Clarisse Andry : Pourriez-vous d’abord nous donner une définition de la blockchain ?
Bruno Massot : La blockchain est une technologie, basée sur la cryptographie, initialement développée pour tracer et sécuriser les échanges de cryptomonnaies comme le bitcoin. Mais elle est avant tout un système d’enregistrement dont le contenu est dupliqué simultanément sur plusieurs serveurs, appelés des nœuds, et qui constituent un réseau accessible à plusieurs participants, sans l’intervention d’un intermédiaire ou d’un tiers de confiance. La blockchain appartient à la famille plus large des systèmes d’enregistrement distribués (distributed ledger technology – DLT). Quelle est sa caractéristique ? Elle permet de conserver de manière immuable la trace de toute transaction, financière ou non, et plus généralement de tout flux, que ce soit de données, de biens (corporels ou incorporels) ou d’information.
Pourquoi l’appelle-t-on blockchain ? Prenons un ou plusieurs évènements, tels que des transactions, qui sont identifiés, compilés dans un bloc de données, lui-même authentifié par une empreinte numérique (hash). Ce bloc est enchainé de manière définitive au bloc qui traçait les évènements précédents, constituant ainsi une chaine de blocs qui retrace la séquence des événements successifs. Cela permet d’établir un registre immuable et partagé dans lequel sont consignées ces informations.
Un autre élément de définition qui me paraît important est la distinction entre la blockchain publique et la blockchain privée. Pour simplifier, dans la blockchain publique, chacun a accès aux mêmes données, sans avoir besoin de s’identifier de manière nominative et leurs utilisateurs agissent le plus souvent sous un pseudonyme. En revanche, dans une blockchain privée, seul un groupe d’utilisateurs sélectionnés et identifiés est autorisé à l’utiliser et des accès différenciés peuvent être donnés en fonction des besoins.
Pouvez-vous nous donner des exemples de projets liés à la blockchain sur lesquels travaille IBM ?
Beaucoup de projets se limitent à vérifier la faisabilité d’un cas d’usage (on parle de « proof of concept » ou POC) mais certains sont allés au-delà et ont débouché sur des solutions qui sont en production. Parmi les projets qui ont été menés à terme, l’un d’eux a été mis en œuvre pour nos propres besoins internes dans le cadre de nos activités de financement. Nous avons constaté que ce type d’opérations implique de très nombreux interlocuteurs - transporteur, distributeur, financeur, constructeur, … - et qu’à chaque étape, des mouvements de documents et d’informations sont nécessaires. Pour fluidifier le transfert de ces informations, nous avons mis en place un système basé sur la blockchain pour quelques partenaires avec qui nous effectuons le plus d’opérations. Il nous permet d’organiser, de tracer et de gérer les flux documentaires, d’assurer le contract management, de manière à réduire le nombre de litiges, qui peuvent intervenir sur des documents qui ne sont pas arrivés à temps, avec des périodes de latence liées à des échanges d’informations.
Parmi les solutions en production, je peux également citer un système de traçabilité des produits alimentaires mis en place en Chine. Il permet de suivre le cheminement de viande de porc, « de la ferme à la fourchette ». Un autre système, mis en œuvre avec la société Everledger, permet de tracer le cycle de production d’un diamant, afin de s’assurer qu’il n’a pas une origine douteuse ou qu’il ne contribue pas au financement d’activités illicites. D’autres projets ont également été testés dans le secteur de la logistique ou dans le secteur financier. Nous avons par exemple développé, avec le transporteur maritime Maersk, une solution qui permet de fluidifier la gestion de connaissements pour répondre à la nécessité d’assurer la transparence et la sécurité des flux d’informations, notamment vis-à-vis des autorités douanières ou fiscales. Je pourrais également citer l’exemple d’un projet que nous conduisons avec des organismes de collecte de droits d’auteur, afin d’optimiser la répartition des droits collectés.
Comment votre direction juridique est-elle impliquée dans les projets de l’entreprise liés à la blockchain ?
Lorsqu’IBM accompagne un client dans la mise en œuvre d’un tel projet, le rôle des juristes reste assez classique : nous allons assister nos équipes commerciales et techniques dans la contractualisation de ce que le client attend de nous. Mais nous constatons que du côté de nos clients, les juristes sont impliqués plus en amont, par rapport à un projet informatique traditionnel. Dans le cadre de POCs, nous commençons par des ateliers de design thinking, c’est-à-dire un processus de co-création itératif, centré sur l’utilisateur final. Ces ateliers permettent de bien identifier le besoin et la valeur recherchée avant de s’intéresser au moyen. Dans une application basée sur la blockchain, la dimension juridique est très fréquemment intégrée dès ce stade. Les juristes des clients participent en effet davantage à l’expression de besoins et à la définition des contraintes à prendre en compte.
Pourquoi cette plus grande implication des juristes en amont du projet ?
La dimension réglementaire est assez importante : la blockchain permet parfois de répondre à des besoins réglementaires, ou au minimum à une problématique qui intéresse le juriste, notamment autour de la conservation de la donnée et sa diffusion entre plusieurs acteurs, notamment à des fins de preuve.
Elle est également au cœur de la question du futur de certaines activités réglementées. Pour beaucoup d’entre elles, les cas d’usage et l’appropriation de la blockchain sont une question de survie et de démonstration de leur propre valeur.
Je pense aussi que, comme sur certaines autres technologies, cela soulève certaines questions pour lesquelles les juristes sont bien armés, relevant de l’éthique, de la place de la donnée, et de l’évolution à plus long terme de la technologie qui est utilisée par nos entreprises.
Quelles questions juridiques la blockchain pose-t-elle à votre département ? Devez-vous faire face à des problématiques nouvelles, ou restent-elles classiques ?
Nous faisons face aux deux situations. Certaines questions classiques ont trait à la propriété intellectuelle, au mécanisme de répartition des rôles au sein d’un projet, … Les réponses sont peut-être moins évidentes à apporter dans le contexte d’une technologie nouvelle, mais elles n’ont finalement pas lieu d’être radicalement différentes.
D’autres questions, apparemment classiques, se posent cependant sous un jour nouveau. Je pense en particulier à la protection des données, qui dans le cadre de la blockchain peut soulever des questions, notamment liées au caractère immuable de la technologie. D’un côté, cette immutabilité est l’un des atouts de la blockchain. Mais de l’autre, il suscite une interrogation quant à sa compatibilité avec le droit à l’oubli, ou à la nécessité d’assurer une durée de traitement des données personnelles en adéquation avec les besoins en cause. Le propre de la blockchain est qu’une fois l’information stockée, elle y restera et elle ne pourra pas en être retirée. On pourra éventuellement apporter une modification ou un complément dans un bloc ultérieur, mais le bloc initial demeurera. Dans les blockchains publiques, cela peut être un réel problème. En revanche avec les blockchains privées, sur lesquelles nous travaillons généralement, l’accès à la donnée fait partie des éléments définis en amont : cela permet par exemple de limiter l’accès aux blocs antérieurs à certaines personnes (telles que des auditeurs ou une autorité de contrôle) et de combiner ces limitations avec des limites de temps.
L’une des grandes différences avec les projets informatiques traditionnels est que nous sommes plus fréquemment face à des groupements qu’à des sociétés prises isolément. La blockchain permettant des échanges sécurisés entre plusieurs intervenants, nous avons donc plutôt à faire à des consortiums de différentes sociétés, sans une personnalité juridique unique. Nous sommes ainsi parfois amenés à devoir conduire des négociations multilatérales, avec un ensemble de parties qui doivent se coordonner entre elles pour bien être alignées.
Comment votre équipe et vous-même vous êtes-vous appropriés ce nouveau sujet ?
Nous nous sommes appropriés cette technologie avec passion ! Nous sommes encore dans une phase d’adoption de cette technologie. Cette découverte nécessite donc de bien comprendre les projets sur lesquels nous travaillons, de s’approprier la littérature qui existe sur le sujet, car un certain nombre de cabinets d’avocats et d’universités se sont intéressés à la blockchain. Cela consiste également à distinguer ce qui est spécifique à la cryptomonnaie, et de s’en détacher pour se concentrer sur la technologie sous-jacente qu’est la blockchain.
Aujourd’hui, il n’est plus indispensable pour le juriste de comprendre comment fonctionne Internet pour travailler sur des projets de développement d’applications mobiles, par exemple. Mais pour la blockchain, on n’en n’est pas encore à ce niveau de maturité de la technologie et il reste nécessaire de défricher quelques éléments de fonctionnement pour comprendre et anticiper les questions juridiques qui se poseront. La chance que nous avons, au sein d’IBM, est que nous avons accès à des personnes à la pointe sur ces sujets, pour nous expliquer des notions techniques un peu plus difficiles à appréhender.
Toute l’équipe juridique a été formée à la question de la blockchain, car c’est un sujet qui me paraît incontournable. Les projections sur l’usage de cette technologie montrent que son adoption sera peut-être longue, et qu’il faudra plusieurs années pour qu’elle entre dans les business model des entreprises. Mais c’est aujourd’hui qu’il faut la comprendre pour accompagner nos équipes commerciales et techniques qui sont déjà très actives sur le sujet.
Discussion en cours :
Ces nouvelles technologies sont FASCINANTES d’un point de vu juridique et même économique. Ca serait le rêve de travailler quelque part comme IBM, Consensys ou Google pour étudier et rechercher leurs applications et les conséquences éventuelles. Personellement je cherche un emploi pour justement faire ça en parallèle avec l’industrie musicale.