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Avocats lobbyistes : la représentation d’intérêts, une partie intégrante du jeu.
Parution : jeudi 14 mars 2024
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Le lobbying est souvent décrié sur la place publique. Mais les professionnels qui incarnent ce métier ont à cœur de développer un argumentaire cohérent participant à l’élaboration de la norme. Thaima Samman [1], présidente de l’Association des avocats conseils en affaires publiques (A-CAP) et son prédécesseur Philippe Portier [2] dressent le portrait d’un métier en plein développement.


Article extrait du Journal du Village de la Justice n°98.
Au sommaire de ce numéro 98 : un dossier Spécial sur l’Avocat et son environnement.

Journal du Village de la Justice : Comment définissez-vous le lobbying, notamment en comparaison de ce que font d’autres structures comme les agences de communication et/ou d’influence ?

Thaima Samman : Je suis une avocate et non une lobbyiste. À mes yeux, le mot « lobby » évoque une vision caricaturale qui n’est pas la mienne, celle du lobbyiste américain qui part à l’abordage des membres du Congrès américain pour leur délivrer des amendements « prêts à voter ». Notre travail d’avocat consiste à discuter et à négocier des dossiers à contenu normatif souvent très complexe. Dans cet écosystème, les communicants ont leur légitimité mais ils développent un narratif différent à côté de notre argumentaire juridique et technique et bien sûr politique. Nos narratifs respectifs doivent cependant être cohérents pour servir les intérêts du client.

Thaima Samman

Philippe Portier : Je défends un lobbying raisonné, de conviction et pas d’imposition. Notre travail d’avocat sur les textes nous différencie d’autres acteurs comme les agences de consulting ou de communication en affaires publiques mais nous sommes complémentaires. Ces derniers interviennent souvent sur des sujets de réputation avec un travail de très longue haleine. Ils aident aussi leurs clients à se faire identifier par les pouvoirs publics lors d’élaborations de textes pouvant les concerner.

JVJ : En auriez-vous donné la même définition il y a 5 ou 10 ans ? Quels changements marquants sont intervenus selon vous ?

P.P.  : Ces dernières années, j’ai observé une multiplication de manipulations propagandistes et de « procès orchestrés » qui n’ont aucune chance d’aboutir, mais permettent de mettre un sujet sur la place publique en évitant le risque de plainte pour diffamation. Il se crée du buzz, qui génère ensuite du contentieux (ex : Total en Ouganda). C’est une vieille technique que les ONG connaissent bien aux États-Unis.

T.S. : J’en aurais donné la même définition. L’évolution la plus marquante est que ce métier est désormais assumé, reconnu et encadré en tant que tel, à la fois par les pouvoirs publics et par les instances de la profession. En ce qui concerne les affaires publiques elles-mêmes, on est passé d’un lobbying « à la papa » et de discussions d’élites - sorties des mêmes écoles - entre elles à une pratique plus technique et collaborative.

"Notre valeur ajoutée réside dans notre capacité à traduire les problématiques de nos clients dans un langage compatible avec le droit."(P. Portier)


Quel est l’intérêt pour des entreprises ou des acteurs économiques au sens large (fédérations et syndicats, etc.) de passer par un avocat lobbyiste ?

P.P. : Notre valeur ajoutée en tant qu’avocats lobbyistes réside dans notre capacité à traduire les problématiques de nos clients dans un langage compatible avec le droit. De plus, nous avons l’habitude de dialoguer avec des autorités administratives (ex : AMF, ACPR, Autorité de la concurrence, etc.) donc nous pouvons entretenir un dialogue avec les producteurs de normes. Un de nos rôles est d’intervenir quand s’érige une barrière dans ce domaine. Celle-ci peut être établie sciemment, subie ou encore revendiquée par tel ou tel organisme.

Philippe Portier

T.S. : Un avocat conseil apporte un vrai plus sur tout ce qui touche à la négociation et à la plaidoirie devant des pouvoirs publics. Nous élaborons des arguments qui vont ouvrir la discussion. Nous ne sommes pas là pour seulement transmettre de simples « éléments de langage » choisis en accord avec notre client. En ce qui nous concerne - mais nous ne sommes pas les seuls - nous ne faisons pas non plus de l’influence dans un mépris de l’intérêt général, comme on a tendance à nous le reprocher. Nous nous efforçons au contraire d’instaurer un dialogue constructif entre pouvoirs publics et parties prenantes.

JVJ : Quelle évolution suit l’activité d’avocat lobbyiste ? Est-ce un marché de prestations en croissance ?

P.P.  : Les avocats en affaires publiques contribuent à façonner le droit et à trouver des solutions susceptibles d’impulser une évolution stratégique des business models. Les Anglo-Saxons ont une vision plus stratégique du droit et sont plus prompts à s’inquiéter de l’évolution des textes qui concernent leur activité et sont conscients de l’importance de se positionner dessus pour contrecarrer leurs concurrents. Ils ont une plus grande latitude que nous pour développer une logique d’avocat stratège. En comparaison, nous sommes de plus en plus perçus comme des auxiliaires du service public : nous gérons une législation très bureaucratique et formaliste, notamment dans le domaine de la fiscalité.

T.S. : Les avocats ont besoin de prendre une place qu’ils n’ont pas encore sur ce marché qui est au demeurant en croissance [3] : les sujets touchant aux affaires publiques se complexifient de plus en plus. La montée en puissance de Bruxelles et la mondialisation ont aussi contribué à son essor. Longtemps, les affaires publiques ont été rattachées à la communication mais le métier s’est professionnalisé. Aujourd’hui, il y a des départements affaires publiques un peu partout dans les grands groupes français, ce qui n’était pas nécessairement le cas il y a 15 ans. Et les affaires publiques sont souvent intégrées au département juridique des entreprises américaines.

"Les avocats ont besoin de prendre une place qu’ils n’ont pas encore sur ce marché qui est au demeurant en croissance." (T. Samman)

JVJ : Dans un environnement anglo-saxon, le dialogue passe-t-il mieux qu’en France quand vous intervenez pour le compte de vos clients ?

P.P.  : Pour les Anglo-Saxons, il est naturel de payer des avocats pour qu’ils leur fassent une veille sur tel ou tel sujet afin de prévenir en amont d’éventuels litiges. Côté français, c’est plus difficile. Le premier réflexe va être de parer au plus pressé avec les moyens du bord. Notre mittelstand a des moyens limités, sans parler des PME qui ont encore moins d’argent à y consacrer. Les grands groupes ont des services internes qui gèrent les dossiers directement et vont recourir à des avocats comme à des sous-traitants. Ce réflexe d’action à l’économie ne favorise pas l’émergence de l’avocat stratège en France.

T.S. : Je travaille aussi bien à Paris qu’à Bruxelles. Chacune a ses particularités. Le principal souci que j’ai pu observer en France en comparaison d’autres pays européens comme l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie, est l’aversion française pour l’entreprise. À Berlin ou à Bruxelles, la légitimité d’un représentant d’intérêts économiques à participer à la discussion n’est pas remise en question.

Rédaction du Journal du Village de la Justice

[1Avocate aux barreaux de Paris et de Bruxelles, Thaima Samman, fondatrice du cabinet éponyme, préside l’association des avocats conseils en affaires publiques (A-CAP).

[2Philippe Portier est responsable des activités Affaires publiques/Lobbying du cabinet Jeantet. De 2012 à 2021, il a présidé l’Association des Avocats Lobbyistes (AAL), rebaptisée depuis A-CAP.

[3La fourchette moyenne de dépenses pour les cabinets d’avocats et avocats indépendants est ≥ 25 000€ et < 50 000€ (Source : Rapport d’activité 2021 de la HATVP, p. 91). En 2021, le Conseil national des barreaux (CNB) a déclaré 202 actions de lobbying, contre 128 en 2020, pour un montant total de dépenses compris entre 500 000 et 600 000 euros. (Source : https://www.gazette-du- palais.fr/actualites-professionnelles/lobbying-2021-a-ete-une-annee-dactivite- intense-pour-le-conseil-national-des-barreaux/)