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L’engagement de la responsabilité financière du gestionnaire public pour faute grave. Par Cornélie Durrleman, Avocate.
Parution : lundi 11 mars 2024
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Le régime de responsabilité financière des gestionnaires publics a connu une réforme importante avec l’ordonnance n°2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics. Cet article étudie les nouvelles conditions pour engager la responsabilité des gestionnaires publics.

Désormais, l’article L131-9 du Code des juridictions financières dispose que :

« Tout justiciable au sens de l’article L131-1 qui, par une infraction aux règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens de l’Etat, des collectivités, établissements et organismes mentionnés au même article L131-1, commet une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif, est passible des sanctions prévues à la section 3. Les autorités de tutelle de ces collectivités, établissements ou organismes, lorsqu’elles ont approuvé les faits mentionnés au premier alinéa, sont passibles des mêmes sanctions. Le caractère significatif du préjudice financier est apprécié en tenant compte de son montant au regard du budget de l’entité ou du service relevant de la responsabilité du justiciable ».

Cet article pose donc deux conditions : une faute grave et un préjudice financier significatif.

1. Sur la notion de faute grave.

La notion de faute grave laisse une certaine part d’appréciation aux juges de la Cour des comptes. Pour autant, ces juges n’ont pas vocation à devenir des juges de gestion.

Le rôle du juge en la matière a été rappelé très clairement dans le très récent rapport sur la responsabilisation des gestionnaires publics, de la manière suivante :

« D’une part, elle doit se restreindre à la sanction de faits positifs, constitutifs d’infractions préalablement définies et non à de simples défaillances dans la gestion publique, « au risque sinon de faire du juge un contrôleur de gestion, ce qu’il ne peut pas être » comme le rappelait à la même occasion M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État. La sanction d’une mauvaise gestion doit relever, sauf pour les faits les plus graves, de la responsabilité managériale ou de la responsabilité politique et non de la responsabilité juridictionnelle. L’extension de la responsabilité des agents publics à la faute de gestion, parfois caractérisée par des « omissions, abstentions ou négligences dans l’organisation ou la surveillance des affaires de la structure » est à ce titre problématique, en particulier lorsqu’elle ne repose sur aucune irrégularité au droit public financier et nécessite par conséquent d’être encadrée. Ce constat trouve une acuité particulière lorsque les agents mis en cause occupent des postes avec de nombreux agents sous leurs ordres indirects : on ne peut exiger de lui qu’il ait connaissance de l’intégralité de leurs agissements et productions de ses équipes » [1].

Ainsi, des manquements et même des erreurs d’un service ou d’une entreprise ne signifient pas, pour autant, une mauvaise gestion de la part de ses dirigeants. Selon les termes du vice-président du Conseil d’Etat, à l’époque Bruno Lasserre, « la bonne gestion ne se décrète pas : elle suppose souvent des tâtonnements, des expérimentations, des hésitations, des retours en arrière, de la créativité et, parfois, des erreurs » [2].

2. Sur l’appréciation du préjudice financier significatif.

L’article L131-9 du CJF remplace l’ancien article L313-4 du CJF aux termes duquel

« Toute personne visée à l’article L312-1 qui, en dehors des cas prévus aux articles précédents, aura enfreint les règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses de l’Etat ou des collectivités, établissements et organismes mentionnés à ce même article ou à la gestion des biens leur appartenant ou qui, chargée de la tutelle desdites collectivités, desdits établissements ou organismes, aura donné son approbation aux décisions incriminées sera passible de l’amende prévue à l’article L313-1 ».

Plusieurs observations doivent être faites.

En premier lieu, le législateur a maintenu la définition de l’infraction réprimée par l’article susmentionné mais a soumis sa constatation à la constitution d’une faute grave et d’un préjudice financier significatif. Toutefois, le législateur n’a pas défini ou limité ces notions, laissant ainsi au magistrat le soin de le faire (cela permet de faire une appréciation in concreto, plutôt que de se référer à une valeur chiffrée prédéfinie a priori).

En deuxième lieu, la Cour des comptes a récemment jugé qu’« en exigeant la démonstration d’une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif, la nouvelle disposition, contenue dans l’article L131-9 du Code des juridictions financières, doit être considérée comme une loi nouvelle plus douce par rapport à l’ancien article L313-4 : elle peut dès lors s’appliquer aux faits antérieurs à l’entrée en vigueur de l’ordonnance susvisée » [3].

En troisième lieu, le nouveau régime de responsabilité financière « tend, d’une part, à sanctionner de manière plus efficace et ciblée les gestionnaires publics qui, par une infraction aux règles d’exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens publics, ont commis une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif. Il vise, d’autre part, à limiter la sanction des fautes purement formelles ou procédurales qui doivent désormais relever d’une logique de responsabilité managériale », comme indiqué dans le communiqué du Conseil des ministres du 9 mars 2022.

Le ministère de l’Economie souligne que :

« Le préjudice financier s’appréciera, notamment, au regard du budget de l’établissement ou du service relevant de la responsabilité du justiciable mais c’est la jurisprudence qui affinera les critères d’appréciation » et que « L’objectif de la réforme est bien de sanctionner des faits ayant conduit à un impact financier avéré et important au regard de la taille de l’organisme » [4].

En quatrième et dernier lieu, aux termes de la jurisprudence, le préjudice financier significatif est apprécié en deux temps :

Dans un très récent arrêt du 11 mai 2023, la Cour d’appel financière (ci-après « la CAF ») a posé la grille d’appréciation en vigueur :

« 12. Les dispositions de cet article imposent, pour entrer en sanction, que les fautes incriminées aient causé un « préjudice financier significatif ». Aux termes du troisième alinéa de l’article L131-9 : « Le caractère significatif du préjudice financier est apprécié en tenant compte de son montant au regard du budget de l’entité ou du service relevant de la responsabilité du justiciable ». Sans qu’il soit nécessaire d’établir le montant exact du préjudice financier éventuel, l’ordre de grandeur de ce préjudice doit être évalué avec une précision suffisante pour pouvoir ensuite être apprécié au regard des éléments financiers de l’entité ou du service concerné. Lorsque, par ailleurs et comme en l’espèce, cette entité ou ce service n’est pas tenu d’établir et d’approuver un budget, il convient de se référer aux éléments financiers pertinents selon le régime juridique et comptable applicable à cette entité ou à ce service, tels notamment ceux qui ressortent du bilan ou du compte de résultat. Il appartient au juge de fonder sa décision sur les pièces apportées au cours de la procédure et contradictoirement discutées devant lui.

13. A cet égard, et en premier lieu, le ministère public n’établit pas, en se bornant à énumérer le montant des dépenses afférentes « aux contrats passés en méconnaissance des règles de la commande publique », que ces dépenses auraient pu être moindres - dans des proportions qu’au demeurant, il ne précise pas - si ces règles avaient été respectées.

14. En deuxième lieu, si le total des honoraires versés à la société MCG Managers a été nettement supérieur au coût global de la rémunération d’un directeur général, il résulte, d’une part, des termes du contrat qui s’est prolongé sur trois années que les prestations de MCG Managers ne comprenaient pas que la seule mise à disposition de Mme Z ainsi qu’il est exposé au point 3. Le ministère public ne soutient pas, d’autre part et en tout état de cause, que le recours à un management de transition et sa prolongation sur trois années aient constitué une faute de gestion, ni davantage que les honoraires versés par la société Alpexpo ne correspondaient pas aux prestations rendues.

15. En troisième lieu, si les divers manquements allégués des dirigeants de droit pourraient être regardés comme ayant permis l’octroi à Mme Z et son conjoint de divers avantages irréguliers, le préjudice financier qui en serait résulté ne paraît pas dépasser un ordre de grandeur de 15 000 euros. Ce montant ne revêt pas de caractère significatif au regard des différents éléments figurant dans les comptes annuels attestés par les rapports du commissaire aux comptes, dont il ressort que le chiffre d’affaires annuel moyen de la société Alpexpo a dépassé six millions d’euros sur la période en cause et que le montant des charges d’exploitation annuelles de la société a évolué sur la même période de 8,8 millions à 6,7 millions d’euros » [5].

S’agissant de la caractérisation et d’estimation du préjudice financier (étape 1), la CAF pose les principes suivants :

S’agissant de l’appréciation du caractère significatif du montant (étape 2), il faut, aux termes de l’arrêt, comparer le montant du préjudice au regard des documents financiers de la structure.

Dans le cas de l’arrêt rendu par la CAF, les éléments de comparaison pertinents étaient le chiffre d’affaires annuel et au montant des charges d’exploitation annuelles de la société, données se trouvant dans les comptes annuels attestés par les rapports du commissaire aux comptes.

Cornélie Durrleman Avocate spécialisée en droit public https://arborescence.legal/ https://www.linkedin.com/in/corn%C3%A9lie-durrleman/

[1Responsabilisation des gestionnaires publics, Rapport établi par Jean Bassères et Muriel Pacaud sur demande du ministre de l’action et des comptes publics, juillet 2020, pp. 67-68 : https://documentation.insp.gouv.fr/insp/doc/SYRACUSE/118823/responsabilisation-des-gestionnaires-publics-rapport-etabli-par-jean-basseres-et-muriel-pacaud

[3Cour des comptes, 11 mai 2023, Société Alpexpo, n° S-2023-0604, §51.

[5CAF, 12 janvier 2024, société Alpexpo, n°CAF-2023-01, point 12.