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Legal privilege à la française : 100 fois sur le métier, remettez votre ouvrage ?
Parution : lundi 12 février 2024
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La confidentialité des consultations des juristes d’entreprise fait partie des (très) vieux sujets. 30 ans que les propositions d’adoption et les oppositions se succèdent, sans succès.
Le principe de cette confidentialité semblait acquis avec l’adoption, après passage en Commission Mixte Paritaire, des dispositions de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 relative au legal privilege "à la française". Oui, mais non...
Derniers épisodes en date : après la censure constitutionnelle du 16 novembre 2023 pour cause de cavalier législatif, deux (nouvelles) propositions de loi ont été déposées, l’une au Sénat par Louis Vogel, l’autre à l’Assemblée nationale, par Jean Terlier. Les avocats ont repris position, majoritairement contre sauf le Barreau de Paris.
Le Sénat a adopté la PPL Vogel en 1re lecture le 14 février 2024. La PPL Terlier a été adoptée par la Commission des lois de l’Assemblée nationale le 10 avril 2024.
Si vous n’avez pas tout suivi, voici la synthèse du chemin parcouru !

Le droit positif (à date, déc. 2023)

L’article 58 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques prévoit que :

« les juristes d’entreprise exerçant leurs fonctions en exécution d’un contrat de travail au sein d’une entreprise ou d’un groupe d’entreprises peuvent, dans l’exercice de ces fonctions et au profit exclusif de l’entreprise qui les emploie ou de toute entreprise du groupe auquel elle appartient, donner des consultations juridiques et rédiger des actes sous seing privé relevant de l’activité desdites entreprises. »

Jusqu’ici, les avis, consultations et documents préparatoires rédigés par les juristes d’entreprise ne font donc l’objet d’aucune protection spécifique, si ce n’est, peut-être au nom du secret des affaires... dont on connaît les "particularités" de mise en oeuvre... Leur confidentialité n’est pas assurée, puisqu’aucun véritable secret n’est opposable à celles et ceux qui n’auraient ni le droit, ni le besoin d’en connaître.

Les enjeux

De la protection de leurs informations juridiques, les entreprises en ont grandement besoin [1].
L’exposé des motifs de l’amendement adopté au Sénat le rappelait clairement :

« L’exception française de la non-confidentialité des avis des juristes d’entreprises expose encore davantage nos entreprises - petites, moyennes et grandes – car dans les pays étrangers compétiteurs, les notes juridiques internes y sont confidentielles en vertu de la loi. Cette singularité française altère la compétitivité des entreprises françaises, ainsi moins protégées que leurs concurrents étrangers. »

Tu veux ou tu veux pas ?

Certes, le sujet de legal privilege n’est pas nouveau et de nombreux acteurs de la communauté juridique sont à l’œuvre depuis plusieurs années.

Sur le sujet, voir not. :

La confidentialité des avis et consultations des juristes d’entreprise est d’ailleurs probablement l’un des plus gros serpents de mer de notre écosystème juridique. Mais la résistance au changement a la dent dure.

Les États généraux de la Justice (groupe de travail sur la Justice économique et sociale) avaient cristallisé les espoirs, la première version du projet de loi d’orientation et de programmation pour la Justice 2022-2023 les avaient mis à terre.
Interrogé par Les Échos sur le legal privilege, la réponse du garde des Sceaux semblait sans appel : « Non, il n’y aura rien là-dessus. Il y a des discussions régulières entre mes services et les professionnels concernés. Pour l’instant, il y a des divergences de vues entre eux et même, du côté des avocats, entre les différents barreaux. Le sujet avance mais il n’est pas mûr encore. » [2].

Et en effet, les choses avancent.

L’amendement "Marseille" (Sénat)

Un amendement à l’article 19 du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027, poussé notamment par le Cercle Montesquieu (association des directions juridiques), l’AFJE (Association Française des Juristes d’Entreprise) et l’ANJB (Association Nationale des Juristes de Banque), et porté par Hervé Marseille, sénateur centriste des Hauts-de-Seine, a été adopté le 6 juin 2023 au Sénat.
Selon un communiqué commun des trois associations, l’amendement « s’inscrit dans la logique des travaux conduits sous l’égide de la Chancellerie depuis plusieurs mois en coopération étroite avec les représentants des juristes d’entreprise et des avocats » [3].

Un nouvel article article 58‑1 pourrait être inséré dans la loi n° 71‑1130 du 31 décembre 1971.
Le texte adopté pour l’instant est ainsi rédigé :

« Art. 58‑1. – S’ils sont titulaires d’un master en droit, ou d’un diplôme équivalent français ou étranger, et qu’ils justifient du suivi de formations initiale et continue en déontologie, les juristes d’entreprise bénéficient, en dehors de la matière pénale et fiscale, de la confidentialité de leurs consultations juridiques pour assurer leur mission de mise en œuvre de la conformité.

Ces formations sont conformes à un référentiel défini par arrêté conjoint du garde des Sceaux, ministre de la Justice et du ministre chargé de l’Économie, sur proposition d’une commission dont la composition et les modalités de fonctionnement sont fixées par décret ».

Indéniablement, ce serait un premier pas. Au vu du texte adopté au Sénat, les conditions de la confidentialité seraient les suivantes :

« En conditionnant à la formation déontologique des juristes d’entreprise, la reconnaissance de la confidentialité de leurs avis en matière de conformité, les sénateurs renforcent la place du droit dans les entreprises » [4].

Une avancée laissant dubitatif...

Une première étape, certes. Mais une solution non complètement satisfaisante qui a rapidement suscité de nouvelles interrogations et généré son lot d’inquiétudes :

Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE le soulignait [5] : « Il s’agit d’une protection attachée aux documents et non à un statut, dans des conditions fixées par la loi. Il n’y a pas de création d’une nouvelle profession réglementée du droit ni d’un nouveau secret professionnel ».

Certes. Mais les conditions personnelles de formations et de diplôme de l’auteur de la consultation vont impliquer « une traçabilité des documents pour savoir qui les a rédigés » [6].
Le déploiement des politiques de confidentialité et de gouvernance de l’information au sein des départements juridiques ne va pas être simple à mettre en oeuvre...

Lors des discussions le 22 juin 2023 (Commission des lois ; vidéo à retrouver sur le site de l’Assemblée, à partir de 1:33), Jean Terlier, député REN de la 3ème circonscription du Tarn, membre de la Commission des lois et rapporteur général sur le projet de loi, soulignait la nécessité d’avancer sur le sujet.

Reprenant le principe du legal privilege, son amendement (n° CL982) propose une nouvelle rédaction des alinéas 7 et 8 du texte adopté par le Sénat, pour encadrer le mécanisme « de manière précise et opérationnelle ».
L’exposé sommaire précise :

L’amendement "Terlier" (Assemblée nationale, Commission des lois)

Le texte lui-même (à consulter en intégralité sur le site de l’Assemblée nationale) :

Le point VI de l’amendement mérite d’être souligné, en ce qu’il crée un régime d’opposabilité du secret et aménage une voie juridictionnelle de contestation de la confidentialité alléguée.

Si les enjeux sont clairement identifiés (saisie ou obligation de remise à un tiers, y compris à une autorité administrative française ou étrangère), le champ d’application restrictif à la matière civile, commerciale ou administrative [9] a de quoi laisser perplexe. Passerait-il complètement à côté des principaux risques géo-économiques en la matière ?

Une révision pour faire "copie commune"

Lors des échanges en Commission des lois du 22 juin 2023, le garde des Sceaux s’est dit favorable à l’introduction d’un "legal privilege à la française", le bénéfice de cette confidentialité devant "évidemment" être encadré.

Il a notamment :

L’amendement a été retiré par le député Terlier « pour mieux travailler le texte en séance ». Le texte adopté par la Commission (n° 1440-A0 rectifié, art. 19) fait donc état de la proposition non modifiée du nouvel article 58-1 précité.

Suite, mais pas fin... Les discussions continuent, avec des actions de part et d’autres des professions sur ce sujet "inflammable", qui réactive les braises d’une opposition de principe entre les professions.

Du côté des juristes d’entreprise et des directions juridiques

Si vous souhaitez manifester votre soutien à la réforme, le Cercle Montesquieu, Cercle Montesquieu, l’AFJE et l’ANJB ont ouvert une pétition en ligne (change.org).

Retrouvez ici la lettre adressée par les trois associations aux parlementaires.

Du côté des avocats (CNB)

La réticence d’une partie des avocats à l’adoption du legal privilege n’est pas nouvelle. Une partie de la profession était d’ailleurs vent debout il y a quelques mois, lorsque la question du secret des avis des juristes avait été associée à une possible création du statut d’avocat en entreprise. Bien que ce statut ne soit plus d’actualité, les inquiétudes perdurent...

L’Assemblée générale du Conseil national des barreaux a adopté, le 3 juillet 2023, une nouvelle résolution sur la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise [10].

Le document contient :

Suite et fin de la saga du legal privilege.
L’amendement n°1512 à l’article 19 du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 [11] déposé par le Gouvernement et adopté le 10 juillet 2023 en 1re lecture à l’Assemblée nationale valide le principe et fixe le régime juridique de la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise.

Le texte en détail ici : Legal privilege à la française : le (futur) nouveau texte.

Reste à attendre le passage en Commission Mixte Paritaire (CMP).

Le texte a été adopté en CMP (Texte de la commission n° 14 (2023-2024) déposé le 5 octobre 2023 accessible ici ; art. 19).

Comme l’indique Jean Terlier, rapporteur pour l’Assemblée Nationale (Rapport n° 12 (2023-2024), accessible ici) : « Sur le legal privilege, l’Assemblée comme le Sénat n’avaient pas d’opposition de fond, puisque nous avions chacun adopté un dispositif conférant la confidentialité aux consultations écrites des juristes d’entreprise, sous certaines conditions. »

Les discussions en séance publique ont eu lieu les 10 et 11 octobre 2023. Les conclusions de la CMP ont été adoptées tant par l’Assemblée Nationale que par le Sénat. Le nouvel article 49 de la LOPMJ est considéré comme définitivement adopté.

Petite loi accessible ici (site du Sénat)

La loi devrait être promulguée dans un délai maximum de 15 jours par le Président de la République, sauf si le Conseil constitutionnel est saisi sur ce texte. Quant aux précisions réglementaires, il se dit qu’elles pourraient être prêtes pour l’été 2024.

Le risque était connu, celui d’une censure constitutionnelle du texte en raison de la qualification d’un cavalier législatif [12].

Tel est ce qui ressort de la décision du Conseil constitutionnel n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023 (§142 et s.). :

147. Introduit en première lecture, le paragraphe IV de l’article 49 ne présente pas de lien, même indirect, avec les dispositions de l’article 19 du projet de loi initial, relatif au diplôme requis pour accéder à la profession d’avocat. Il ne présente pas non plus de lien, même indirect, avec aucune autre des dispositions qui figuraient dans le projet de loi déposé sur le bureau du Sénat.

148. Dès lors, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres griefs et sans que le Conseil constitutionnel ne préjuge de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles, il y a lieu de constater que, adopté selon une procédure contraire à la Constitution, le paragraphe IV de l’article 49 lui est donc contraire.

Que l’on se rassure (pour les partisans !), une proposition de loi serait déjà prête à être sortie des tiroirs. Espérons que le calendrier parlementaire permette de faire une petite place à cet outil essentiel de la compétitivité et de la protection de nos opérateurs économiques...

Proposition de loi au Sénat (« PPL Vogel », nov. 2023)

Une proposition de loi visant à garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise a été enregistrée à la Présidence du Sénat le 17 novembre 2023. Le texte est porté notamment par le Sénateur Louis Vogel.

Consultez le texte initial : Sénat 2023-2024, PPL n°126

Proposition de loi à l’Assemblée nationale (« PPL Terlier », déc. 2023)

Une proposition de loi relative à la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise a été enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 décembre 2023. Le texte est porté notamment par le Député Jean Terlier.

Consultez le texte initial : Ass. nat. 2023-2024, PPL n°2033

Nouvelle opposition des avocats (sauf Barreau de Paris)

Entre-temps, les avocats ont eu l’occasion de rappeler leur position sur cette réforme :

L’opposition des avocats en région reste très vive. Plusieurs barreaux ont en effet adopté de nouvelles motions/résolutions pour exprimer leur opposition (dont Bordeaux [15], Nantes [16], Lyon [17] et les Hauts-de-Seine [18]).

Adoption de la PPL Vogel au Sénat en 1re lecture

Plusieurs modifications ont été proposées par la Commission des lois du Sénat
Le Sénat a adopté le 14 février 2024, en première lecture, la proposition de loi visant à garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise.

 [19].

Retrouvez les discussions sur la PPL en vidéos :

Le 10 avril 2024, la PPL Terlier a été adoptée, après modifications, par la Commission des lois de l’Assemblée nationale.

À consulter :

A suivre... en présence de deux textes et de deux processus parlementaires parallèles : réunion d’une commission mixte paritaire plus que probable !

A. Dorange Rédaction du Village de la Justice

[1Voir par ex. N. Barotte, « Espionnage : la "compliance" comme cheval de Troie juridique », Le Figaro, 5 mai 2022

[3AFJE, ANJB, Cercle Montesquieu, Communiqué de presse du 8 juin 2023

[4Communiqué précité

[6J.-P. Gilles, cit. in. Confidentialité des avis juridiques des juristes d’entreprise : le projet fait l’objet d’une consultation interministérielle, loc. cit.

[7« le salarié d’une entreprise, titulaire d’un master en droit, ou d’un diplôme équivalent français ou étranger, dont le contrat de travail écrit porte la mention « juriste d’entreprise » et lui confie notamment pour tâche de délivrer des avis juridiques à son employeur ».

[8« tout écrit, quel que soit son support, y compris un document d’analyse préparatoire, portant la mention "confidentiel – consultation juridique juriste d’entreprise" et destiné exclusivement à un service ou à un organe de direction de l’entreprise d’emploi du juriste d’entreprise, ou d’une entreprise du même groupe. »

[9« Les documents couverts par la confidentialité (...) ne peuvent, dans le cadre d’une procédure ou d’un litige en matière civile, commerciale ou administrative, faire l’objet d’une saisie ou d’une obligation de remise à un tiers, y compris à une autorité administrative française ou étrangère. Dans ce même cadre, ils ne peuvent davantage être opposés à l’entreprise qui emploie le juriste d’entreprise ou aux entreprises du groupe auquel elle appartient. »

[10Résolution ici

[11Dossier législatif sur le site de l’Assemblée nationale ici ; sur le site du Sénat ici

[12Aux termes de la dernière phrase du premier alinéa de l’article 45 de la Constitution : « Sans préjudice de l’application des articles 40 et 41, tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Il appartient au Conseil constitutionnel de déclarer contraires à la Constitution les dispositions introduites en méconnaissance de cette règle de procédure. Dans ce cas, le Conseil constitutionnel ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles.

[13Ordre des avocats de Paris, Post sur X du 30 janv. 2024

[15Ordre des avocats de Bordeaux, Post sur X du 31 janv. 2024 (séance du 23 janv. 2024)

[16Ordre des avocats de Nantes, Motion du 23 janv. 2024

[17Ordre des avocats de Lyon, Motion du 1er févr. 2024

[18Rejet de la proposition de motion favorable, voir ici

[19Dossier législatif ici (site du Sénat)