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Personne privée transparente et contrat administratif. Par Désiré Etè, Docteur en Droit.
Parution : mardi 2 avril 2024
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La Cour administrative d’appel de Paris rappelle dans cet arrêt les conditions de reconnaissance d’une personne privée transparente. Elle prend le soin de rappeler que ces conditions sont cumulatives. En l’espèce, la condition de création de l’association par une personne publique faisant défaut, le juge refuse de reconnaitre la qualification de « personne privée transparente » et par conséquent, le contrat conclu par cette dernière avec une autre personne privée ne pourrait être considéré comme un contrat administratif.

L’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Paris le 19 mars 2024, n°22PA00764 est une belle illustration de la notion de « personne privée transparente » et des effets juridiques liés à cette dernière.

Il s’agit en effet, d’un contrat conclu entre deux personnes privées notamment l’association pour le développement de la formation professionnelle dans les transports et la société Stratis. Ce contrat portait sur la transformation du site internet de l’association et l’amélioration d’un de ses sites satellites. Après avoir prorogé plusieurs fois les délais de livraison, l’association met en demeure la société d’exécuter ses obligations contractuelles. La société n’ayant pas donné de réponse, l’association notifie à cette dernière son intention de résilier le contrat et de conclure un marché de substitution avec une autre entreprise.

La société Stratis saisit alors le Tribunal administratif de Paris qui par un jugement rendu le 17 décembre 2021 lui donne gain de cause en estimant que, le contrat qui a été conclu n’est pas un contrat administratif et ne peut être regardé comme conclu pour le compte de l’Etat et de ce fait relève de la compétence du juge judiciaire. L’association pour le développement de la formation professionnelle dans les transports interjette appel de cette décision et demande à la Cour administrative d’appel de Paris d’annuler ce jugement.

Il revenait au juge de répondre à la question suivante : une personne privée percevant des ressources de la part d’une personne publique et étant sous le contrôle de ce dernier peut-elle être considérée comme une personne privée transparente ?

La Cour administrative d’appel de Paris répond par la négative en estimant que :

« Lorsqu’une personne privée est créée à l’initiative d’une personne publique qui en contrôle l’organisation et le fonctionnement et qui lui procure l’essentiel de ses ressources, cette personne privée doit être regardée comme "transparente" et les contrats qu’elle conclut pour l’exécution de la mission de service public qui lui est confiée sont des contrats administratifs ».

En l’espèce, les conditions ne sont pas totalement remplies ; le juge administratif considère que le contrat conclut entre l’association et la société constitue un contrat de droit privé.

La Cour administrative d’appel de Paris par cet arrêt rappelle intuitivement les conditions de qualification d’un contrat administratif lorsqu’il est conclu par deux personnes privées dont l’une est considérée comme une personne privée « transparente » (I) ; ce qui montre la constance du juge au regard de ses éléments d’appréciation (II).

I- La qualification d’un contrat administratif par la présence d’une personne privée transparente.

Le juge rappelle dans cette décision les conditions de reconnaissance d’une personne privée transparente (A) et les conséquences d’une telle reconnaissance dans l’exécution de la mission de service public (B).

A- Les conditions de reconnaissance d’une personne privée transparente.

La Cour administrative d’appel de Paris n’a pas tergiversé dans son analyse. Elle a rappelé trois critères essentiels permettant de conclure l’existence d’une personne privée transparente.

D’abord, la personne privée doit faire l’objet d’une création de la part d’une personne publique [1]. Le juge n’ayant pas (en l’espèce) donné d’autres détails à ce sujet, la personne publique doit être comprise dans un sens bien large. Il peut donc s’agir de l’Etat, des collectivités territoriales ou des établissements publics.

Ensuite, la personne publique doit contrôler l’organisation et le fonctionnement de l’entité privée créée. Cette condition n’est pas nouvelle en soi. La jurisprudence administrative est riche sur une telle éventualité. Dans l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat, Assemblée, 13 mai 1938, Caisse Primaire Aide et Protection, le juge administratif a souligné la nécessité de contrôle par une personne publique de l’activité gérée par une personne privée au nombre des critères de reconnaissance d’un service public pouvant être géré par une personne privée. Dans les décisions rendues par le Conseil d’Etat, 28 juin 1963, Narcy, ou 22 février 2007, APREI, le juge a toujours fait une part belle à l’idée de contrôle par l’administration de l’activité gérée par une personne privée. Le contrôle de l’administration constitue donc un critère important lorsqu’est en cause l’identification de la gestion d’un service public par une personne privée ou de la recherche de la qualification d’un contrat administratif lorsque ce dernier serait conclu par deux personnes privées.

Enfin, le juge souligne en l’espèce que la personne privée doit percevoir des ressources de la part de la personne publique qui l’a créé. Cette dernière condition semble être remplie en l’espèce. L’association pour le développement de la formation professionnelle dans les transports soutient qu’elle perçoit des ressources de la part de l’Etat et fait également l’objet de contrôle de la part de ce dernier.

Cependant, le juge considère que ces trois conditions étant cumulatives ; l’absence de l’une d’elles fait perdre à l’entité créée la qualification de « personne privée transparente ». Le premier critère de création à l’initiative d’une personne publique fait défaut en l’espèce. L’association ne peut donc être considérée comme une personne privée transparente.

B-Les conséquences de la reconnaissance dans l’exécution de la mission de service public.

La Cour administrative d’appel de Paris considère que si la qualification de « personne privée transparente » est avérée, les contrats conclus par la personne privée pour l’exécution d’une mission de service public seront considérés comme des contrats administratifs.

En effet, le juge administratif n’est pas à sa première appréciation d’une telle situation. Le Conseil d’Etat dans sa décision du 21 mars 2007, Commune de Boulogne-Billancourt, n°281796, avait retenu la même solution relative à la notion de personne privée transparente. En l’espèce, l’association pour la gestion de la patinoire et de la piscine de la Commune de Boulogne-Billancourt avait confié par un contrat à la société Mayday Sécurité, une mission de contrôle et de sécurité de la patinoire de Boulogne-Billancourt. A la suite de la mise en règlement judiciaire de l’association, la société demande à la Commune, le paiement de prestations impayées par l’association. En l’espèce, la haute juridiction administrative a estimé que les conditions étaient remplies pour considérer l’association de gestion de la patinoire et de la piscine de la ville comme une personne privée transparente et de ce fait, le contrat conclu avec une autre personne privée alors qu’est en cause l’exécution d’une mission de service public est un contrat administratif.

La qualification du contrat administratif ainsi que la reconnaissance de l’exercice d’une mission de service public permettent au juge de déduire la compétence de la juridiction administrative pour régler les différents litiges.

On peut donc remarquer que contrairement au Conseil d’Etat dans la décision de 2007, Commune de Boulogne-Billancourt, la Cour administrative d’appel de Paris n’a pas fait une motivation approfondie de son arrêt ; toutefois, ce dernier est révélateur d’une constance du juge administratif au regard de ses éléments d’appréciation (II).

II- La constance du juge administratif au regard de ses éléments d’appréciation.

Le juge administratif semble opérer implicitement un rapprochement entre les notions de personne privée transparente et la théorie du mandat dans la qualification du contrat administratif (A) et l’éviction des motifs de la participation à une mission de service public et de clauses exorbitantes de droit commun en l’espèce (B).

A- Le rapprochement de la notion de personne privée transparente de la théorie de mandat dans la qualification d’un contrat administratif.

Dans sa jurisprudence relative au critère organique dans la définition d’un contrat administratif, le juge administratif a pris le soin de mettre en avant la théorie du mandat [2]. Selon les analyses constantes du juge administratif, lorsque deux personnes privées concluent un contrat et que l’une d’entre elles agit sur la base d’un mandat, c’est-à-dire pour le compte d’une personne publique, ce contrat est qualifié de contrat administratif [3].

En prenant en compte la notion de mandat dans le cadre d’un contrat administratif, et suivant le raisonnement que fait le juge administratif de la notion de personne privée transparente dans ses différentes décisions ainsi que des conséquences qui ressortent de l’appréciation du contrat conclu par la personne privée en cause, le juge administratif laisse entrevoir implicitement un rapprochement entre les deux notions.

Le mandat serait-il aussi la transparence d’une manière implicite ? A priori la réponse serait la négative car la personne privée transparente est créée par la personne publique ; ce qui n’est pas le cas d’un mandat. Les décisions de 2007 Commune de Boulogne-Billancourt, et ladite décision, objet de notre commentaire, constituent de belles illustrations pour mener cette réflexion. Si cela peut ne pas sembler vrai dans toutes les hypothèses, les deux termes semblent désigner la représentation d’une personne publique dans le cadre d’un contrat administratif où les deux parties contractantes seraient des personnes privées.

Les travaux des professeurs Didier Guignard et Jacques Viguier sur la transparence des personnes morales en droit administratif [4] sont assez intéressants sur l’évolution de la notion de transparence et son appréciation par le juge administratif.

B- L’éviction des motifs de la participation à une mission de service public et l’absence de clauses exorbitantes de droit commun en l’espèce.

Les conditions de reconnaissance d’une personne privée transparente n’étant pas réunies en l’espèce, la Cour administrative d’appel de Paris refuse de considérer la Société Stratis comme participant à l’exécution d’un service public et l’absence dans le contrat conclut avec l’association de clauses exorbitantes de droit commun.

Le juge administratif montre par cette analyse sa fidélité aux éléments pris en compte d’un point de vue matériel dans la qualification du contrat administratif notamment la participation à l’exécution d’un service public [5] et l’existence dans le contrat de clauses exorbitantes de droit commun.

La doctrine se réfère le plus souvent à l’arrêt du Conseil d’Etat de 1912 [6] comme étant la consécration du principe des clauses exorbitantes du droit commun (CEDC). Il s’agissait en l’espèce d’un litige, entre la société des granits porphyroïdes des Vosges et la ville de Lille, relatif à un marché portant sur la fourniture de pavés. Afin de rejeter la requête pour incompétence, le Conseil d’État avait considéré que ce marché

« avait pour unique objet des fournitures à livrer selon les règles et conditions des contrats intervenus entre particuliers ».

Ces clauses sont considérées comme des clauses interdites ou simplement inhabituelles dans les contrats de droit privé comme l’a d’ailleurs souligné le rapporteur public Léon Blum dans ses conclusions sur l’arrêt de 1912 précité. Mais, la notion de clause exorbitante fera l’objet d’une nouvelle approche au fur et à mesure de l’évolution de la jurisprudence [7]. Dans la décision du Tribunal des Conflits de 2020 [8], le juge va préciser sa position en soulignant que : « si un contrat passé entre une personne publique et une personne privée qui comporte une clause qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, implique, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs, est un contrat administratif », la circonstance que le contrat litigieux, passé entre la SPLA Pays d’Aix territoires et l’INRAP, comporte des clauses conférant à la SPLA des prérogatives particulières, notamment le pouvoir de résilier unilatéralement le contrat pour motif d’intérêt général

« n’est pas de nature à faire regarder ce contrat comme administratif, dès lors que les prérogatives en cause sont reconnues à la personne privée contractante et non à la personne publique ».

La Cour administrative d’appel de Paris, dans son arrêt du 19 mars 2024, n’a pas fait preuve d’une motivation approfondie mais a précisé à juste titre que :

« l’association AFT ne peut utilement soutenir que le marché conclu avec la société Stratis faisait participer cette société à sa mission de service public, et qu’il comportait des clauses exorbitantes du droit commun ».

Cette jurisprudence est révélatrice de la constance du juge administratif dans ses éléments d’appréciation dans la qualification d’un contrat administratif.

Désiré Ete, Docteur en Droit public/ATER à l’Université de Lille

[1Conseil d’Etat, 11 mai 1987, Divier.

[2Article 1984 du Code civil.

[3Conseil d’Etat, 2 juin 1961, Leduc ; Tribunal des Conflits, 8 juillet 1963, Sté Entreprise Peyrot ; Conseil d’Etat, 30 mai 1975, Société d’équipement de la région montpelliéraine.

[4Disponible en ligne sur Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2013.

[5Conseil d’Etat, 20 avril 1956, Epoux Bertin.

[6CE, Société des granits porphyroïdes des Vosges du 31 juillet 1912, 30701, publié au recueil Lebon.

[7TC, 13 octobre 2014 SA AXA France Iard n°3963.

[8TC, 02/11/2020, C4196, Publié au recueil Lebon.