Laïcité, l'habit exhibe-t-il la croyance ? Par Dominique Trouvé, Avocat.

Laïcité, l’habit exhibe-t-il la croyance ?

Par Dominique Trouvé, Avocat.

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Explorer : # laïcité # vêtements religieux # liberté d'expression # discrimination

L’interdiction de signes ou vêtements envoyant un message religieux résiste-t-elle aux droits fondamentaux ?
La récente classification de l’abaya dans la catégorie des vêtements manifestant ostensiblement une appartenance religieuse a posé questions juridiques au regard des principes fondamentaux de Laïcité et de liberté de religion.

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L’habit exhibe-t-il la croyance ? Quand les vêtements parlent …

A l’été 2023, Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation Nationale a tranché la question qui restait nébuleuse avant son arrivée : le port de l’abaya -et donc du qamis, est interdit dans l’École de la République.
A peine cette annonce faite, qu’il fût prédit que la circulaire qui devrait s’en suivre serait déférée devant le juge administratif.
Je trouvais donc intéressant d’analyser la chronique d’une mort annoncée d’un texte qui n’existait pas encore.

L’analyse juridique de cette interdiction s’inscrit dans le cadre général de la Laïcité, puisque c’est de cela dont il s’agit en réalité. Et il était fort à parier que les tenants de l’interdiction et ceux de la permission allaient brandir le principe de Laïcité, chacun dans sa version.

Cependant, le Conseil d’État a rendu, en référé-liberté le 07 septembre 2023, une décision qui apporte un éclairage supplémentaire, mais pas significatif, à l’analyse. La précision du ministre, par sa note de service du 31 août 2023, consistant à classer l’abaya dans les signes ostensibles d’une appartenance religieuse est validée par le juge administratif.

Quels sont les outils à notre disposition ?

  • La Constitution de 1958 qui, dans son article 1 affirme que la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.
  • L’article L141-5-1 du Code de l’Éducation (issu de le Loi du 15/03/2004) qui interdit aux élèves les signes et tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse.
  • L’article L141-5-2 du Code de l’Éducation qui protège la liberté de conscience des élèves.
  • Le plan laïcité dans les écoles et les établissements scolaires de la circulaire du 09/11/2022 (NOR : MENG2232014C).
  • La Convention Européenne des droits de l’Homme.

Le débat politique s’est cristallisé sur la question de savoir si l’abaya était un vêtement religieux ou non. Il n’existerait aucun texte religieux exigeant le port de cette tenue. Même si le Conseil Français du Culte Musulman a affirmé dans un communiqué du 11 juin 2023 puis du 04 septembre 2023 que l’« abaya » n’a jamais été un vêtement ou une prescription religieuse, il faut tout de même relever qu’elle est obligatoire en Arabie Saoudite, qui est une monarchie absolue islamique, et au Quatar où l’émir ne peut violer la charia (la loi islamique).

Cependant, juridiquement je pense que la problématique ne se résout pas en ces termes.

La vraie question est de savoir si l’interdiction de l’abaya -vêtement auquel on assimilera également le qamis- est légitime en application du principe de laïcité ou se heurte à la liberté d’expression et/ou à la liberté de pensée, de conscience et de religion ou encore à l’interdiction de toute discrimination.

1- Le principe de Laïcité et le vêtement.

Rappelons, car il le faut, que la Laïcité est un principe constitutionnel. Son application est pourtant bien antérieure puisque la loi de 1905 l’a mis en œuvre.
La loi du 15 mars 2004, créant l’article L141-5-1 du code de l’Éducation, a interdit le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse.
D’entrée de jeu, nous devons constater que le texte n’interdit pas spécifiquement et uniquement des tenues religieuses mais des tenues qui manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. Donc que l’abaya soit un vêtement religieux ou non n’a aucune espèce d’importance dès lors qu’elle manifeste une appartenance religieuse.
La rédaction du texte n’enferme pas l’appréciation du vêtement en fonction de sa signification intrinsèque mais en fonction du message qu’il envoie.
Le vêtement, quel qu’il soit, est, presque par définition, un signe ostensible. Cela remonte fort loin dans le temps où le vêtement porté signifiait une appartenance à une classe sociale ; les codes vestimentaires sont anciens et perdurent aujourd’hui. De la toge romaine qui montrait qu’on était citoyen romain ou du pileus dont se coiffaient les esclaves affranchis, aux bonnets rouges et gilets jaunes, ce que l’on porte envoie un message.
Donc la question est de savoir si l’abaya envoie le message d’une appartenance religieuse, en d’autres termes affirme la confession musulmane de celle qui la porte.

L’abaya est essentiellement portée dans les pays de confession musulmane et il envoie incontestablement un message de revendication d’une appartenance religieuse. Donc le signe renvoyé par ce vêtement est bien religieux.

Par ailleurs, comme l’a relevé le Conseil d’État dans sa décision du 07 septembre 2023, le port de ces vêtements s’accompagne en général, notamment au cours du dialogue engagé, en application des dispositions législatives précitées, avec les élèves faisant le choix de les porter, d’un discours mettant en avant des motifs liés à la pratique religieuse, inspiré d’argumentaires diffusés sur des réseaux sociaux.

Rappelons, car certains l’ignorent ou font mine de l’ignorer, qu’un dialogue s’instaure dès que la Laïcité apparaît atteinte ; c’est d’ailleurs ce dialogue qui a fait que le CEDH a considéré l’article L.141-5-1 du code de l’éducation équilibré [1]. Ce dialogue est tout à fait significatif puisqu’il donne l’état d’esprit dans lequel est porté le vêtement en question. Si on sacrifie son éducation à sa tenue, c’est qu’elle revêt une dimension particulière pour celui qui la porte et qui finit par expliquer sa motivation exclusivement religieuse. La problématique n’existe ainsi pas pour les élèves menacés de sanction pour des vêtements jugés inappropriés (le « crop top » laissant voir une grande partie du corps) qui disparaissent vite.

Donc l’image globale de l’abaya renvoie aux pays musulmans et la motivation de celle qui la porte est clairement religieuse. Nous sommes bien en présence des éléments permettant l’application des dispositions de l’article L141-5-1 du code de l’Éducation.

L’abaya est un signifiant et le signifié, le message qui nous vient à l’esprit en la voyant est une appartenance religieuse. Un tel vêtement, par son caractère nécessairement ostensible, renvoie à une appartenance religieuse. L’abaya tombe donc sous le coup de l’article L141-5-1 du Code de l’Éducation. La décision du ministre de l’Éducation Nationale se trouve donc tout à fait fondée en droit.
Ainsi, déjà, le Conseil d’État a jugé que le carré de tissu de type bandana couvrant la chevelure de Mlle A était porté par celle-ci en permanence et qu’elle-même et sa famille avaient persisté avec intransigeance dans leur refus d’y renoncer, la cour administrative d’appel de Nancy a pu, sans faire une inexacte application des dispositions de l’article L141-5-1 du Code de l’Éducation, déduire de ces constatations que Mlle A avait manifesté ostensiblement son appartenance religieuse par le port de ce couvre-chef, qui ne saurait être qualifié de discret, et, dès lors, avait méconnu l’interdiction posée par la loi [2].

Le message religieux du bandana est sans doute moins fort, moins évident que celui envoyé par l’abaya. Mais c’est l’attachement viscéral à la tenue ou au signe qui fait de ce dernier un message d’appartenance religieuse. En effet, si le vêtement ou le signe n’a pas cet aspect, pourquoi ne pas accepter de l’enlever pour aller à l’école ? Comme l’athée qui visite une synagogue accepte de mettre une kippa ou ne pénètrera pas en chaussures dans une mosquée ou dans une église en maillot de bain ?

2- La Laïcité en opposition à la liberté d’expression.

Certains portent le fer sur l’atteinte à la liberté d’expression. Ceux-là admettent donc bien que l’abaya envoie un message religieux et considèrent que les élèves ont tout à fait le droit d’exprimer leurs convictions religieuses à l’école publique au nom de la liberté d’expression. Encore faut-il que ces convictions soient bien celles des élèves et non pas celles de leur entourage dont la pression est énorme [3].
Pour prétendre qu’il y a atteinte à la liberté d’expression, il faut admettre que l’abaya est l’expression d’une revendication religieuse. Ceci la fait tomber sous le coup de l’article 141-5-1 du Code de l’Éducation

L’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme précise que toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées. Mais la liberté d’expression ne permet pas tout. Il ne peut être justifié par cette liberté une revendication religieuse au sein d’une école publique alors que c’est là que le citoyen se forge à l’abri, autant que faire se peut, de toute influence, voire de tout prosélytisme politique ou religieux ; le but étant que l’élève puisse élaborer ses propres opinions lui-même.
La CEDH a d’ailleurs pu juger que l’interdiction de tous les signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées publics a été motivée uniquement par la sauvegarde du principe constitutionnel de laïcité (Dogru et Kervanci, précités, §§ 17 à 22) et que cet objectif est conforme aux valeurs sous‑jacentes à la Convention ainsi qu’à la jurisprudence en la matière rappelée ci-dessus [4]. L’objectif rappelé par la Cour est donc légitime à s’opposer à une expression ostensible d’un message religieux.

La liberté de ne pas croire ou de croire reste effective et l’interdiction de l’abaya ne l’annihile pas, bien au contraire.
En effet, il est une liberté que l’interdiction de l’abaya contribue à respecter. Il s’agit de la liberté de conscience des enfants. Pour certains, que tel ou tel camarade affiche son appartenance religieuse est un facteur d’influence. A notre connaissance, il est peu fait état de l’influence des élèves les uns sur les autres en matière de droit de la Laïcité ; on l’affirme pourtant en matière de mode. La seule décision, à notre connaissance, qui y fasse expressément référence est celle de la cour d’appel administrative de Lyon [5].

3- La Laïcité et liberté de pensée, de conscience et de religion.

La liberté de religion permet-elle de s’afficher avec un vêtement symbolisant une appartenance religieuse ?
L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme protège la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
Cette liberté ne connaît comme limite que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

La Cour de Justice des Communautés Européennes estime qu’il est légitime de faire état de ses croyances par le port de vêtements religieux [6]. Elle a pu juger que porter une calotte musulmane bénéficiait de la protection de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, même si cet accessoire n’était pas une prescription religieuse [7]. Dans cette affaire la communauté islamique de Bosnie-Herzégovine avait estimé que le port de la calotte n’était pas un devoir religieux. Cependant, la Cour relève que le port de la calotte n’est pas un devoir religieux fort, mais est tellement ancré dans la tradition qu’il est considéré comme tel par beaucoup.
Donc, si la liberté de religion est accordée aux signes qui ne sont pas intrinsèquement religieux, les restrictions légales admises à cette liberté s’appliquent également à ces signes signifiant une religion sans pour autant être une prescription religieuse. En d’autres termes jouir de la liberté religieuse c’est aussi respecter les restrictions légales à cette liberté.

Rappelons que la Laïcité bénéficie également de la protection de l’article 9 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme [8].

4- Laïcité et discrimination.

Le recours à l’encontre de la décision du ministre de l’Éducation Nationale mentionnait que ladite décision porte atteinte au principe de non-discrimination dès lors qu’elle risque de discriminer et de cibler des jeunes filles en raison de leurs origines ethniques.
D’entrée de jeu, remarquons que cette affirmation n’a pas de sens dès lors qu’elle se fonde sur l’idée que des jeunes filles d’origine européennes ne portent pas l’abaya ; or, si nous sommes en présence d’un vêtement culturel confortable, il peut être adopté par des personnes de toutes origines.

La discrimination est le fait de traiter une personne moins favorablement qu’une autre. Cette différenciation de traitement est fondée sur une caractéristique de la personne telle que son origine (ethnique ou sociale), ses convictions, ses croyances, son âge, son handicap, …

Il a été jugé que la loi du 15 mars 2004 ne portait pas atteinte à l’article 14 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme qui interdit la discrimination, car ses dispositions s’appliquent à tous les signes religieux ostensibles quels qu’ils soient [9].
Or, le ministre de l’Éducation Nationale n’a fait que préciser que l’abaya était le signe ostensible d’une appartenance religieuse ; son port dans les écoles était donc interdit. La note de service du ministre ne fait naître aucune discrimination dès lors qu’elle ne fait qu’apporter une précision sur un texte conforme à la constitution et à la Déclaration des Droits de l’Homme -qu’il serait peut-être temps de renommer Déclaration des Droits Humains.

Que ce soit sous l’angle de la Loi, de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ou de la jurisprudence, l’interdiction de l’abaya en tant que signe ostensiblement religieux, apparaît donc juridiquement tout à fait justifiée.

Dominique Trouvé,
Avocat au Barreau du Val de Marne
Cabinet ADT

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Notes de l'article:

[1CEDH 30 juin 2009 : Aktas (n° 43563/08), Bayrak (n° 14308/08), Gamaleddyn (n° 18527/08), Ghazal (n° 29134/08), J. Singh (n° 25463/08), R. Singh (n° 27561/08)

[2Conseil d’État, 4ème et 5ème sous-sections réunies, 05/12/2007, 295671, Publié au recueil Lebon.

[3Lire à ce propos le livre de Rahma Adjadj « Nous, les transgressives » aux éditions Les Arènes.

[4CEDH 30 juin 2009 Gamaleddyn (n° 18527/08).

[5L’école et le voile : le sens du vent – Dominique Trouvé chronique | Dalloz Actualité 23 octobre 2019.

[6Eweida et autres c. Royaume-Uni, 2013, § 94

[7Hamidović c. Bosnie-Herzégovine, 2017, § 30

[8Lautsi et autres c. Italie [GC], 2011, § 58 ; Hamidović c. BosnieHerzégovine, 2017, § 35).

[9Lautsi et autres c. Italie [GC], 2011, § 58 ; Hamidović c. BosnieHerzégovine, 2017, § 35).

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