Combinées les unes aux autres, ces dispositions assurent en théorie la protection de l’auteur qui cède ses droits en vue de l’exploitation de son œuvre, que ce soit dans les cas spécifiquement énumérés par la loi (représentation, édition, production audiovisuelle) ou dans les autres cas.
Il arrive pourtant que les tribunaux, au plus haut rang desquels la Cour de cassation, aient une position différente.
Une récente affaire a opposé une illustratrice d’ouvrages pour la jeunesse à une maison d’édition [2]. Sur commandes de la seconde, la première avait réalisé plusieurs illustrations destinées à être exploitées au sein de différents ouvrages. Les relations entre les parties étaient formalisées par des échanges croisés de bons de commande, de factures et de notes comptables. L’illustratrice avait été payée au forfait, à chaque commande.
Comme souvent, le litige est survenu à l’occasion des retirages de certains des ouvrages, ou de leur exploitation en ligne, l’illustratrice reprochant à l’éditeur d’avoir exploité ses œuvres sans contrat, et sans rémunération complémentaire.
Les écrits échangés entre les parties furent logiquement qualifiés de relations contractuelles et la question principale était donc de savoir si et dans quelle mesure l’illustratrice avait cédé ses droits d’exploitation. Or, assez curieusement, les juges estimèrent que ces relations contractuelles formaient non pas des contrats d’édition mais des contrats de louage d’ouvrage.
Pour la Cour de cassation, qui a approuvé la cour d’appel sur ce point, la justification semble provenir de ce que les illustrations avaient été commandées et présentaient un caractère accessoire par rapport aux œuvres déjà écrites. La qualification est pourtant critiquable si l’on s’en tient à la réalité des faits. Certes les illustrations ont été commandées pour être exploitées avec des œuvres écrites préexistantes. Certes l’on peut même considérer que les illustrations étaient accessoires par rapport à ces œuvres écrites. Mais il n’en reste pas moins que les illustrations ont fait l’objet d’une édition [3]. Le fait que cette édition ait été conjointe à l’édition d’œuvres écrites préexistantes devrait être sans incidence [4]. En toute hypothèse, les droits d’auteur naissent quelle que soit la destination de l’œuvre, qu’elle soit mineure ou majeure dans l’œuvre finalement éditée ne devrait donc pas avoir de conséquence sur les modalités de leur cession.
Mais ce n’est pourtant pas le point de droit qui devrait être la principale source de difficulté et d’inquiétude pour les auteurs. Car dans cette affaire, les juges ont décliné leur analyse dans un sens extrêmement favorable à l’éditeur, pour apprécier la portée de la cession des droits de l’illustratrice. Ils ont considéré que les relations contractuelles entre les parties devaient être qualifiées de contrats de louage d’ouvrage assortis d’une cession du droit de reproduction (ou de « contrats de louage d’ouvrage pour la commande d’illustrations destinées à être insérées dans des œuvres » selon la formule de la cour d’appel).
Alors que certains des écrits ne comportaient pas de mention relative à une quelconque cession de droits d’auteur [5], les juges du fond ont estimé qu’il se déduisait des relations entre les parties que, même si certains bons de commande n’avaient pas été signés par l’illustratrice, elle en avait accepté les termes en envoyant sans aucune réserve les illustrations en cause, et qu’elle connaissait la destination des illustrations. En outre, pour les juges, « la facturation des illustrations livrées emporte nécessairement cession du droit de reproduction ».
Sur le principe de la cession des droits de l’illustratrice en faveur de l’éditeur, la décision de la Cour de cassation de considérer que la preuve en était rapportée n’est pas sans un certain pragmatisme ou réalisme juridique. Considérant que les relations ne s’analysent pas en un contrat d’édition (pour lequel un écrit aurait été obligatoire), la Cour se satisfait de moyens de preuve libres (les échanges entre les parties tels que les bons de commande, les livraisons des œuvres, les factures, ou les notes comptables). Cela est non seulement en accord avec l’analyse de départ mais l’on peut même estimer que cela ressort en quelque sorte de la volonté des parties. L’illustratrice savait que les illustrations allaient être exploitées, pour ne pas dire éditées ou publiées, avec certaines œuvres écrites déterminées. C’était l’objet même de la commande.
Mais la justification ne vaut que pour le principe de la cession. Car dans cette affaire, les juges firent totalement abstraction des dispositions de l’article L.131-3, alinéa premier, précité. Les contours de la cession des droits de l’auteur sur son œuvre n’étaient absolument pas dessinés. L’illustratrice connaissait certes la destination première de ses œuvres mais rien n’avait été décidé quant à l’étendue de la cession, quant à la sphère géographique de l’exploitation ou quant à sa durée.
Tant pis pour l’auteur semblent dire les juges. Dès lors que la destination des illustrations était claire et dès lors qu’elle a été respectée et que l’illustratrice ne s’est pas opposée dans un délai raisonnable à cette exploitation, l’éditeur pouvait librement utiliser les œuvres en cause, fabriquer ou faire fabriquer de nouveaux tirages, ou les exploiter en ligne [6].
La Cour de cassation considère en fait que les dispositions de l’article L.131-3, alinéa premier, du CPI ne s’appliquent pas en-dehors des cas spécialement réglementés par la loi. En d’autres termes, en-dehors des contrats de représentation, d’édition et de production audiovisuelle, il n’y aurait aucun formalisme à respecter pour la cession de droits d’auteur [7].
Le danger pour les auteurs est donc réel et il va croissant tant on sait que dans certains domaines artistiques, notamment dans le secteur de la commande d’œuvres graphiques ou de la publicité, les contrats de cession de droits d’auteur sont rares.
Le Code de la propriété intellectuelle protège-t-il encore les auteurs ? Sans doute que oui, en première lecture. Mais les tribunaux protègent-ils encore les auteurs ? Interprètent-ils toujours le Code en faveur des auteurs ? Pas si sûr.
Dans le doute, il appartient donc aux auteurs de prendre les devants et de faire respecter leurs droits en amont de la prestation ou au moment de la livraison de l’œuvre, en déterminant eux-mêmes et avec force détails la portée de la cession.