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Rupture brutale de la relation commerciale en matière de transport de marchandises : cas d’espèce ? Revirement ? Par Stéphan Denoyes, Avocat.
Parution : mercredi 13 mars 2024
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En matière de transport routier de marchandises, la rupture (brutale) du contrat est soumise à deux régimes alternatifs, selon que la relation entre les parties dépend d’un contrat-type ou d’un contrat spécifique.
Mais le chemin jurisprudentiel apparait souvent cabossé, comme l’état des routes.
C’est ce que démontre un arrêt récent de la Cour d’Appel de Paris (Pôle 5 chambre 4, 21 février 2024, n° 21/06641).

En matière de transport, le code des transports indique que :

« A défaut de convention écrite et sans préjudice de dispositions législatives régissant les contrats, les rapports entre les parties sont, de plein droit, celles fixées par les contrats-types prévus à la section 3 » (L1432-4 du Code des transports)

L’analyse des décisions de la Cour de cassation nous enseigne qu’en matière de contrat de transport, le droit spécial des transports prime sur le doit général du Code de commerce.

Le droit de la rupture du contrat de transport, et plus particulièrement de la rupture brutale suit ce principe de la loi spéciale.

La jurisprudence en a déduit que :

Dit plus simplement, l’application du contrat type exclu l’application de l’article L442-6 I 5° du Code de commerce.

Ainsi la jurisprudence admet que faute d’avoir prévu dans un contrat spécifique la durée de préavis en cas de rupture du contrat de transport, les durées mentionnées dans les contrats-types prévus par décrets sont applicables.

A l’inverse, lorsque les parties ont prévu des durées de préavis dans un contrat spécifique, les dispositions dudit contrat sont applicables et peuvent tomber sous le coup de l’article L442-6 5° du Code de commerce, devenu L442-1 II du même code.

Schématiquement le principe dégagé par la jurisprudence est le suivant :

La jurisprudence admet d’ailleurs que :

« l’existence d’une convention écrite n’exclut pas à elle seule l’application du contrat type général dès lors que, si cette convention est silencieuse sur l’une ou l’autre des matières mentionnées par l’article L1432-4 du code des transports, la clause du contrat type s’applique de plein droit à titre supplétif » [5].

Pourtant, dans un arrêt des plus récents la chambre 4 du pole 5 de la Cour d’Appel de Paris, qui traite tout particulièrement des questions de transparence, pratiques restrictives de concurrence et autres pratiques prohibées [6], semble inverser la position traditionnelle.

Dans l’affaire qui lui était soumise, une société X exerce une activité de transport de marchandises (avec des véhicules de moins de 3.5 T et courses express, Commissionnaire de transport, Transport public routier de marchandises, Prestations de services aux entreprises telles que notamment la mise à disposition de personnel).

Elle réalise depuis 2010 des opérations de transports aux aéroports confiées par la société Y, laquelle exerce une activité d’interventions sur pistes, envoi de pièces d’aéronef : AOG, transport publics routier de marchandises, commissionnaire de transport.

Aucun contrat ne formalise la relation entre les deux entreprises.

La société X constate une baisse drastique de son activité avec la société Y.

Arguant d’une rupture brutale, c’est-à-dire textuellement d’une absence de préavis tenant compte notamment de la durée de la relation commerciale, elle se tourne vers le Tribunal de commerce de Bordeaux, compétent de manière exclusive en la matière [7].

Ce dernier relèvera que :

« l’absence de contrat relatif à la relation existant depuis 2010 entre les parties, ainsi qu’elles le disent elles-mêmes dans leurs conclusions respectives, mais cette absence de contrat formalisé n’autorise - pour autant - aucune des parties à s’abstenir de se soumettre aux dispositions de l’article visé supra, qui n’introduit aucune obligation d’existence d’un contrat comme une condition préalable à son application ».

La société X obtient donc la condamnation de son partenaire.

Le Tribunal de commerce de Bordeaux [8] selon une position sémantique et jurisprudentielle classique considère à juste titre que L442-6 I 5° n’impose pas l’existence d’un contrat mais seulement d’une relation commerciale établie.

Or, en matière de transport, il existe bien un socle contractuel minimal, qui trouve à s’appliquer automatiquement dès lors que les parties n’ont pas prévue de contrat spécifique.

Il nous semble donc ici, à la lecture de cette décision de 1ère instance, que le Tribunal de commerce de Bordeaux a soit méconnu l’existence des contrats-types, soit a voulu faire prévaloir le droit les dispositions de l’article L. 441-6 II 5° du code de commerce sur toute autre disposition, fut-elle spéciale en droit des transports.

La société Y interjette appel devant le Cour d’Appel de Paris, qui détient une compétence exclusive pour statuer sur ces questions. L’affaire est donc naturellement confiée à la Chambre 4 du pôle 5.

La Cour d’appel infirme le jugement et condamne la société X en réparation intégrale du préjudice causé par la rupture brutale de leurs relations commerciales établies [9].

Pour se faire, elle constate elle aussi que la notion de relation commerciale est une notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n’implique aucun contrat.

La cour ne peut sérieusement être contredite sur ce point.

Pourtant, et alors même qu’il n’existe aucun contrat spécifique entre les parties, que dès lors leur relation est régie par le contrat type qui exclut de fait le recours à l’article L442-1 II (anciennement L. 442-6 I 5°), la Cour d’Appel décide qu’en l’absence de contrat (le contrat type ne serait donc pas un contrat ?), l’article L442-5 I 5° est applicable.

Or, en matière de transport routier de marchandises il existe un socle contractuel minimal obligatoire publié par décret n°2017-461 du 31 mars 2017, et intitulé « Contrat type routier général applicable aux transports publics routiers de marchandises pour lesquels il n’existe pas de contrat type spécifique ».

Certaines Cour d’Appel vont même jusqu’à préciser que « le contrat type a une valeur légale et s’applique automatiquement entre les parties, sauf stipulations contraires » [10], quand d’autres précisent leur caractère réglementaire [11].

En d’autres termes, alors qu’en janvier 2024 la même chambre parisienne jugeait que :

« les dispositions de l’article L442-1 (anciennement L.442-6 I 5°) ne s’appliquaient pas dans le cadre des relations commerciales de transports publics routiers de marchandises exécutés par des sous-traitants, lorsque le contrat-type qui prévoit la durée des préavis de rupture institué par la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 dite loi Loti régit, faute de stipulations contractuelles, les rapports du sous-traitant et de l’opérateur de transport [12] », en février 2024 elle juge à l’inverse : en l’absence de contrat (niant donc l’existence des contrats types dont les dispositions sont supplétives de volonté : elles ne s’appliquent qu’en l’absence de convention conclue entre les parties ou de prévisions spécifiques sur les rapports définis par ce dernier) les dispositions de l’article L. 442-6 I 5° trouvent application au cas d’espèce.

De manière assez étonnante, la fiche « 13a » des fiches méthodologiques (ed.2024) consacrée à la réparation du préjudice économique et plus particulièrement à la réparation des préjudices résultant de la rupture brutale des relations commerciales, publiée sur le site de la Cour d’Appel de Paris, indique pourtant :
« Échappent également à l’application de l’article L. 442-1, II (ancien article L. 442-6, I, 5°) les relations, pour lesquelles la durée du préavis est spécialement réglementée, comme le contrat d’agence commerciale (article L. 134-11 du code de commerce) ou celui du transport relevant de la LOTI [13].

L’arrêt de la Cour d’appel commenté a donc de quoi étonner, s’agissant « de dispositions réglementaires, que nul ne peut prétendre ne pas les avoir connues ni acceptées » [14].

D’autant plus que selon la jurisprudence classique les contrats-types publiés postérieurement au commencement de la relation commerciale, s’appliquent de plein droit aux contrats en cours après son entrée en vigueur :

- « Attendu qu’il résulte de l’article 8-II de la loi d’orientation des transports intérieurs (LOTI) du 30 décembre 1982 que, sans préjudice de dispositions législatives en matière de contrat et à défaut de convention écrite définissant les rapports entre les parties au contrat de transport, et notamment leurs obligations respectives, les clauses des contrats types établies par décret pour l’application de ces dispositions s’appliquent de plein droit  (…)
Attendu, dès lors, que les dispositions du décret n° 2003-1295 du 26 décembre 2003 portant approbation du contrat-type applicable aux transports publics routiers de marchandises exécutés par des sous-traitants s’appliquent de plein droit
 »  [15] ;
- « Mais attendu, en premier lieu, qu’un contrat type, institué sur le fondement de l’article 8 II de la loi d’orientation des transports intérieurs du 30 décembre 1982 (la LOTI), règle pour l’avenir, dès l’entrée en vigueur du décret qui l’établit, les rapports que les parties n’ont pas définis au contrat de transport qui les lie  ;
Et attendu, en second lieu, que l’article L442-6, I, 5°, du Code de commerce ne s’applique pas à la rupture des relations commerciales de transports publics routiers de marchandises exécutés par des sous-traitants lorsque le contrat-cadre liant les parties se réfère expressément au contrat type institué par la LOTI, qui prévoit en son article 12.2 la durée des préavis de rupture 
  » [16] ;
- « (…) or, le décret 2017-461 régissant le contrat type en matière de transport s’applique aux contrats en cours après son entrée en vigueur le 1er mai 2017, et serait donc applicable à la rupture entre les parties intervenue le 17 septembre 2019 » [17].

Citons encore un arrêt intéressant de la Cour d’appel de Paris, qui nous semble résumer la position classique et qui mérite d’être cité intégralement sur ce point :

« Le Décret n° 2017-461 du 31 mars 2017 relatif à l’annexe II à la partie 3 réglementaire du code des transports prévoit le contrat type applicable aux transports publics routiers de marchandises pour lesquels il n’existe pas de contrat type spécifique, et en son article 26-2° stipule :
«  26.2. Dans le cas de relations suivies à durée indéterminée, chacune des parties peut y mettre un terme par l’envoi d’une lettre recommandée avec avis de réception moyennant un préavis se calculant comme suit :
1 mois quand la durée de la relation est inférieure ou égale à 6 mois  ;
2 mois quand la durée de la relation est supérieure à 6 mois et inférieure ou égale à 1 an  ;
3 mois quand la durée de la relation est supérieure à un an et inférieure ou égale à 3 ans  ;
4 mois quand la durée de la relation est supérieure à 3 ans, auxquels s’ajoute une semaine par année complète de relations commerciales, sans pouvoir excéder une durée maximale de 6 mois  ».
L’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019, dispose qu’engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
Mais cet article qui instaure une responsabilité de nature délictuelle, ne s’applique pas dans le cadre des relations commerciales de transports publics de marchandise, lorsque le contrat-type prévoit, comme en l’espèce, une durée de préavis de rupture.
Pour s’opposer à l’application au présent litige, la société Transports n’invoque que les règles de l’application dans le temps, or, le décret 2017-461 régissant le contrat type en matière de transport s’applique aux contrats en cours après son entrée en vigueur le 1er mai 2017, et serait donc applicable à la rupture entre les parties intervenue le 17 septembre 2019.
Les parties ne discutent pas le fait que leur relation doit être qualifiée de contrat de transport.
L’article 26 du contrat-type régi par le décret de 2017 prévoit de manière supplétive de volonté la durée de ce préavis, or, la Cour relève qu’en l’espèce, les parties n’ont pas prévu un délai contractuel de préavis.
Avant d’appliquer les délais de préavis prévus par le décret de 2017, il convient de vérifier si les parties entretenaient des relations suivies à durée indéterminée et si la rupture est bien imputable à l’intimée
 » [18].

Au cas présent, les parties ne semblent pas avoir discuté de la qualification du contrat de transport alors même que les protagonistes sont des entreprises de transports et qu’il s’agit bien d’opérations de transports routiers.

Or, la relation des parties étant en principe régie par le socle minimal d’un contrat type (même si la Cour souligne l’absence de contrat), la Cour d’Appel aurait légitimement dû appliquer l’actuel contrat-type qui prévoit un préavis de 4 mois + 1 semaine par année supplémentaire, dans la limite de 6 mois.

Par ailleurs, la Cour d’Appel souligne concernant la durée de préavis
« Au regard de ces éléments combinés et de l’absence d’usage professionnel contraire, le préavis suffisant sera estimé à 10 mois ainsi que l’a retenu le tribunal ».

Or, force est de constater que dans ce même arrêt de janvier 2024 précité (CA Paris 17 janv. 2024 n°21/13928), la même Cour a constaté en matière de contrat de transport l’existence d’usages, dans la droite ligne de la Cour de Cassation :

« Vu l’article L. 442-6-I-5° du code de commerce, ensemble les articles 8-II de la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982, dite LOTI et 12-2 du contrat type approuvé par le décret n° 2003-1295 du 26 décembre 2003 ;
Attendu qu’il résulte de la combinaison de ces textes que les usages commerciaux en référence desquels doit s’apprécier la durée du préavis de résiliation du contrat de sous-traitance de transport contractuellement convenu sont nécessairement compris comme conformes au contrat type dont dépendent les professionnels concernés ;

Ajoutant :

« qu’il appartient au juge d’apprécier si le délai du préavis accordé par la société Chronopost, serait-il identique à celui, supplétif, prévu par le contrat - type, était suffisant en considération de la durée de la relation commerciale » [19].

L’existence de ces usages, ne dispensant pas le juge d’examiner la durée de ce préavis en considération de tous les autres critères pertinents [20].

Ainsi la référence à l’absence d’usage contraire ne semble pas convaincante.

Dans un autre arrêt la Cour d’Appel de Paris, à contre-courant, avait également jugée que :

« il n’est attesté d’aucun usage existant en matière de transports fixant le préavis à trois mois en cas de rupture des relations commerciales, un tel usage ne pouvant résulter de la seule durée de préavis retenue dans les contrats-type en matière de transport » [21].

Dans ce dernier arrêt, la Cour écarte le délai de préavis d’un contrat type au motif que l’existence de contrat type ne préjuge pas d’un usage.

Avec cette décision, il n’est plus certain de savoir à quelle rupture se vouer ni à quel régime.

Sans plus de précision dans l’arrêt commenté ni dans la décision de première instance sur les raisons pour lesquelles le contrat-type a été écarté, la jurisprudence nous enseigne la prudence.

S’agit-il d’une décision isolée, à contre-courant ?

Est-elle l’amorce d’un revirement, ou encore une application à un cas d’espèce pour lequel la ni la Cour ni le tribunal n’ont examiné la question des contrats-type de transport ?

Ou faut-il trouver dans cette décision une volonté de simplification en faisant entrer dans le champ des dispositions de l’article L442-2 II du Code de commerce la relation commerciale en matière de transport, peu important l’existence de contrat-type ?

A ce stade nul ne le sait et il conviendra d’attendre un éventuel pourvoi ou des précisions dans une autre décision afin de comprendre les raisons pour lesquelles la qualification de contrat de transports n’a pas été examinée.

L’entreprise de transport sera donc bien inspirée en la matière de bien faire étudier sa situation avant que de ne se lancer dans une procédure qui pourrait s’avérer périlleuse.

Stéphan Denoyes Avocat en droit des transports Barreau de Paris

[1CA Paris, Pôle 5 - chambre 5, 18 avril 2019, n° 16/19886.

[2CA Paris, 16 juin 2021, no19/14682.

[3CA Paris 17 janv. 2024 n°21/13928.

[4L442-6 5° du Code de commerce, devenu L. 442-1 II.

[5Cass. Com., 9 décembre 2020, n°19-20875.

[6Actions fondées sur le titre IV du livre IV du code de commerce, et comprenant notamment les infractions de déséquilibre significatif et de rupture brutale des relations commerciales établies de l’article L442-6 du code de commerce.

[7Les deux sociétés ayant leur siège social dans le ressort de la cour d’appel de Toulouse, ce tribunal est compétent en vertu de l’annexe 4-2-1 de l’article D.442-2 du code de commerce.

[8TC Bordeaux, 11 mars 2021, 6ème ch. RG n°2020F00506.

[9CA Paris, Pôle 5 chambre 4, 21 février 2024, n°21/06641.

[10CA Reims, 1ère Ch. Sec. Civ. 10 mai 2022, n°21/01007.

[11CA Paris, Pôle 2 - chambre 2, 29 octobre 2020, n° 17/04299.

[12Com. 4 octobre 2011, n° 10-20.240 ; Com., 25 septembre 2019, n° 17-22.275 ; Com., 22 janv. 2008, n° 06-19.440, qui précise qu’un contrat-type, institué sur le fondement de l’article 8§II de la loi Loti règle pour l’avenir, dès l’entrée en vigueur du décret qui l’établit, les rapports que les parties n’ont pas définis au contrat de transport qui les lie.

[13Com., 22 septembre 2015, n°13-27.726 : « (...) l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce ne s’applique pas à la rupture des relations commerciales de transports publics routiers de marchandises exécutés par des sous- traitants lorsque le contrat-cadre liant les parties se réfère expressément au contrat type institué par la LOTI, qui prévoit en son article 12.2 la durée des préavis de rupture »

[14Com. 28 juin 1994, no 92-21.158, D. 1995. 206, note Mercadal.

[15CA Rouen, Deuxième chambre, 29 juin 2006, n° 05/03543 ; Cass. com., 22 janv. 2008, n° 06-19.440.

[16Cass. com., 22 sept. 2015, n° 13-27.726.

[17CA Paris, 13 avr. 2022, n° 20/07411.

[18CA Paris, 13 avril 2022, n°20/07411.

[19Cass. com. 19 nov. 2013 n°12-26.404.

[20Com., 3 mai 2012, n° 11-10.544 ; Cass. com., 2 décembre 2008, n° 08-10.731.

[21CA Paris, 20 janv. 2022, n°18/08129).

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