Village de la Justice www.village-justice.com

Faut-il se lancer dans la rédaction d’une charte IA en entreprise ? Entretien avec Bertrand Cassar.
Parution : vendredi 15 mars 2024
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/faut-lancer-dans-redaction-une-charte-entreprise-entretien-avec-bertrand-cassar,49085.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

À l’heure de l’expansion de l’usage des IA génératives en entreprise et à la veille du futur Règlement européen sur l’intelligence artificielle, la Rédaction du Village de la Justice a souhaité en savoir davantage sur la manière dont les organisations peuvent formaliser leurs engagements en ce qui concerne leur utilisation de ces technologies avancées. Les chartes IA sont à nouveau d’actualité.
Nous nous sommes donc tournés vers Bertrand Cassar, docteur en droit et responsable « Gouvernance des données » au sein du groupe La Poste. Pour utiles qu’elles soient du point de vue de l’éthique des pratiques, les chartes IA ne sont peut-être pas, actuellement, le meilleur véhicule pour accompagner le changement en la matière. Il nous en dit plus.

Village de la Justice : À quoi sert une charte IA ? Est-ce une nécessité pour les entreprises aujourd’hui ?

Bertrand Cassar : Une charte sur l’éthique de l’intelligence artificielle est aujourd’hui un instrument qui permet de sensibiliser et de préparer les équipes à l’arrivée du règlement européen sur l’intelligence artificielle (RIA). C’est de mon point de vue un élément important : l’éthique intervient en précurseur du droit. Aussi, avec l’arrivée prochaine du texte européen, je pense que la question est davantage celles de l’accompagnement et de la mise en place de premières mesures par rapport au RIA - plutôt que celui de "faire de l’éthique" - que d’une sensibilisation aux seuls enjeux éthiques de l’IA.

Il faut ainsi distinguer selon que l’entreprise dispose ou non déjà d’une telle charte. Si c’est quelque chose qui a déjà été mis en place (souvent dans les années 2021), la démarche peut être poursuivie et relancée en vue ou à partir de la sortie du texte européen. Cela s’inscrira dans la continuité. Si cela n’a pas été fait avant, je pense que c’est un chantier trop tardif à mettre en œuvre : à partir du moment où la loi reconnaît une règle, l’éthique sur le sujet n’a plus vraiment de valeur en tant que telle.

« Le délai est de mon point de vue trop court pour travailler sous un angle seulement éthique. »

Ou plus exactement, tout ce qui est d’ordre éthique et qui sera repris par le texte va tomber en désuétude. Or ce type de projet de charte demande du temps et mobilise beaucoup de ressources, il faut trouver des consensus, etc. Le délai est de mon point de vue trop court pour travailler sous un angle seulement éthique, en lieu et place de ce qui va être très prochainement davantage un sujet de conformité. C’est le même sujet finalement que ce qui s’est passé lorsque la conformité RGPD a fait disparaître la question des chartes de protection des données.

Pour les entreprises qui ont déjà une telle charte, le travail réalisé n’est pas "perdu" !

B. C. : Bien sûr. Pour plusieurs raisons. D’une part, la charte reste utile pour tout ce qui n’est pas prévu par le RIA, notamment l’IA générative. Certains éléments sont en effet pris en considération dans le texte, mais d’autres mesures peuvent être mises en place. L’UNESCO, le G7 et d’autres ont également des travaux en cours sur l’IA générative, afin, dans un premier temps, de mettre en place des lignes directrices. Ces éléments sont des premières bases de réflexion que l’on pourrait reprendre d’un point de vue purement éthique.

D’autre part, tout ce qui a été fait en amont du RIA peut toujours être mis en exergue, par exemple en termes de valorisation extra financière ou de promotion des valeurs éthiques auprès des collaborateurs. L’enjeu maintenant est vraiment, selon moi, de commencer à se préparer à l’arrivée du texte.

« L’enjeu maintenant est de se préparer à l’arrivée du texte. »

L’éthique et la charte étaient la première base. Aujourd’hui, il faut décliner de manière opérationnelle, par exemple avec des notes, des doctrines, des processus, etc. Il faut aller beaucoup plus loin que l’énoncé des principes, plus larges, contenus dans une charte. Principes qui, d’ailleurs, n’ont pas de sanction.

Que peuvent faire les organisations qui ne disposent pas déjà d’une charte IA ?

B. C. : Comme je le disais, le train de la charte (en tant que telle) est déjà passé à mon sens. Mais on peut encore agir, et heureusement ! Il n’est jamais trop tard pour embarquer ses collaborateurs : on peut toujours réfléchir en terme éthique, mais cela devra être une sensibilisation accélérée et il faudra très vite opérationnaliser et embarquer les juristes.

« Il faudra très vite opérationnaliser et embarquer les juristes. »

Je pense qu’il faut commencer par réunir des équipes en interne pour réfléchir sur la déclinaison opérationnelle des sujets relevant du champ du RIA. Il n’y a pas, ici, de solution magique ou toute faite, tout dépend vraiment de l’écosystème de chacun.
Cela peut être transversal avec plusieurs directions métier ; cela peut "partir" d’un pôle ou d’une direction en particulier. Je pense notamment à la direction juridique, mais cela peut aussi tout à fait être la conformité ou la RSE, même si ces dernières sont, en pratique, déjà bien occupées avec la directive CSRD !
On peut aussi avoir une fonction un peu pivot, une sorte de middle man comme le Digital Ethics Officer ou le DPO. C’est une équation assez complexe et un choix stratégique de l’entreprise qui dépend d’où elle a le plus de ressources disponibles.

Au vu de votre expérience, comment peut-on "opérationnaliser" les choses ?

B. C. : Après avoir mis en place le comité stratégique ou ce middle man, qui va travailler en transverse, la question est de déterminer la manière dont il est possible d’ancrer les processus, de gérer la montée en compétences, de faire des expérimentations, de déployer une démarche d’auto-évaluation, etc. Ici encore, tout dépend de l’entreprise, de son secteur d’activité, etc.
Il faut trouver des dénominateurs communs, mais cela peut par exemple s’inscrire dans un processus qui va demander, pour chaque projet, « avez-vous fait des démarches numériques responsables ? », de la même manière que l’on a « avez-vous fait la démarche RGPD ? La démarche cybersécurité ? », etc.

« Il faut souligner l’importance de ne pas travailler en autarcie. »

Une chose que l’on peut également souligner est l’importance de ne pas travailler en autarcie. Après avoir amorcé une dynamique interne, il faut s’intéresser à ce qui est fait par ailleurs pour trouver des idées, de l’inspiration, des partages d’expériences qui peuvent être utiles pour avancer le plus vite possible. C’est vraiment le moment de s’y mettre pour se préparer à l’entrée en vigueur du texte !

Interview de Bertrand Cassar, propos recueillis par A. Dorange pour la Rédaction du Village de la Justice.