Village de la Justice : Vous avez créé votre cabinet assez récemment et avez fait de la RSE le moteur – la raison d’être – de votre activité. Mettre en place une politique RSE est donc aussi possible pour les « petites » structures ?
Eole Rapone : Ce que vous dites sur la taille de la structure est effectivement intéressant, parce que nous avons souvent des remarques sur le fait que la RSE est plutôt un sujet de cabinets de taille intermédiaire ou de taille importante. Et que, de fait, on s’intéresserait assez peu à ces problématiques au sein des structures avec peu d’associés et/ou peu de collaborateurs. Et c’est, selon nous, une erreur de le croire puisqu’en réalité, ça ne dépend pas de la taille, mais de la stratégie.
On a longtemps pensé que l’avocat était « naturellement RSE », parce qu’il interagit avec des acteurs de la société civile et que, par son serment, magiquement, c’était un acteur vertueux. Il y a bien sûr des éléments qui sont évoqués traditionnellement, comme le pro bono ou le mécénat, et qui sont en effet portés par la profession. Il y a donc des touches de RSE, c’est indéniablement une première pierre.
Toutefois, c’est très insuffisant pour dire que l’on poursuit une démarche RSE, puisqu’il ne suffit pas de se reposer sur ces acquis pour pouvoir dire que l’on contribue à un objectif social. Il y a beaucoup d’autres facettes du métier qu’il faut prendre en compte, dans son organisation, dans ses rapports avec l’extérieur, notamment ses clients, etc. On peut bien sûr faire de la RSE sans la formaliser et, finalement, plutôt la vivre au quotidien. C’est louable évidemment. Mais pour nous, la responsabilité sociétale et environnementale pour un cabinet, ça doit nécessairement se construire, avec une vision dynamique, ambitieuse et stratégique.
La formalisation, assez faible, des politiques RSE au sein des cabinets résulterait donc quelque part, d’un manque d’ambition ? Probablement pas sur tous les axes de la RSE ?
E. R. : Le côté assez peu ambitieux, on le constate par le fait de se focaliser sur un des pans de la RSE, qui est important bien sûr, mais qui est néanmoins marginal pour un cabinet. C’est l’impact environnemental. Alors oui, nécessairement, on utilise du papier, des fournitures, des impressions, on a des déchets émis par l’activité, on utilise de la lumière, de l’énergie par notre équipement informatique, etc. Et c’est évidemment important de connaître son empreinte carbone et d’essayer de favoriser des modes de transports alternatifs par exemple de suivre sa consommation de consommables et d’énergie, etc.
Mais le sujet de la RSE, en tant que cabinet, doit davantage être envisagé en termes d’organisation humaine, donc l’aspect social-sociétal. Là, il y a davantage de travail ! Certains aspects sont mieux couverts par les politiques RSE des cabinets, notamment la formation. C’est un enjeu important en termes de compétences et il y a donc des efforts qui sont davantage déployés.
Le vrai enjeu ici, pour les cabinets, est d’avoir des conditions de travail et un dialogue social améliorés. Et on sent bien que le sujet de tension est là. Or d’un côté, on a une transparence qui est clamée par beaucoup de cabinets, mais de l’autre côté, zéro visibilité sur le parcours professionnel ou sur les écarts de rémunération. On commence certes à avoir quelques données sur la parité, l’égalité hommes-femmes. Mais pas grand-chose en réalité sur les éléments structurants : le taux de turn-over au sein des cabinets, les parcours d’évolution (qui à l’entrée devient associé(e) in fine, dans quelle mesure, avec quel pourcentage), l’équilibre vie professionnelle-vie privée…
Il est vrai que les relations et conditions de travail sont un axe à part entière de l’ISO 26000. Comment peut-on démontrer que le cabinet est un lieu où il fait bon travailler par exemple ?
E. R. : On note que beaucoup de cabinets se suffisent à décrire des « conditions de travail agréables ». Et ce que l’on peut lire sur certains sites de cabinets d’avocats est parfois un petit peu caricatural. Oui, tout le monde est heureux parce qu’il y a une salle de sport, parce qu’on a des beaux locaux, parce qu’on a une conciergerie, parce qu’on met à disposition du café et des boissons. Or tout ça, c’est très bien, mais finalement c’est accessoire.
C’est davantage dans le partage de la gouvernance qu’on apprécie s’il y a une vision partagée par l’ensemble des collaborateurs. Il faut donc s’assurer qu’il y a bien une représentation des collaborateurs, pour permettre une réelle remontée de l’information. De même lorsqu’il y a des fonctions salariées, il faut qu’il y ait des instances pour porter leur voix. On sait bien que tout n’est pas centré sur l’avocat et qu’il est important, y compris sur la RSE elle-même, d’avoir une vision partagée par l’ensemble des parties prenantes. C’est à cela aussi que servent les comités ou conseils de parties prenantes, de critical friends, qui permettent d’avoir un regard critique dans le bon sens du terme, d’avoir une politique davantage tournée vers l’évolution, le prospectif et être un peu moins dans une vision un peu datée de la RSE.
La gouvernance est en effet au centre de la RSE. Des changements de management finalement sont donc souhaitables, y compris au sein des cabinets d’avocat ?
Juliane Dessard Jacques : Oui, en effet. Pour compléter sur le sujet des comités des parties prenantes et l’idée d’appréhender la réalité du cabinet, tant côté avocat(e)s, que côté salarié(e)s, je dirais que c’est vraiment fondamental d’avoir une vision transverse et globale.
De manière générale, comme c’est le cas dans beaucoup d’entreprises aujourd’hui, il faut réfléchir à des modalités de gouvernance plus élargies, plus participatives et qui prennent en considération l’ensemble des intérêts. On peut renverser les perspectives et utilement sortir du système quelque part très « top-bottom », avec des associés qui ont une vision du cabinet qu’ensuite ils déclinent.
Et ceci – on y revient – fait partie de la stratégie du cabinet. On peut tout à fait imaginer ouvrir des espaces de réflexion sur les nouveaux objets du droit (l’impact, la blockchain, les NFT par exemple). Ces thématiques émergentes peuvent tout à fait être portées par des avocats plus juniors dans l’organisation, ne serait-ce que parce que cela les intéresse à titre un peu plus personnel, parce que ces thèmes sont dans leurs préoccupations. Indéniablement, il est alors intéressant pour l’ensemble du cabinet d’avoir cet espace d’échange.
Selon vous, la formalisation d’une politique RSE est donc bien un levier de fidélisation au sein des cabinets ?
E. R. : Complètement ! C’est essentiel pour aligner l’ensemble des parties prenantes, qu’elles puissent prendre une part dans la vision, dans les objectifs et dans la stratégie du cabinet. C’est comme cela que l’on peut mobiliser les gens, qui se sentent alors dans un environnement où ils ont des perspectives. Pas nécessairement des perspectives professionnelles, parce que tout le monde n’a pas vocation à devenir associé – ce serait complètement hypocrite de le dire ! – mais en tout cas, dans le travail, la projection se fait lorsque on a partagé des objectifs, que l’on a des discussions sur les sujets qui intéressent les différentes parties. On le sait, ce sont des leviers très forts d’adhésion.
J. D. J. : Vous évoquiez des enquêtes qui ne relèvent pas l’importance de la RSE pour les candidats au moment du recrutement, mais je pense que si on explicitait ce que cela veut dire, les résultats seraient peut-être différents. Le fait d’utiliser le terme « RSE » peut, je pense, fausser la donne, surtout dans les cabinets d’avocats. Avant de se pencher vraiment sur ces enjeux, on peut en effet voir la RSE comme quelque chose d’accessoire et ne pas clairement en mesurer l’ampleur. Or comme nous le disions, c’est vraiment l’ensemble de l’organisation du cabinet qui est concernée. Donc cela ne peut qu’intéresser les futurs collaborateurs !
L’enjeu est immense, tant pour attirer des talents – les sujets d’évolution professionnelle, d’équilibre entre vie professionnelle et personnelle, etc. sont des problématiques qui remontent très fréquemment – que pour construire ensuite des parcours professionnels cohérents et, ainsi, limiter le risque d’avoir de jeunes avocat(e)s qui partent au bout d’un ou deux ans de collaboration.
Un engagement RSE, cela se mesure. Comment fait-on ? Faut-il définir des objectifs et des indicateurs ? Adopter une raison d’être ? L’inclure dans un pacte d’associés ? Être labellisé ? Tout est possible ?
E. R. : C’est vrai qu’il faut éviter ce concept abstrait de RSE. Et pour cela, on peut d’abord décliner les piliers de la RSE en objectifs, objectifs qui sont eux-mêmes suivis par des indicateurs. C’est comme ça que l’on y arrive ! Comme, dans la plupart des référentiels RSE, les objectifs sont larges sur les différents domaines, il est possible d’adapter à l’activité des cabinets, par rapport à la taille et au niveau de maturité de l’organisation. Il est possible de mesurer beaucoup d’éléments en réalité et certains cabinets le font très bien.
Il est possible de définir des indicateurs de performance opérationnels, avec par exemple le taux d’absentéisme, le nombre de personnes en situation de handicap. Sur le parcours collaborateur, on peut avoir le pourcentage d’associé(e)s qui ont été stagiaires/collaborateurs, etc. On peut aussi calculer le nombre d’heures de formation dispensée et le nombre de publications sur les différents aspects de la RSE, reverser un pourcentage de son chiffre d’affaires pour soutenir des associations qui travaillent sur l’inclusion, etc. Tout ça, ce sont des choses intéressantes à relever et plusieurs pratiques, qui commencent à émerger, rendent le concept de plus en plus concret.
J. D. J. : Pour le reste, effectivement, il y a un énorme sujet d’alignement et de cohérence entre les pratiques en interne, au sein des cabinets de manière générale et la façon dont on interagit avec nos clients. C’est par réelle conviction que nous disons à nos clients que la RSE est une dynamique positive, créatrice de valeur et donc d’impact. La moindre des choses pour porter ce discours, c’est d’être soi-même dans une logique responsable et d’avoir des engagements forts.
C’est d’ailleurs pour cela que dès le lancement du cabinet l’année dernière, nous avons inscrits une raison d’être dans nos statuts et nous franchissons actuellement la seconde étape de la loi PACTE car nous venons de devenir société à mission, avec des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux ambitieux qui sont inclus dans nos statuts. Cela permet bien sûr de crédibiliser nos engagements. Mais il est tout à fait possible de choisir une solution un peu plus classique avec l’inclusion des objectifs dans un pacte d’associés. Les deux fonctionnements sont envisageables, la raison d’être statutaire étant sans doute un peu plus forte quand même, car publique.
Une dernière question : au-delà des murs des cabinets, les avocats ont selon vous un rôle à jouer sur la maturité RSE globale dans notre société ?
E. R. : Oui. Nous pensons que l’engagement et la formalisation des politiques RSE est un tremplin pour faire changer les choses, avec nos collaborateurs et nos clients. Et la RSE est un enjeu de pérennité collective.
Lorsqu’on regarde en effet d’autres évolutions, le numérique par exemple, les organisations qui n’ont pas su prendre le tournant, n’existent plus aujourd’hui. Je pense que nous allons être dans le même type de schéma : ceux qui n’arriveront pas à s’adapter à une économie plus durable, résiliente, inclusive vont disparaître. Il y a un consensus politique sur le sujet, on voit bien les initiatives européennes et françaises.
Nous, cabinets d’avocats, avec nos clients, ne devons pas être des acteurs en marge de ce mouvement collectif. La question qui se pose est donc celle du comment, en tant qu’entreprise, nous pouvons adopter des objectifs sociétaux et environnementaux. C’est aussi celle de savoir comment nous utilisons nos compétences pour faire changer les choses. L’idée est de s’inscrire dans un écosystème de valeurs communes.