemnité ».

Le juge administratif a récemment considéré que, dans la mesure où le propriétaire a la faculté renoncer à la vente [38], le droit de préemption est conforme aux exigences constitutionnelles précitée [39], l’exercice systématique de ce droit pour contrôler les prix de manière légale poserait de nouvelles questions quant à cette constitutionnalité.

Ici encore, le rapport Lagleize tient compte de ces risques juridiques dans ces préconisations en évoquant « la question de l’atteinte proportionnée au droit de propriété » et en rappelant que « les phénomènes spéculatifs et d’inflation peuvent y être démesurés au point d’ébranler le modèle social et la diversité sociale, voire empêcher l’accueil naturel de nouvelles populations » (page 70 du rapport).

De plus, il est également admis que certaines mesures devront « évidemment s’accompagner d’une définition dans la loi de l’Observatoire du foncier, de ses missions, de sa méthode et de sa gouvernance, afin d’assurer sa légitimité. L’objectif sera naturellement de rendre juridiquement incontestables et indépendantes ses analyses et ses productions statistiques sur lesquelles les élus locaux et leurs opérateurs fonciers ou d’aménagement pourront s’appuyer pour prendre leurs décisions ».

Dans ces conditions, un équilibre entre les prérogatives de puissance publique justifiées par l’intérêt général et les dispositifs protecteurs des propriétaires, notamment par les objectifs précités s’ils étaient effectivement mis en œuvre, pourrait permettre de garantir la constitutionnalité de la lutte contre la spéculation foncière comme finalité légale de l’exercice du droit de préemption.

Au surplus, il pourrait aussi être ajouté que le Conseil Constitutionnel a qualifié le droit au logement d’« objectif à valeur constitutionnelle » (Décision n° 94-359 DC du 19 janvier 1995) et il pourrait donc être envisageable que certaines mesures notamment préconisées par le rapport Lagleize, potentiellement attentatoire au droit de propriété et à la liberté contractuelle, puissent être reconnues comme conformes à la Constitution, eu égard à l’objectif de valeur constitutionnelle du droit au logement.

ii. Sur le plan conventionnel, le premier alinéa de article 1er du Protocole 1er de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales protège le droit de propriété en disposant dans son premier alinéa que « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ».

La Cour européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales a été conduite à statuer sur le droit de préemption français en jugeant devoir étudier aussi la question de la proportionnalité au regard du risque que court tout acheteur d’être frappé par la mesure de préemption et donc sanctionné par la privation de son bien, dans le seul but de décourager d’éventuelles sous-estimations [40].

Les questions de la finalité de l’exercice du droit de préemption, du prix proposé et de ses conséquences, constituent des sujets qui pourraient être susceptibles d’entrainer des condamnations en cas de non-respect des dispositions susmentionnées.

Il en est également le cas d’une date de référence fixée à une date très ancienne, pouvant être considéré comme une charge excessive pesant sur un propriétaire en le privant d’une potentielle plus-value.

Si une intervention législative destinée à étendre le droit de préemption urbain afin de lutter contre la spéculation foncière était sérieusement étudiée, elle ne pourra éluder ces différentes problématiques.

Pour autant et pour conclure, il est important de rappeler que les différents acteurs de la planification urbaine et de la production de logements disposent actuellement d’outils de maîtrise foncière efficaces permettant de limiter la spéculation foncière afin de réaliser des habitats à des prix abordables.

Il peut être cité, à titre non exhaustif, la création de zones d’aménagement différé et de zones d’aménagement concertés ou encore le recours à des procédures d’expropriation préalablement étudiées pour mettre en place des stratégies foncières d’acquisition, bien que cela implique des procédures administratives et juridiques plus lourdes, pouvant - sans doute - être incompatibles avec l’urgence actuelle de la crise du logement.

Louis Chevallier, Avocat au barreau de Paris Arkeo Avocats www.arkeo-avocats.fr [->Chevallier@arkeo-avocats.fr]

[1Succédant aux zones d’intervention foncière (ZIF) et créé par la loi n° 85-729 du 18 juillet 1985.

[2La Commune ou l’Etablissement Public de Coopération Intercommunale à fiscalité propre compétents en matière de PLU depuis la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové.

[3R213-5 du Code de l’urbanisme.

[4Rép. min. n° 29869, JO déb. AN 15 février 1988, p. 717.

[5L’urbanisme : pour un droit plus efficace, Doc. Fr. 1992, p. 128, Conseil d’Etat, Le droit de préemption.

[6Ce qui figurait à l’ancien article L211-8 relatif aux ZIF.

[7L’urbanisme : pour un droit plus efficace, Doc. Fr. 1992, p. 128, Conseil d’Etat, Le droit de préemption.

[8Rapport de 2008 du Conseil d’Etat sur le droit de préemption, page 73.

[9CAA de Versailles, 31 janvier 2024, n°22VE00765, cons. 28.

[10CAA Versailles, 5 octobre 2017, n°16VE02954

[11CE, 7 mars 2008, Commune Meung-sur-Loire, n°288371 ; CAA Versailles, 8 décembre 2008, n° 07VE01300 ; CAA Bordeaux, 13 octobre 2015, n° 14BX00774.

[12CE 27 juillet 1990, Ville de Fréjus, req. n° 108864.

[13CAA de Versailles, 31 janvier 2024, n° 22VE00765, considérant n° 27.

[14TA Cergy, ordonnance du juge des référés, 20 avril 2021.

[15CAA Versailles, 18 octobre 2012 - n° 11VE02174 ; à lire 4 ; Conseil d’État, 1ère et 6ème sous-sections réunies, 07/05/2015, 371915, Inédit au recueil Lebon ; CAA de Versailles, 31 janvier 2024, n° 22VE00765, considérant n° 30.

[16Dite « loi ELAN » n° 2018-1021 du 23 novembre 2018.

[17Notamment en vue de la relocalisation d’activités industrielles, commerciales, artisanales ou de services ainsi que pour le relogement d’occupants définitivement évincés d’un bien à usage d’habitation ou mixte en raison de la réalisation de travaux nécessaires à l’une des opérations d’aménagement définies au libre III du présent code ; voir article L211-1, alinéa 5 du Code de l’urbanisme.

[20Rapport Lagleize 2019, page 69 du rapport.

[21Rapport Lagleize 2019, page 70 du rapport.

[22Projet de loi n° 1984 relative à l’accélération et à la simplification de la rénovation de l’habitat dégradé et des grandes opérations d’aménagement.

[23Article R213-8 c) du Code de l’urbanisme.

[24Article R213-10 b) du Code de l’urbanisme.

[25Article R213-11 du Code de l’urbanisme ; 15 jours à compter de la réponse du propriétaire.

[26Article L213-4-1 du Code de l’urbanisme ; obligation de notifier le récépissé de consignation, dans un délai de trois mois suivant la saisine du juge de l’expropriation, d’une somme égale à 15% de l’évaluation domaniale.

[27Cons. const., décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989.

[28Article L213-4 du Code de l’urbanisme.

[29Civ. 3°, 11 mai 2011, n° 10-14599.

[30CA Paris, 22 mai 2014, RG nº 11/12310 ; CA Versailles, 24 mars 2015, RG nº 13/08086 ; CA Versailles, 13 décembre 2016, RG nº 16/01112 ; CA Caen, 18 novembre 2014, RG nº 14/00681 ; CA Versailles, 14 janvier 2014, RG nº 12/05311 ; CA Versailles, 14 février 2012, RG nº 11/04081.

[31TJ Paris, 29 mai 2022, RG 20/00021 ; CA Paris, 25 janvier 2024, RG n° 22/12120.

[32CA Paris, 8 septembre 2022, RG n° 21/16435.

[33Rapport Lagleize, proposition n° 5 page 35.

[34Rapport Lagleize, page 35.

[35Rapport Lagleize, page 36.

[36Fernand Bouyssou, La Préemption, l’urbanisme et le droit des gens, RDI 2015 p. 278.

[37Protégée constitutionnellement depuis la décision n° 2000 - 437 DC du 19 décembre 2000.

[38Article L213-7 du code de l’urbanisme.

[39CAA de Versailles, 31 janvier 2024, n° 22VE00765, considérant n° 34.

[40CEDH 22 sept. 1994, Hentrich c/ France, no 13616/88 § 48.

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