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Courriels privés aux propos racistes et xénophobes échangés via une messagerie professionnelle = pas de licenciement pour faute grave. Par Frédéric Chhum, Avocat et Sarah Bouschbacher, Juriste.
Parution : lundi 25 mars 2024
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Par un arrêt du 6 mars 2024 (n°22-11.016), la chambre sociale de la Cour de cassation s’est prononcée sur la validité d’un licenciement pour faute grave, d’une salariée qui a échangé avec ses collègues, au moyen de la messagerie professionnelle mise à sa disposition, des courriels à caractère racistes et xénophobes.

Le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée de sorte qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail.

Doit être approuvé l’arrêt de la cour d’appel qui retient que l’employeur ne peut, pour procéder au licenciement d’un salarié, se fonder sur le contenu de messages, qui, même s’ils avaient été envoyés au moyen de la messagerie professionnelle, relèvent de la vie personnelle du salarié dès lors, d’une part, que ces messages s’inscrivaient dans le cadre d’échanges privés, à l’intérieur d’un groupe de personnes, et n’avaient pas vocation à devenir publics, d’autre part, que les opinions exprimées par la salariée n’avaient eu aucune incidence sur son emploi ou ses relations avec les usagers ou ses collègues et qu’il n’est pas établi qu’ils auraient été connus en dehors du cadre privé

I. Faits et procédure.

Une salariée technicienne de prestations au sein de la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) a utilisé la messagerie mise à sa disposition par l’organise de Sécurité sociale employeur, pour communiquer des propos racistes ou xénophobes auprès d’autres agents.

Par lettre du 16 mars 2017, la salariée a été licenciée pour faute grave, et consécutivement, elle a saisi la juridiction prud’homale en contestation de son licenciement.

Par un arrêt du 26 novembre 2021, la Cour d’appel de Toulouse déclare le licenciement non justifié, ni pas une faute grave, ni par une faute simple constitutive d’une cause réelle et sérieuse, au motif que les propos tenus par la salariée ont été tenus et échangés dans un cadre privé à l’intérieur d’un groupe de personnes, et non dans un cadre professionnel.

La CPAM se pourvoit donc en cassation sur le fondement des articles L1234-1, L1234-5 et L1234-9 du Code du travail, selon lesquels, le salarié peut légitimement prétendre à diverses indemnisations lorsque le licenciement n’est pas motivé par une faute grave.

II. Moyens.

En effet, la CPAM fait grief à l’arrêt de la cour d’appel de juger le licenciement pour faute grave, non justifié et de la condamner ainsi au paiement de diverses sommes afférentes.

Or, selon la CPAM l’exercice de la liberté d’expression n’est pas absolu, mais il est soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique.

À partir de cette considération, la CPAM considère que les salariés, ne peuvent pas, sans commettre une faute grave, ou à tout le moins, une faute constitutive d’une cause réelle et sérieuse de licenciement, utiliser la messagerie mise à leur disposition par l’organisme de Sécurité sociale employeur, pour diffuser, auprès d’autres agents, des propos racistes ou xénophobes.

De plus, la CPAM souligne que son règlement intérieur ainsi que la charte d’utilisation de la messagerie électronique, interdisent expressément tout propos de cette nature.

Par conséquent, la CPAM conteste le caractère privé des courriels de la salariée pour soutenir qu’ils ont été échangés dans une sphère professionnelle et ainsi justifier la qualification de faute grave du licenciement de celle-ci.

De surcroît, la demanderesse au pourvoi rappelle que le fait pour un salarié d’utiliser la messagerie électronique que l’employeur met à sa disposition, pour émettre dans des conditions qui permettent d’identifier l’employeur, un courriel contenant des propos racistes ou xénophobes, est constitutif d’une faute grave, ou à tout le moins, une cause réelle et sérieuse de licenciement.

III. Solution.

Le fait pour un salarié, d’échanger par le biais de la messagerie mise à disposition par son employeur, des courriels contenant des propos racistes ou xénophobes, peut-il justifier un licenciement pour faute grave, ou à défaut, une cause réelle et sérieuse de licenciement ?

La chambre sociale de la Cour de cassation répond par la négative, sur le fondement des articles susmentionnés.

En effet, la Cour de cassation rappelle le droit, pour le salarié, au respect de l’intimité de sa vie privée, même au temps et au lieu de travail.

Conformément à la solution d’un arrêt rendu par son assemblée plénière le 22 décembre 2023 (n°21-11.330), la chambre sociale de la Cour de cassation considère de même, qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail.

À partir de ces considérations, la Cour de cassation retient que les messages litigieux s’inscrivaient avant tout, dans le cadre d’échanges privés à l’intérieur d’un groupe de personnes qui n’avaient pas vocation à devenir publics et n’avaient été connus par l’employeur que suite à une erreur d’envoi de l’un des destinataires, tout comme la lettre de licenciement ne mentionnait pas que les opinions exprimées par la salariée auraient eu une incidence sur son emploi.

La Cour de cassation relève également que la cour d’appel a retenu que, si l’article 26 du règlement intérieur interdisait aux salariés d’utiliser pour leur propre compte et sans autorisation préalable les équipements appartenant à la caisse, y compris dans le domaine de l’informatique, un salarié pouvait toutefois utiliser sa messagerie professionnelle pour envoyer des messages privés dès lors qu’il n’en abusait pas et, qu’en l’espèce, l’envoi de neuf messages privés en l’espace de onze mois ne saurait être jugé comme excessif, indépendamment de leur contenu.

C’est pourquoi le pourvoi formulé par la CPAM est rejeté car elle ne pouvait, pour procéder au licenciement de la salariée, se fonder sur le contenu des messages litigieux, qui relevaient de sa vie personnelle.

Cette décision s’inscrit dans un mouvement plus général de protection accrue de la vie privée du salarié dans le cadre de son lieu de travail.

Source.

Cour de cassation, 6 mars 2024, Pourvoi n° 22-11.016

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l’ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) Sarah Bouschbacher, juriste M2 propriété intellectuelle Paris 2 Assas Chhum Avocats (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum