Déontologie, justice et équité.

Par Patrick Cocheteux, Avocat.

2477 lectures 1re Parution: 5  /5

Explorer : # déontologie # impartialité # justice de classe # Équité

A une époque où le citoyen défie lors de chaque nouvelle élection les politiques, il convient de rassurer le justiciable en lui démontrant que les auxiliaires de justice ne pratiquent aucun favoritisme. L’ampleur du chantier peut sembler immense, et par conséquent démontre à quel point notre déontologie est précieuse.

-

Dans l’affaire Wolters Kluwer France récemment commentée notamment par le Canard Enchaîné, on n’empêchera pas les justiciables de penser que le Juge de cassation, donc statuant en bout de chaîne, est venu casser par favoritisme un dispositif qui leur était jusque-là favorable.

Cette réponse partielle démontre permet néanmoins, tout en évoquant cette récente affaire de la société WKF soumise à la chambre sociale de la Cour de Cassation, de donner un peu de vigueur à un ancien débat sociologique sur la justice de classe. Quant au débat juridique, il se pose sur le terrain de l’impartialité du juge.

Il est curieux de constater que le débat juridique traite de l’impartialité du juge alors que les médias et les citoyens sont prompts à réagir en termes de partialité du juge.

Les quelques éléments d’analyse ci-après n’ont pour objectif que d’alimenter ces débats auprès des auxiliaires que nous sommes tout en faisant systématiquement la part belle à celle qui nous accompagne en toutes circonstances : l’équité.

L’arrêt de la Chambre sociale de la Cour de Cassation dans l’affaire WKF [1] est un mauvais signal envoyé par la Haute Cour quant au principe de l’impartialité du juge indépendamment de la justesse ou non au fond de la décision rendue. Dans cette affaire, des juges de cassation ont rendu une décision [2] sur une affaire qui opposait la société qui les emploie, Wolters Kluwer France, pour des commentaires d’arrêt ou l’animation de journées d’études à des membres du personnel de cette même société convaincus d’avoir subi un préjudice financier par la faute de leur employeur. La décision qui leur donnait raison en appel est cassée.

L’analyse qui suit retient uniquement le débat déontologique sans s’intéresser au débat juridique lié au droit social.

L’interprétation de la norme à l’aune d’une connivence, y compris soufflée par les médias, entre juge et parties ou d’une idéologie ne peut donner au justiciable le sentiment d’un procès équitable [3].
Le Syndicat de la Magistrature qui ne se prive jamais de donner ses avis est souvent mis à mal dans les médias car il est à craindre que ses membres ne soient affectés dans leur raisonnement juridique par une éthique de classe [4]. Le jugement rendu s’accommoderait alors d’un « hunch » [5] initial, véritable catégorie de l’entendement qui s’imposerait comme intuition pour transformer les faits soumis à l’appréciation du juge en devenir de la chose jugée. Mais quel avocat oserait un jour demander des comptes à un magistrat en établissant que son appartenance à tel ou tel syndicat n’a pas permis de rendre le procès équitable pour son client ? La récusation ou renvoi pour suspicion légitime du juge partial est extrêmement rare mais on peut se demander si ce constat est de bons augures comme manifestant d’un exercice irréprochable de la justice ou de mauvais aloi face à une éventuelle connivence.

I - Le constat sur le débat juridique.

L’installation de la contestation. L’arrêt Obrego [6] marque la reconnaissance du fait syndical [7] en 1972 et la naissance d’une politique revendicative forte de la part des magistrats inscrits au Syndicat de la Magistrature.
Le Conseil d’État décide en effet le syndicat de la magistrature comme recevable à intervenir dans une instance [8] engagée par un magistrat déclarant avoir agi en sa qualité de membre de ce syndicat.
Si le fait de critiquer en des termes désobligeants pour le président de sa juridiction une décision commandée par l’intérêt du service ne peut être regardé comme un manquement au devoir de réserve, un magistrat commet pourtant un tel manquement en participant à la diffusion de cette protestation. Le Syndicat de la Magistrature est clair dans ses objectifs et ses intentions dans un ouvrage [9] nommé « Au nom du peuple français », certes désormais ancien puisque publié en 1974. Toutefois, la quatrième de couverture a le mérite d’être signifiante : « Les magistrats syndiqués ne se satisfont pas d’une critique moralisatrice du fonctionnement de la justice. Ils veulent davantage : agir à l’intérieur de l’appareil judiciaire pour imposer le changement par une nouvelle pratique ».

Le jeu politique consiste à faire l’opinion publique pour la rendre majoritaire. Et le rôle de toute idéologie est de faire dominer les opinions et sentiments personnels sur la juste appréciation des faits. Dans ce contexte, si on ne saurait interdire à un magistrat d’avoir des opinions personnelles, on ne saurait pour autant l’encourager à les exprimer sauf à vouloir encourager le sentiment populaire de partialité [10]. Le devoir de réserve du magistrat, fonctionnaire comme un autre, devrait être d’autant plus assuré. La déontologie du magistrat ne lui en imposerait-il pas la nécessité ?

Le serment actuel des avocats consiste à jurer d’exercer les fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. Dans une version ancienne, le serment faisait référence à l’obligation de ne rien dire ou publier comme défendeur ou conseil de contraire aux lois, aux règlements et aux bonne mœurs, à la sûreté de l’état et à la paix publique et de ne jamais s’écarter du respect dû aux tribunaux et aux autorités publiques. Par comparaison, le serment [11] des magistrats de l’ordre judiciaire est celui-ci : « Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ». Nul doute que l’avocat est dans le domaine de l’indépendance alors que le magistrat est dans le domaine de la loyauté. Encore faut-il déterminer ce qu’est la loyauté et envers qui on la doit. On ose espérer que ce devoir s’inscrit d’abord dans un rapport à la valeur « Justice » et ensuite dans le rapport à ceux envers qui la loyauté a un sens. En effet, on entend souvent dire que l’on peut trahir pour rester fidèle à ses propres convictions et, en politique notamment, ce stratagème excuserait la trahison. La loyauté se juge néanmoins par rapport à ceux qui vous ont fait confiance et à l’attitude qu’ils espéraient de la personne. Si l’idéologie de gauche vient polluer la loyauté à la valeur du juste, on a la faiblesse de croire qu’elle concourt à l’équité. Si l’idéologie de droite confine à « un virage pro entreprise » [12], on a la faiblesse de croire qu’elle encourage l’injustice sociale.

II- Les critères de la partialité.

La question à se poser reste celle de la partialité du juge. Ce problème renvoie aux critères permettant de l’établir. La simple appartenance à un syndicat et le partage qu’elle suppose avec la défense d’intérêts corporatistes ne sont bien entendu pas suffisants pour en conclure à une quelconque partialité. A l’opposé, si l’appartenance au syndicat suppose le partage d’une idéologie politique, il faut craindre que le prévenu « de droite » soit moins bien traité que celui « de gauche » pour les mêmes faits, ou vice versa. Donc, même si la partialité s’apprécie in concreto, l’impartialité ne peut être vraie qu’en dehors d’une approche politique d’appartenance à un syndicat marqué comme étant de gauche ou de droite. L’impartialité signale en effet l’absence de préconçu ou de parti pris, de préférence doctrinale, de paradigme impératif invalidant la pensée libre. L’impartialité du juge est un principe procédural qui assure au justiciable le droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant. Or, le juge de gauche est dépendant de par l’idéologie qu’il véhicule. De même bien sûr pour le juge de droite.

L’impartialité du juge garantit le droit à un procès équitable tel que prévu par l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) et le juge dépendant ne saurait donc assurer un procès équitable. La neutralité du juge est le gage de sa crédibilité. A ce titre, il doit examiner avec la même attention les éléments favorables ou défavorables à chacune des parties sinon sa décision est discrétionnaire, entachée de despotisme et d’arbitraire.

Ultime question : comment apporter la preuve de la partialité du juge ? Tâche extrêmement difficile s’il en est car l’appartenance d’un juge à un syndicat n’est pas révélée par le syndicat et, en pratique, ne peut être connue des justiciables que si le juge s’est manifesté par la signature d’une pétition publique, une déclaration médiatique ou une prise de position politique. L’extériorisation de la partialité constitue un aveu de celle-ci. A contrario, peut-on alors faire remarquer que l’extrême discrétion de certains juges est en conséquence la marque de leur partialité par l’absence d’extériorisation ? L’impartialité serait présente sur fond d’absence pourrait dire un psychologue. On ne saurait en effet déduire de leur attitude discrète une inaptitude à la communication sauf à considérer le juge qui ne s’exprime pas face aux médias comme un autiste qui s’ignore. Compte tenu de ces difficultés de preuve, on a tenté de distinguer l’impartialité fonctionnelle et l’impartialité personnelle.

L’impartialité personnelle s’apprécie indépendamment de la fonction exercée mais en raison des convictions personnelles du juge. Les termes d’une décision [13] peuvent trahir le manque d’impartialité personnelle du magistrat, qui porte ainsi atteinte au droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial. Il est question d’apprécier le risque que les convictions personnelles du juge, ses orientations diverses puissent le conduire à ne pas faire preuve de toute l’impartialité souhaitable.
Cette impartialité subjective est présumée [14] par principe et la preuve contraire est difficile à apporter. Elle peut néanmoins l’être ainsi par exemple dans l’arrêt REMLI [15] où un juré de Cour d’Assises s’est déclaré raciste devant témoin. Dans son paragraphe 46, « La Cour renvoie aux principes établis par sa jurisprudence et relatifs à l’indépendance et à l’impartialité des tribunaux. Ils valent pour les jurés comme pour les magistrats, professionnels ou non (voir l’arrêt Holm c. Suède du 25 novembre 1993, série A no 279-A, p. 14, par. 30). »

La partialité personnelle du magistrat peut aussi résulter d’une connivence présumée entre juges et parties au dossier arbitré lorsque le juge est l’obligé d’une partie ou son salarié même occasionnel ainsi dans l’affaire Wolters Kluwer (WKF) soulevée par le Canard Enchaîné [16] et Alternatives Économiques [17] récemment.

L’impartialité fonctionnelle ne résout pas tout. Celle-ci réside dans l’exercice des fonctions du juge, indépendamment de ses convictions personnelles et de son attitude. Cette impartialité objective s’assure d’une séparation des pouvoirs entre les juges afin qu’aucun d’entre eux ne participe à la fois de la poursuite, de l’instruction et du jugement dans un même dossier. Le problème de cette impartialité objective est de savoir si les différents juges ayant connaissance d’une affaire ont déjà eu l’occasion de se faire une opinion sur le fond de l’affaire. Mais en fait, face à un ensemble de juges tous différents et statuant en chaîne, on peut certes réaliser une objectivité fonctionnelle de façade alors qu’il y a subjectivité profonde si tous appartiennent à une même idéologie.

Ajoutons à cela qu’en droit français, le Parquet étant autorité de poursuite non indépendante, il est partial. Il a nécessairement une idée de la culpabilité de celui qu’il poursuit dans son réquisitoire introductif. Si le juge d’instruction le suit et n’instruit qu’à charge, l’impartialité fonctionnelle ne sert à rien. Au moins au pénal, la garantie d’impartialité réside donc dans la vérification du travail d’instruction.

Dans l’affaire WKF, on n’empêchera pas les justiciables de penser que le juge de cassation, donc statuant en bout de chaîne, est venu casser par favoritisme un dispositif qui leur était jusque-là favorable. Le déport du juge aurait permis d’éviter ce malaise.

Conclusion.

L’impartialité réclame des preuves. La partialité aussi. La difficulté à prouver l’une comme l’autre ne fait aucun doute mais une piste de réflexion consiste peut être à développer l’esprit critique des justiciables pour examiner de bonne foi les jugements soumis à leur opinion. Faisons leur confiance puisque la justice est rendue en leur nom !

Patrick Cocheteux
Avocat Associé
PCX Avocats

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

24 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[1Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 28 février 2018, 16-50.015, Publié au bulletin.

[2Il n’est pas certain que les trois juges concernés par l’affaire aient « informé les autres membres de la formation de jugement de faits le concernant personnellement, susceptibles d’affaiblir l’image d’impartialité qu’il doit offrir à l’ensemble des parties » comme leur impose le recueil des obligations déontologiques des magistrats (L’impartialité, B20, juin 2010, Conseil supérieur de la magistrature).

[3C’est la raison pour laquelle le recueil a établi la règle énoncée ci-après : « B.21 Si le magistrat bénéficie des droits reconnus à chaque citoyen, il ne peut cependant souscrire aucun engagement de quelque nature qu’il soit (politique, philosophique, confessionnel, associatif, syndical, commercial...), ayant pour conséquence de le soumettre à d’autres contraintes que celles de la loi républicaine et de restreindre sa liberté de réflexion et d’analyse ».

[4Cf. par exemple Jean-Pierre Cam, « Juges rouges et droit du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, no 19, 1978, p. 3-27. Plus récemment, l’affaire du « mur des cons » et l’appel à voter contre Nicolas Sarkozy.

[5Cf. Joseph C. Hutcheson Jr., “Judgment Intuitive the Function of the Hunch in Judicial Decision”, 14 Cornell L. Rev. 274 (1929).

[6Conseil d’Etat, Section, du 1er décembre 1972, 80195, publié au recueil Lebon.

[7Actuellement, l’art.27 de la loi organique n° 2016-1090 du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature prévoit un art. 10-1. - I. - Le droit syndical est garanti aux magistrats qui peuvent librement créer des organisations syndicales, y adhérer et y exercer des mandats.

[8La requête de la demoiselle Nicole tendait à l’annulation pour excès de pouvoir d’une décision par laquelle le procureur général près la cour d’appel de Reims lui a adressé un avertissement.

[9Syndicat de la magistrature, Au nom du peuple français, Lutter/Stock2, 1974.

[10Dans le texte dénommé « La harangue de Baudot à des magistrats qui débutent », 1974, on trouve l’encouragement à la partialité suivant : « Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut que vous la fassiez un peu pencher d’un côté ».

[11Ordonnance 58-1270 du 23 décembre 1958, art. 6, modifié par la loi organique n° 2016-1090 du 8 août 2016.

[12Selon l’article d’Alternatives Économiques, déjà cité.

[13Cf. par exemple la décision où un juge s’exprime en termes particulièrement grossiers sur l’attitude d’une personne : Civ. 2e, 14 sept. 2006, n° 04-20.524 ; D. 2007. 896, chron. V. Vigneau ; AJDI 2006. 932, obs. F. Bérenger.

[14CEDH, affaire Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, 10486/83.

[15CEDH, affaire Remli c. France, 23 avril 1996, 16839/90. Commentaire avec la Question écrite n° 16361 de M. Georges Gruillot (Doubs - RPR) publiée dans le JO Sénat du 04/07/1996 - page 1635 et la réponse publiée dans le JO Sénat du 29/08/1996 - page 2243.

[16Canard Enchaîné, 18 avril 2018 :« Ces hermines de la Cour de Cass qui aiment la perruque ; Friands de collaborations à des publications et des journées d’études, ces prestigieux magistrats ont jugé avec indulgence un de leurs employeurs. »

[17Alternatives Économiques, 18 avril 2018, Marc Chevallier, « Des magistrats de la Cour de cassation juges et parties ? »

A lire aussi :

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 340 membres, 27850 articles, 127 257 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Assemblées Générales : les solutions 2025.

• Voici le Palmarès Choiseul "Futur du droit" : Les 40 qui font le futur du droit.




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs