Quelle pratique du Droit en zone transfrontalière ? Réponses avec Romain-Joseph Stehlé, Clerc de Commissaire de Justice.

Quelle pratique du Droit en zone transfrontalière ? Réponses avec Romain-Joseph Stehlé, Clerc de Commissaire de Justice.

Interview de Romain-Joseph Stehlé, réalisée par Marie Depay, Rédaction du Village de la Justice.

1328 lectures 1re Parution: Modifié: 4.95  /5

Explorer : # compétences linguistiques # procédures juridiques # coopération internationale

Comment exerce-t-on le Droit en zone transfrontalière ? Ici entre la France, l’Allemagne et la Suisse.
Quel droit s’applique t-il ? Doit-on être formé au Droit du pays voisin, à ses particularités juridiques ? Quelles sont les méthodes de travail, les outils, les relations avec leurs homologues étrangers... des professionnels du droit exerçant en zone transfrontalière ?
Autant de questions que la Rédaction du Village de la Justice a posées à Romain-Joseph Stehlé, Clerc de Commissaire de Justice à Mulhouse.
Ce dernier nous fait part de son quotidien professionnel transfrontalier et imprégné par la spécificité du Droit appliqué dans les départements du Haut-Rhin, Bas-Rhin et de la Moselle. Il intervient également dans le cadre du projet européen "Justice sans frontière", qui propose une aide juridique gratuite aux citoyens transfrontaliers en cas de problèmes juridiques franco-allemands.

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Village de la Justice : Comment en êtes-vous venu à exercer votre métier en milieu transfrontalier ?

Romain-Joseph Stehlé : « La langue de Goethe a toujours été un fil conducteur dans mon parcours. Dès la maternelle, j’ai suivi un cursus bilingue qui s’est prolongé jusqu’à l’obtention d’un baccalauréat franco-allemand à Fribourg en Allemagne. Par la suite, j’ai systématiquement choisi les matières en droit allemand à l’université. En parallèle de mes études, j’ai également obtenu les certificats de langue C1 et C2 du Goethe-Institut.
Aujourd’hui, c’est toujours un plaisir de pouvoir utiliser ces compétences linguistiques et de travailler avec des germanophones.

"Concilier deux passions, le droit et la langue allemande".

Travailler en milieu transfrontalier représente donc une suite naturelle de mon parcours bilingue en me permettant de concilier deux passions, le droit et la langue allemande, et de contribuer à renforcer les échanges entre nos pays ».

Quelles sont les particularités d’un tel exercice (formation au droit du pays voisin, relation avec vos confrères/juridictions étrangers, méthode de travail, outils de travail…) ?

« En Alsace-Moselle, nous appliquons un droit spécifique qui touche encore de nombreux aspects de la vie économique et sociale [1].
Pour les commissaires de Justice, les particularités concernent principalement l’exécution forcée immobilière [2], la publicité foncière, la procédure civile et l’organisation judiciaire.

"Il est avantageux de se familiariser avec les pratiques et termes juridiques des pays voisins".

Au-delà de la maîtrise de ce droit particulier, il est avantageux de se familiariser avec les pratiques et termes juridiques des pays voisins pour mieux comprendre notre environnement de travail. Il n’y a qu’à comparer la profession de commissaire de Justice en France et ses équivalents en Allemagne et en Suisse : en France, le commissaire de Justice est un professionnel libéral au sein d’un office dont il est titulaire ; en Allemagne, le “Gerichtsvollzieher” est un fonctionnaire rattaché à un tribunal local, le “Amtsgericht” ; tandis qu’en Suisse, le “préposé aux poursuites” dirige un “office des poursuites” dans un arrondissement au sein d’un canton ».

Quels sont les points forts d’une telle situation dans la pratique de votre métier ?

« La situation transfrontalière dans la région du Rhin supérieur offre de nombreux avantages, notamment une grande richesse historique [3], économique [4], culturelle et intellectuelle.

"Nos législations et pratiques peuvent inspirer des transformations des deux côtés de la frontière".

Évoluer dans un environnement multiculturel est particulièrement stimulant et enrichissant. Je suis d’ailleurs convaincu que nos législations et pratiques peuvent inspirer des transformations des deux côtés de la frontière. Par exemple, en Allemagne et en Suisse, le Gerichtsvollzieher et le préposé aux poursuites restent avant tout des organes d’exécution et ne connaissent pas les procès-verbaux de constats à des fins probatoires. A contrario, il n’existe pas de registre de solvabilité des particuliers en France comme en Allemagne ou en Suisse ».

Pourriez-vous nous indiquer les procédures, dossiers les plus fréquents, les plus demandés ?

« À côté des constats, les dossiers les plus fréquents sont de loin les dossiers de recouvrement de créances. Nous sommes, en effet, les seuls professionnels à pouvoir procéder au recouvrement amiable comme au recouvrement judiciaire. Ainsi, si la phase amiable n’aboutit pas, nous accompagnons le client pour obtenir un titre exécutoire [5] en suivant une procédure nationale [6] ou transfrontalière [7] pour pouvoir in fine recourir à la contrainte, à des saisies, si la situation l’exige.
Nous sommes également fréquemment consultés pour signifier des actes judiciaires ou extrajudiciaires [8], et pour gérer les relations entre bailleurs et locataires [9] ».

La langue est-elle une barrière ? Faites-vous appel à des traducteurs ou avez-vous au sein de votre office un service de traduction ?

“Compte tenu de la complexité et de l’enjeu de nos actes, nous faisons systématiquement appel à des traducteurs”.

« Bien sûr la langue peut être un véritable piège si l’on ne s’attarde pas aux subtilités : les faux amis sont légion [10] ; les termes juridiques [11], tout comme les procédures sont souvent semblables [12], mais rarement identiques. En réalité, la traduction oblige généralement à choisir le terme le plus proche, sans qu’il soit nécessairement exact.
Nous avons évoqué les différents statuts des commissaires de Justice en France, et de ses équivalents en Allemagne et en Suisse. Cette différence de statut est un réel problème pour la traduction. Ainsi, pour traduire le “commissaire de Justice” en allemand, faut-il plutôt opter pour le néologisme “Justizkommissar”, pour l’homologue allemand du commissaire de Justice français, le “Gerichtsvollzieher” ou pour la combinaison de ces deux termes, le “Gerichtskommissar” ? À vrai dire, j’ai déjà observé ces trois traductions.

Compte tenu de la complexité et de l’enjeu de nos actes, nous faisons systématiquement appel à des traducteurs ».

Le parcours professionnel de Romain-Joseph Stehlé :
Je suis clerc dans une étude de commissaires de Justice à Mulhouse (Haut-Rhin) depuis plus de six ans.
Mon parcours est plutôt atypique, car je n’avais pas d’appétence pour une matière en particulier à la sortie du lycée. J’ai alors été sélectionné pour intégrer une classe préparatoire aux concours BCE en vue d’entrer dans une Grande École de Commerce française. C’est dans cette dernière que j’y ai suivi un double-cursus en droit et commerce et ce qui m’a finalement décidé à me spécialiser dans une filière juridique.
Après mon Master 2 à l’Université de Strasbourg, j’ai suivi la formation en alternance de deux ans pour obtenir l’examen professionnel d’huissier de justice [13]. J’ai également dû suivre une formation pour valider la qualification de commissaire de justice [14]. Enfin, souhaitant m’établir en Alsace-Moselle, j’ai réussi l’épreuve spéciale de droit local [15].
Réunissant toutes les conditions nécessaires, je postule depuis bientôt deux ans aux offices de commissaire de Justice vacants dans ma région [16].

Interview de Romain-Joseph Stehlé, réalisée par Marie Depay, Rédaction du Village de la Justice.

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Notes de l'article:

[1La sécurité sociale, l’aide sociale, le maintien du salaire en cas d’absence, la clause de non concurrence pour les commis commerciaux, les jours fériés et chômés supplémentaires, le repos dominical et pendant les jours fériés dans le commerce et l’industrie, l’artisanat le notariat, la chasse, les communes, l’urbanisme, la faillite civile, la navigation sur le Rhin et la Moselle, les associations, les baux, les successions, le partage judiciaire, les sûretés, le régime des cultes…

[2L’exécution forcée immobilière est le pendant de la saisie immobilière de droit français.

[3Historiquement, la Commission centrale pour la navigation du Rhin, née en 1815 est considérée comme la plus ancienne organisation internationale en activité du monde. En outre, le droit local est le produit de l’histoire mouvementée des départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle.

[4De nombreuses coopérations transfrontalières publiques et/ou privées voient le jour entre la France, l’Allemagne et la Suisse.

[5Il s’agit le plus souvent d’une décision de Justice.

[6Nous pouvons citer la procédure d’injonction de payer, la procédure simplifiée de petites créances ou la procédure simplifiée en cas de chèques impayés.

[7Nous pouvons citer la procédure européenne de règlement des petits litiges ou la procédure européenne d’injonction de payer.

[8La signification est la notification par voie de commissaire de Justice.

[9Nous intervenons notamment pour les états des lieux, les congés, les troubles locatifs, la reprise de logement abandonné, en cas d’impayés…

[10Par exemple, le pourvoi en cassation français a comme corollaire allemand “die Revision”. Or en France, la procédure de révision est encore une procédure différente du pourvoi en cassation !

[11Par exemple, le terme juridique de caution est compris différemment en France et en Allemagne. “Die Kaution” signifie une somme d’argent déposée comme garantie (par exemple, dans un bail de location). Dans le langage courant en français, il est également souvent interprété de cette façon et confondu avec le dépôt de garantie. Pourtant légalement au visa de l’article 2288 du Code civil, la “caution” française désigne la personne qui s’oblige envers le créancier à payer la dette du débiteur en cas de défaillance de celui-ci.

[12Par exemple, la procédure d’injonction de payer française a un équivalent en Allemagne : la “Mahnungsverfahren”. Si ces procédures permettent toutes deux de recouvrer simplement une créance impayée, elles se différencient par ses acteurs et la forme de la procédure.

[13Cet examen n’est plus d’actualité. Aujourd’hui, pour accéder à la profession de commissaire de justice, la voie principale reste la suivante : après un Master 2, il faut être lauréat de l’examen national d’accès à la formation professionnelle de commissaire de Justice. L’impétrant devra ensuite suivre une formation théorique de deux ans dispensée par l’Institut national de formation des commissaires de Justice (INCJ) tout en accomplissant un stage professionnel. À la fin, il devra réussir un examen de sortie qui accorde le certificat d’aptitude à la profession de commissaires de Justice.

[14Cette formation était indispensable, car depuis le 01/07/2022, les professions d’huissier de justice et de commissaire-priseur judiciaire ont fusionné pour créer la profession de commissaire de justice.

[15Il existe dans les trois départements du Haut-Rhin, Bas-Rhin et de la Moselle une épreuve spéciale de droit local indispensable pour s’y installer.

[16Dans les trois départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, la nomination aux fonctions de commissaire de justice a lieu sur les propositions formulées par une commission de présentation composée de magistrats et de représentants de la profession. Cette dernière propose ensuite les candidats, par ordre de préférence, à l’agrément du garde des Sceaux. Cette commission est propre au droit local et n’existe pas dans le reste de la France.

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