Village de la Justice : C’est quoi être Directeur général dans un gros cabinet comme Reed Smith ?
Charlotte Taupin : « J’ai rejoint le bureau parisien de Reed Smith il y a quinze ans. Mon poste a évolué au fil de la croissance du cabinet, qui, à Paris, fêtera ses 20 ans en novembre, et, sur le plan mondial, compte aujourd’hui plus de 30 bureaux.
C’est un rôle exigeant mais passionnant, à l’intersection entre vision stratégique et réalité opérationnelle d’un acteur international de l’envergure de notre cabinet.
Mon quotidien repose sur une grande polyvalence, un sens de l’anticipation et une parfaite connaissance du marché des cabinets d’avocats. Il nécessite aussi un vrai goût pour la communication et le travail en équipe. Je supervise en effet l’équipe administrative et financière de Paris et je suis en lien permanent avec les responsables des différents départements basés à Londres ou à Pittsburgh.
Mon rôle consiste à accompagner les associés et notre Managing Partner (Natasha Tardif), dans le développement du cabinet et de leurs activités.
Concrètement, cela signifie identifier les talents qui pourraient nous rejoindre, superviser la gestion quotidienne, anticiper les évolutions du secteur et garantir que nos avocats, salariés et stagiaires exercent leurs fonctions dans les meilleures conditions. »
V.J : Quelles évolutions significatives de votre métier avez-vous notées ces dernières années ? Quels en sont les enjeux pour les cabinets d’avocats ?
C.T : « Notre marché a connu ces dernières années de profondes transformations, sous l’effet notamment de plusieurs facteurs : conjoncture économique, évolution juridique, contexte politique, sanitaire et international, mais aussi attentes de nos clients et de nos équipes.
J’ai ainsi pu noter des changements :
Dans l’exercice de la profession d’avocat et des orientations du Barreau de Paris (Renforcement des règles encadrant les conventions de collaboration, dont le contenu s’est largement enrichi ces dernières années. – Initiative du Barreau de Paris de proposer aux cabinets de signer la Charte des bonnes pratiques de la collaboration).
L’apparition de nouvelles formes de concurrence (par exemple les legaltech) ;
Une plus forte personnalisation de la relation clients (quelques exemples : connaissance des secteurs d’activité de nos clients, développement des outils de Knowledge management, communication régulière lors de toutes les étapes du dossier pour plus de transparence et développement d’outils permettant de répondre à ces exigences (Extranet partagé avec le client), diffusion d’alertes juridiques ou newsletters ciblées, formation des équipes de nos clients aux actualités juridiques ou fiscales qui les concernent, professionnalisation des fonctions administratives...) ;
L’émergence de la digitalisation et de nouveaux canaux de communication (émergence de DocuSign, outil incontournable qui a bouleversé l’organisation des closings, et des visioconférences de plus en plus à la pointe sur le plan technologique) ;
La fidélisation de nos talents et la nécessité de professionnaliser notre marque employeur (formations, réunions régulières d’échanges et d’information avec le management, feedbacks des collaborateurs pour les accompagner dans leur développement professionnel, déplacement de plus ou moins longue durée au sein d’autres bureaux de notre cabinet) ;
Des exigences accrues en matière de RSE et de bien-être au travail (place importante des activités de Pro Bono grâce à la forte mobilisation de nos équipes, initiatives « vertes » comme le Zéro plastique au sein de notre cabinet, partenariats avec des associations se mobilisant sur les questions d’insertion professionnelle (Viens Voir Mon Taf, Vox Populi, Trouve ta Voix), ou d’accompagnement vers l’emploi de jeunes adultes porteurs d’un handicap cognitif ou mental (Tournesol Parcours Pro), Succès de nos ateliers Wellness auprès de nos équipes, Signature de l’initiative #StOpE (Stop au sexisme ordinaire en entreprise) portée par l’association AFMD (Association française des managers de la diversité) dont je suis membre) ;
Des échanges plus fréquents avec le monde universitaire et celui des grandes écoles pour former les étudiants et leur permettre de mieux se projeter dans leur futur environnement professionnel (nous avons développé des partenariats avec une dizaine de Masters et sommes très investis dans le mentoring et les échanges avec ces étudiants).
Finalement, ces enjeux qui nous poussent constamment à repenser nos modèles et innover, sont très similaires à ceux auxquels font face nos clients : prévoir les mutations du marché et adapter l’entreprise aux nouveaux défis auxquels elle doit faire face pour assurer sa croissance. »
V.J : Pour l’IA, comment vous êtes-vous emparée de ce sujet à votre niveau ?
C.T : « Je me suis toujours intéressée aux questions liées à l’innovation. Avant de rejoindre le secteur des avocats, j’ai évolué dans des milieux professionnels qui plaçaient les technologies au cœur de leur stratégie de développement. J’ai commencé ma carrière, en 1996, dans l’une des premières start-up Internet, quelques années avant son essor et sa popularisation en France. Et j’ai également été Directrice de la Communication de la société Boursorama, pionnière des banques en ligne françaises.
Dès mon arrivée chez Reed Smith, j’ai constaté une réelle avancée technologique par rapport aux autres acteurs du marché.
Notre cabinet met à la disposition de nos clients des solutions juridiques très performantes comme l’automatisation de certains process ou de puissants outils d’analyses de données. L’Intelligence Artificielle en est l’un des piliers : c’est un levier de compétitivité permettant de réaliser des recherches ciblées, des analyses de texte pertinentes, des traductions de qualité… Il révolutionne nos méthodes de travail en proposant des solutions agiles, facilitant à la fois la gestion des risques et la saisie de nouvelles opportunités.
À Paris, je pilote un comité dédié à l’IA. Nous effectuons une veille du marché français sur ce sujet et promouvons les nombreuses solutions innovantes mises en place par l’équipe menée par David Cunningham le Chief Innovation Officer [2] du cabinet. Avec l’aide d’Olivier Fruchart, notre Regional Library Manager [3], nous accompagnons leur adoption en organisant les formations adaptées et en encourageant leur utilisation au quotidien.
Nous sommes convaincus que l’innovation est un moteur de l’évolution du métier d’avocat : "Together we can do what couldn’t be done before." Et c’est précisément cette ambition qui guide mon engagement dans le développement de l’IA au service du droit. »
V.J : Un peu de prospective : à quoi ressemblera votre fonction à horizon 5 ans ?
« Difficile de se projeter précisément, mais une chose est sûre : mon métier restera fortement humain et rythmé par l’inattendu !
Tout en préservant la culture et l’identité du cabinet, je devrai certainement continuer d’accompagner les associés dans la conduite du changement, le recrutement des meilleurs candidats, la veille des évolutions du marché, la fidélisation des équipes, l’intégration contrôlée de l’IA dans notre quotidien et son usage responsable, les questions de diversité, d’inclusion et d’impact environnemental…
Un point essentiel sera certainement la formation et le mentoring de la génération Alpha, la première à grandir dans un monde pleinement immergé dans la technologie numérique... Comment les préparer aux défis du métier d’avocat tout en préservant l’expertise humaine qui reste au cœur de notre profession ?
J’ai vécu l’arrivée d’Internet au début de ma carrière. Je mesure l’impact des bouleversements que provoque l’arrivée subite de l’IA dans mon environnement de travail : transformations profondes dans nos habitudes de travail, évaluation des risques, besoins de formation à l’usage de ces nouveaux outils, réflexions éthiques quant à son usage…
C’est un défi passionnant, et j’ai hâte d’y contribuer activement ! »