Au sommaire de cet article...
- I - Les agents : le chaînon manquant.
- A - Les aptitudes des modèles de langage.
- B - Du Large Language Model au Large Action Model.
- II - La naissance de nouvelles formes d’organisation.
- A - Une organisation à repenser.
- B - Un rapport au client différent.
- C - Les juristes doivent innover !
- D - L’invention de nouveaux métiers.
- III - Les défis et les contraintes à relever face à la révolution des agents autonomes.
- A - Une forte acculturation à l’IA est nécessaire pour exploiter le potentiel des agents autonomes.
- B - L’intégration des enjeux de sécurité et de confidentialité dans un environnement d’agents autonomes.
On pourrait se demander si cette nouvelle vague d’enthousiasme pour l’IA n’est qu’une énième phase d’euphorie destinée à être suivie d’une inévitable déception, comme le suggère le fameux cycle de Gartner. Pourtant, plusieurs facteurs indiquent que nous sommes à l’aube d’un changement plus profond et durable.
Tout d’abord, l’IA a évolué de systèmes spécialisés vers des modèles généralistes aux compétences multiples. Ces nouveaux modèles excellent dans diverses tâches allant du résumé à l’analyse complexe, comme en témoignent leurs performances impressionnantes dans les évaluations académiques et spécialisées. Une étude publiée dans Artificial Intelligence and Law illustre cette polyvalence, démontrant ainsi les capacités des modèles de langage à réussir divers examens universitaires.
Ensuite, malgré les débats sur la nature de leur "compréhension", ces modèles démontrent une aptitude remarquable à saisir les nuances du langage et les contextes implicites. Cette capacité ouvre la voie à des interactions plus naturelles et sophistiquées avec les utilisateurs.
De plus, leurs facultés génératives et conversationnelles en font des assistants précieux pour les professionnels du droit. Leur aptitude à traiter de vastes quantités d’informations, à en extraire l’essentiel et à produire des textes adaptés à différents registres linguistiques révolutionne potentiellement la pratique juridique.
Au-delà de ces progrès attendus, les grands modèles de langage ont révélé des capacités émergentes surprenantes, notamment en matière de raisonnement. Par ailleurs, les développements récents, comme le modèle Q* d’OpenAI, visent à repousser encore les limites du raisonnement artificiel, s’éloignant de la simple prédiction de mots pour tendre vers une véritable compréhension conceptuelle.
L’intégration de ces avancées avec d’autres technologies, telles que la mémoire persistante et l’interaction avec des systèmes externes, a donné naissance à une véritable rupture : les agents autonomes. Cette approche promet d’élargir considérablement le champ des possibles pour les professionnels du droit dans un avenir proche, tout en soulevant de nouvelles questions éthiques et pratiques. Ainsi, bien que des obstacles persistent, l’impact potentiel de ces agents autonomes sur le secteur juridique s’annonce profond et transformateur, ouvrant la voie à une nouvelle ère de la pratique du droit assisté par l’IA.
Dans cet article, nous explorerons l’impact des agents autonomes basés sur l’intelligence artificielle sur la profession d’avocat. Notre analyse se structurera autour de trois axes principaux. Tout d’abord, nous examinerons en détail le concept d’agent autonome, ses caractéristiques et son potentiel dans le domaine juridique. Ensuite, nous verrons comment ces agents pourraient contribuer à l’achèvement de la digitalisation des cabinets d’avocats, marquant ainsi une nouvelle étape dans la transformation numérique du secteur. Enfin, nous évaluerons les risques et les opportunités que cette technologie présente pour la profession, en considérant à la fois les avantages potentiels en termes d’efficacité et de service, ainsi que les défis éthiques et pratiques qu’elle soulève. Cette analyse nous permettra de mieux comprendre les enjeux de cette évolution technologique et d’envisager comment la profession peut s’y adapter.
I - Les agents : le chaînon manquant.
A - Les aptitudes des modèles de langage.
Les modèles de langage actuels intègrent une variété de capacités, allant des tâches élémentaires aux fonctions plus complexes. Parmi ces compétences, on retrouve l’analyse et l’extraction d’informations, les tâches génératives, le dialogue, etc.
La caractéristique nouvelle est que ces aptitudes sont intégrées au sein d’un même modèle. Auparavant, chaque tâche nécessitait l’entraînement de modèles sur des jeux de données spécialisés. Les grands modèles de langage ont apporté la déspécialisation et la facilité d’usage, permettant à des organisations plus petites, dont ce n’est pas le métier premier, de bénéficier de ces technologies avancées.
Cependant, c’est dans le domaine du raisonnement que ces modèles montrent des avancées particulièrement prometteuses.
Le raisonnement permet aux modèles de décomposer un problème en plusieurs étapes, d’utiliser les outils à leur disposition, de critiquer et modifier leur approche en fonction des résultats intermédiaires, et de planifier les actions nécessaires pour résoudre un problème. Ces capacités trouvent des applications directes au sein des cabinets d’avocats, transformant la manière dont le travail juridique est effectué.
Cette évolution marque une étape importante, mais elle n’est que le prélude à une transformation encore plus profonde : le passage du Large Language Model au Large Action Model.
B - Du Large Language Model au Large Action Model.
1. Les piliers de l’autonomie.
Les capacités d’analyse et de traitement de l’information sont déjà largement utilisées dans les offres des grands éditeurs, optimisant les processus de recherche et générant des réponses adaptées aux besoins des utilisateurs. Ces procédés s’appuient principalement sur des aptitudes classiques du traitement automatique des langues (NLP), largement améliorées par les grands modèles de langage.
Cependant, une nouvelle révolution s’annonce, s’appuyant sur les capacités de raisonnement et de planification des modèles. Comme l’a souligné Bill Gates, cela pourrait changer radicalement les interfaces avec la machine, lui laissant la main sur un certain nombre d’opérations, de la prise de rendez-vous à la réservation de restaurant.
Dans le contexte juridique, les implications sont encore plus profondes. On peut envisager des agents capables de rédiger des contrats, de proposer plusieurs modèles de clauses, d’intégrer les retours de l’utilisateur pour amender le texte, et d’insérer dynamiquement des éléments provenant des données internes et externes du cabinet, le tout via une interface en langage naturel.
Pour réaliser ces prouesses, trois éléments clés sont nécessaires :
1. La capacité à mémoriser les actions passées, réalisée aujourd’hui par différentes techniques dont l’allongement du contexte des modèles.
2. La capacité à interagir avec le monde extérieur, pour dynamiser et vérifier les connaissances du modèle, évitant ainsi les hallucinations.
3. La capacité à utiliser des outils externes, ou "actions", pour effectuer des tâches spécifiques.
Ces trois piliers constituent la base de ce que l’on appelle désormais les Large Action Models.
2. L’avènement des Large Action Models.
Les Large Action Models représentent une évolution significative par rapport aux modèles de langage traditionnels. Ils intègrent la capacité d’effectuer des actions concrètes, élargissant considérablement leur champ d’application. Ces actions peuvent être de nature très variées :
- effectuer une recherche dans Légifrance ou une base de données éditeurs ;
- piocher dans des modèles internes ;
- extraire des informations d’un document ;
- appeler des données externes issues de sources spécialisées (greffe, RNE, BODACC, BOAMP, etc.) ;
- appeler un superviseur humain pour validation, relecture, etc.
Le nombre d’actions possibles n’a pour seule limite que l’imagination des concepteurs et, à ce stade, les contraintes imposées par la technologie.
Cette approche transforme radicalement notre rapport à la technologie. Elle permet d’automatiser largement les tâches intellectuelles et modifie en profondeur notre interaction avec la machine ainsi que les professions du savoir. Les agents autonomes promettent non seulement de traiter l’information de manière plus efficace, mais également de prendre des décisions tout au long de la chaîne de travail. Cette caractéristique, couplée à la maîtrise de la langue, aura de forts impacts sur les professions juridiques.
Face à ces avancées technologiques majeures, il est légitime de s’interroger sur leurs implications pour le secteur juridique. On peut anticiper deux mouvements de fond qui vont remodeler le paysage professionnel :
- l’achèvement rapide de la digitalisation totale des cabinets d’avocats ; et
- l’émergence de nouvelles offres de services et de nouveaux métiers dans le secteur juridique.
Ces développements ouvrent un champ des possibles bien plus vaste que les outils actuels comme ChatGPT ou Copilot. Ils promettent une transformation profonde de la pratique du droit dans les années à venir, redéfinissant les compétences nécessaires et la nature même du travail juridique.
II - La naissance de nouvelles formes d’organisation.
L’essor de l’informatique et des legaltech a déjà conduit à des gains de productivité significatifs, une meilleure qualité de service et un accès facilité à la justice. Des avancées telles que le remplissage automatique de formulaires et l’amélioration des capacités de communication ont marqué cette évolution. Cependant, ce que nous avons vu jusqu’à présent n’est qu’un prélude à une transformation bien plus profonde. L’innovation touche désormais l’entièreté de l’organisation et non plus seulement des tâches spécifiques, annonçant une révolution dans la pratique du droit.
A - Une organisation à repenser.
Le phénomène des agents autonomes promet de changer radicalement notre rapport à la machine, et par extension, la structure même des organisations juridiques. Avec l’émergence de projets permettant la coordination entre agents comme ceux développés par CrewAI peut envisager des structures complètes opérées par des agents intelligents.
Bien que ce scénario puisse sembler trop optimiste à première vue, la trajectoire fulgurante de l’IA ces derniers mois nous incite à le considérer sérieusement. En effet, rien n’empêche désormais de coordonner des agents capables de répondre aux clients par texte ou par voix, de rédiger et réviser des documents d’importance variable - de l’email au contrat - le tout sous la supervision d’un agent manager.
Face à ces perspectives, il est légitime de s’interroger : quelles seront les conséquences sur la profession d’avocat ?
B - Un rapport au client différent.
Plutôt que de voir l’IA comme une menace, il convient de la considérer comme un nouvel outil offrant de multiples opportunités :
- Elle permet aux avocats de se recentrer sur la relation humaine, aspect fondamental de la profession que la technologie ne peut remplacer.
- Le gain de temps généré peut être réinvesti dans un service client plus personnalisé et approfondi.
- La qualité du travail juridique peut être significativement améliorée grâce à l’assistance de l’IA.
Toutes ces conséquences rappellent la notion de juriste augmenté mais ne faut-il pas aller au-delà et s’intéresser à la capacité d’innovation technologique dans une profession qui n’en a pas forcément l’habitude ?
C - Les juristes doivent innover !
Un changement de paradigme s’opère : il est désormais attendu des services juridiques [1] qu’ils soient à la pointe de l’innovation. Cette petite révolution est directement liée à l’avènement des modèles génératifs de langage, qui constituent la matière première de ces professionnels.
Le plus remarquable est que cette révolution est à portée de main. On peut conjecturer que la mise en œuvre pourra se faire au sein même des services juridiques, sans recours excessif à des compétences externes. En effet, si les professions du droit vont se transformer rapidement, d’autres, comme le développement informatique, connaissent déjà les effets de cette révolution.
La démocratisation des modèles d’IA, autrefois confidentiels, couplée à l’émergence d’outils no-code, ouvre la voie à une hyperpersonnalisation des solutions juridiques :
- ré-entraînement des modèles à partir des données internes du cabinet ;
- élaboration d’un univers fonctionnel spécifique à chaque organisation.
D - L’invention de nouveaux métiers.
Si l’IA représente un défi notamment en termes de concurrence, elle offre aussi de formidables opportunités pour les avocats, souvent plus accessibles qu’on ne le pense. Plusieurs nouveaux rôles se dessinent :
- L’avocat fournisseur de solutions métiers, capable de valoriser ses données et de les commercialiser.
- L’avocat évaluateur, à la frontière entre droit, éthique et technique, certifiant des solutions d’IA pour ses clients.
- L’avocat facilitateur de collaborations transdisciplinaires, capable de faire le pont entre différents domaines d’expertise.
- Le Legal LLM Engineer, combinant des compétences juridiques et techniques pour développer et optimiser des solutions d’IA spécifiques au domaine juridique.
A cet enthousiasme, on objectera sûrement que l’absence de fiabilité ou la confidentialité sont un frein réel à l’adoption rapide de l’IA et des agents autonomes.
III - Les défis et les contraintes à relever face à la révolution des agents autonomes.
L’avènement des agents autonomes basés sur l’IA promet de révolutionner la pratique du droit. Cette évolution va bien au-delà de l’adoption de simples outils : elle implique une transformation radicale de notre manière d’interagir avec la technologie et d’organiser le travail juridique. Pour tirer pleinement parti de cette révolution, les cabinets d’avocats doivent relever deux défis majeurs : l’acculturation à l’IA et l’intégration des enjeux de sécurité et de confidentialité.
A - Une forte acculturation à l’IA est nécessaire pour exploiter le potentiel des agents autonomes.
L’IA, et particulièrement les agents autonomes, ne peuvent être considérés comme de simples outils bureautiques ou des logiciels métiers classiques. Leur intégration nécessite une compréhension approfondie pour plusieurs raisons :
- La polyvalence exceptionnelle : les agents autonomes peuvent effectuer une variété de tâches allant de la recherche juridique à la rédaction de documents complexes, en passant par l’interaction avec les clients.
- Le pilotage direct par les professionnels : les avocats deviennent en quelque sorte les "programmeurs" de leurs propres assistants IA, nécessitant une compréhension approfondie de leurs capacités et limites.
- La gestion des biais et des logiques internes : les modèles sous-jacents aux agents autonomes incorporent des logiques et des biais qu’il faut savoir identifier et gérer, non seulement pour des raisons éthiques mais aussi d’efficacité.
- L’évaluation complexe des performances : l’absence de consensus sur les méthodes d’évaluation des agents IA pose un défi particulier dans un domaine aussi réglementé que le droit.
- L’adaptation à un environnement en constante évolution : les capacités des agents autonomes évoluent rapidement, nécessitant une veille technologique constante.
Cette acculturation est d’autant plus cruciale que les agents autonomes vont probablement redéfinir les flux de travail au sein des cabinets. Ils pourraient, par exemple, gérer la communication initiale avec les clients, effectuer des recherches préliminaires, ou même coordonner différentes tâches au sein du cabinet.
Pour réussir cette transition, les cabinets devront investir massivement dans la formation, non seulement des avocats mais de l’ensemble du personnel. Cette formation devra aller au-delà de l’utilisation technique et inclure une compréhension des principes de l’IA, de l’éthique, et des implications légales de son utilisation.
B - L’intégration des enjeux de sécurité et de confidentialité dans un environnement d’agents autonomes.
L’utilisation d’agents autonomes soulève de nouvelles problématiques de sécurité et de confidentialité, parfois plus complexes que celles liées à la simple cybersécurité :
- La fiabilité et la cohérence : les agents autonomes, malgré leur sophistication, peuvent produire des hallucinations ou des affabulations. Dans un contexte juridique, cela peut avoir des conséquences graves.
- La confidentialité des données : les agents autonomes nécessitent souvent des traitements de données externes à l’organisation, soulevant des questions cruciales de confidentialité client.
- L’évaluation continue des systèmes : la nature évolutive des agents autonomes nécessite une évaluation constante de leur performance et de leur fiabilité, un défi technique et méthodologique.
- La robustesse technique : les agents autonomes doivent être capables de fonctionner de manière fiable dans des situations complexes et imprévues, une exigence particulièrement importante dans le domaine juridique.
- L’explicabilité et la traçabilité : dans un domaine où la justification des décisions est cruciale, la capacité à expliquer et à retracer les raisonnements des agents autonomes est primordiale.
- La gestion des interactions : les agents autonomes pouvant interagir directement avec les clients ou d’autres systèmes, il faut mettre en place des protocoles rigoureux pour encadrer ces interactions.
Pour relever ces défis, les cabinets devront développer des stratégies innovantes parmi lesquelles :
- mise en place de systèmes de supervision humaine des agents autonomes ;
- développement de protocoles stricts pour l’utilisation et la vérification des outputs des agents ;
- collaboration avec des experts en sécurité informatique et en éthique pour développer des cadres d’utilisation responsable ;
- adoption de technologies de chiffrement pour protéger les données traitées par les agents ;
- mise en place de systèmes d’audit réguliers des performances et de la sécurité des agents autonomes.
L’intégration des agents autonomes dans les cabinets d’avocats représente une opportunité extraordinaire de transformer la pratique du droit. Cependant, pour en tirer pleinement parti tout en maîtrisant les risques associés, une profonde transformation de la culture organisationnelle, des compétences et des pratiques de sécurité est nécessaire. Les cabinets qui réussiront cette transition seront en mesure d’offrir des services juridiques plus innovants, plus efficaces et plus sûrs.