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Demandes principales et subsidiaires : attention à la rédaction des prétentions dans les conclusions ! Par Benoît Lamy, Conseiller Prud’homal.
Parution : mardi 5 mars 2024
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Une mauvaise articulation entre le bloc de demandes principales et le bloc de demandes subsidiaires peut conduire à ce que le juge n’examine pas une partie des demandes, alors même que ce n’était pas l’effet souhaité. Un cas réel montre que le risque n’est pas que théorique.

I. Ordre d’examen des demandes.

L’objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties [1]. Un salarié se présentant au Conseil de prud’hommes pourra donc fixer ce qu’il demande à son (ex-) employeur. En cas de demandes incompatibles, il sera bien fondé à diviser ses demandes en demandes principales, subsidiaires, ou demandes en tout état de cause. Par exemple, s’il a été licencié pour faute grave, il pourra demander à titre principal la requalification du licenciement en licenciement sans cause réelle et sérieuse et à titre subsidiaire la requalification du licenciement en licenciement pour faute simple, puis ajouter en tout état de cause les demandes (qui seront ainsi examinées que l’on ait fait droit ou non aux demandes principales et subsidiaires) de condamnation à indemnité pour licenciement sans cause réelle sérieuse, indemnité de licenciement légale (ou conventionnelle), rappel de salaire sur une mise à pied et congés payés y afférant, une demande d’article 700 CPC, un rappel de primes, etc. Ou encore, si son poste a un statut d’ « employé », il peut demander à titre principal être reclassé « cadre » et à titre subsidiaire « agent de maîtrise ». Etc.

Le juge est tenu d’étudier la demande principale avant la demande subsidiaire [2]. La partie adverse ne peut reprocher au juge de suivre l’ordre imposé par le demandeur [3].

II. Bien-fondé de la demande principale et examen de la demande subsidiaire.

A. Le principe.

Le juge qui a complètement fait droit à la demande principale ne peut examiner la demande subsidiaire [4]. Toutefois, une subtilité se cache dans les détails. Que se passe-t-il si le juge fait droit partiellement à la demande principale ? Peut-il étudier la demande subsidiaire ? La jurisprudence est très claire : c’est non [5].

B. Application.

Or, ce principe ne semble pas être connu de tout le monde, comme en témoigne les conclusions, rédigées par un avocat, que m’a envoyées son salarié client pour savoir ce que j’en pensais. Les conclusions étaient rédigées comme suit [6] :

« À titre principal
Fixer au passif de la liquidation judiciaire de la [ZZZ] les sommes suivantes :
- Dommages et intérêts au titre du harcèlement moral : Montant1 euros
- Dommages et intérêts pour discrimination syndicale : Montant1 euros
- Dommages et intérêts pour délit d’entrave : Montant2 euros
- Remboursement des IJSS du [date1] au [date2] : Montant3 euros
- Article 700 du Code de procédure civile : Montant4 euros
À titre subsidiaire
Fixer au passif de la liquidation judiciaire de la [ZZZ] les sommes suivantes :
- Dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité : Montant1 euros
- Dommages et intérêts pour délit d’entrave : Montant2 euros
- Remboursement des IJSS du [date1] au [date2] : Montant3 euros
- Article 700 du Code de procédure civile : Montant4 euros
 ».

Trois considérations :

Ces prétentions ont été rédigées n’importe comment. Outre le fait qu’il est totalement inutile de répéter exactement les mêmes demandes (délit d’entrave, remboursement IJSS, article 700 CPC) dans le bloc subsidiaire alors même qu’elles figurent dans le bloc principal et seront donc examinées dans tous les cas, cette rédaction empêche surtout l’examen, par le juge, s’il a fait droit à une demande du bloc principal (par exemple le délit d’entrave), d’examiner la question du manquement à l’obligation de sécurité, qu’il ait décidé de condamner l’employeur pour harcèlement moral ou pas.

En effet, le juge aura donc fait droit partiellement à la demande principale et ne pourra examiner la demande subsidiaire ; la demande de DI au titre du manquement à l’obligation de sécurité ne se trouvant que dans le bloc subsidiaire, elle ne sera pas étudiée, alors même que l’idée était probablement que ce point fût examiné si la demande de DI (Dommages et intérêts) au titre du harcèlement moral était écarté.

Une meilleure rédaction aurait pu être :
« À titre principal
Fixer au passif de la liquidation judiciaire de la [ZZZ] les sommes suivantes :
- Dommages et intérêts au titre du harcèlement moral : Montant1 euros
À titre subsidiaire
Fixer au passif de la liquidation judiciaire de la [ZZZ] les sommes suivantes :
- Dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité : Montant1 euros
En tout état de cause
Fixer au passif de la liquidation judiciaire de la [ZZZ] les sommes suivantes :
- Dommages et intérêts pour discrimination syndicale : Montant1 euros
- Dommages et intérêts pour délit d’entrave : Montant2 euros
- Remboursement des IJSS du [date1] au [date2] : Montant3 euros
- Article 700 du Code de procédure civile : Montant4 euros
 »

Le juge devra donc examiner toutes les demandes du bloc « en tout état de cause », et, s’il rejette la demande de DI au titre du harcèlement moral, devra étudier le manquement à l’obligation de sécurité.

Néanmoins, vu que les demandes de DI pour harcèlement moral et de violation de l’obligation de santé et sécurité sont cumulables [7], on pourrait donc se demander si la meilleure rédaction ne serait pas, encore plus simplement :

«  Fixer au passif de la liquidation judiciaire de la [ZZZ] les sommes suivantes :
- Dommages et intérêts au titre du harcèlement moral : Montant1 euros
- Dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité : Montant1 euros
- Dommages et intérêts pour discrimination syndicale : Montant1 euros
- Dommages et intérêts pour délit d’entrave : Montant2 euros
- Remboursement des IJSS du [date1] au [date2] : Montant3 euros
- Article 700 du Code de procédure civile : Montant4 euros
 ».

Ce qui évite de s’encombrer de « principale » et « subsidiaire » et avoir la certitude que le juge devra tout examiner.

Il est cependant vrai que si les faits invoqués au soutien du harcèlement moral et de l’obligation de sécurité sont les mêmes et qu’il n’y a pas de préjudice spécifique au titre du manquement de l’obligation de sécurité, le juge, en présence de harcèlement moral, probablement condamnera au titre du harcèlement moral et rejettera les DI au titre du manquement à l’obligation de sécurité [8].

Pour conclure, on retiendra donc que la rédaction des demandes et leur répartition entre le bloc principal, le bloc subsidiaire et le bloc « en tout état de cause » doit se faire attentivement, afin que les demandes soient examinées correctement, sous peine de désagréable surprise.

Benoît Lamy Conseiller prud'homal, défenseur syndical, Paris/Ile-de-France

[1Article 4 du Code de procédure civile.

[2Cour de cassation, Chambre sociale, 10 décembre 2015 - n° n°14-16.214 14-16.337 : "Attendu que la cour d’appel, tenue d’examiner les demandes dans l’ordre fixé par les parties, ne pouvait examiner la demande subsidiaire avant la demande principale". Voir aussi : Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 11 mai 2011, 10-14.651 10-15.000, Publié au bulletin. Etc.

[3Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 26 septembre 2012, 11-14.742, Publié au bulletin : "la cour d’appel a, à bon droit, statué sur le bien-fondé du licenciement, sans examiner au préalable la demande subsidiaire de résiliation judiciaire aux torts de l’employeur".

[4Cour de cassation, 3ᵉ chambre civile, 6 mai 2015 - n° 13-24.947.

[5"Considérant que la cour a partiellement fait droit à la demande principale de M. J. et n’a pas, en conséquence, à examiner sa demande subsidiaire" (Cour d’appel, Paris, Pôle 2, chambre 2, 12 décembre 2019 - n° 18/05749) ; "Du fait qu’il est partiellement fait droit à la demande principale, la demande subsidiaire en régularisation faite par la Société LAB SA devient sans objet" (Cour d’appel, Lyon, 3ᵉ chambre civile, section B, 16 novembre 2006 - n° 05/02177) ; "La cour ayant partiellement fait droit à la demande principale, il n’y a pas lieu de statuer sur la demande subsidiaire fondée sur le non-respect des critères d’ordre de licenciement" (Cour d’appel, Colmar, Chambre sociale, 10 septembre 2019 - n° 18/02683) ; "La cour ayant, même partiellement, fait droit à la demande principale de l’appelant, il n’y a pas lieu d’examiner son argumentation subsidiaire" (Cour d’appel, Bordeaux, 6ᵉ chambre civile, 2 juillet 2013 - n° 12/06614). Etc.

[6Pour des raisons évidentes de confidentialité, et même si je n’intervenais pas sur cette affaire que ce fût en tant que défenseur syndical ou conseiller prud’homal, le nom de la personne morale employeur, les montants et les dates ont été masqués.

[7Cassation sociale 29 septembre 2021 Pourvoi n° 20-12.073.

[8CA Toulouse, 7 juill. 2023, n° 22/01327 : JurisData n° 2023-011803.