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Le droit des inventions de salariés et non-salariés : faits marquants au titre de l’année 2023. Par Barbara Bertholet et Victoria Lafite, Avocates.
Parution : jeudi 29 février 2024
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L’année 2023 n’est pas une année de rupture ou d’évolution significative en matière d’inventions de salariés. Nous avons toutefois identifié quelques décisions qu’il nous a paru intéressant de mettre en avant. Par ailleurs, le cadre juridique applicable aux inventions de « non salariés » réalisées au sein des personnes morales réalisant de la recherche s’est précisé.

1. Le régime des inventions de salariés et son application par les juges du fond.

Plusieurs décisions rendues au cours de l’année 2023 ont permis de rappeler les grands principes applicables aux inventions de salariés.

Un droit à rémunération du salarié inventeur cantonné aux seules inventions brevetables.

Aux termes de l’article L611-7 du Code de la propriété intellectuelle (« CPI »), seules tombent dans le régime spécifique des inventions de salariés les inventions brevetables. Dès lors, lorsque l’invention n’a pas fait l’objet d’un dépôt de brevet, il appartient à l’inventeur salarié de démontrer que l’invention en cause remplit les critères de la brevetabilité pour pouvoir prétendre à une rémunération supplémentaire.

En pratique, une telle démonstration peut s’avérer délicate lorsque l’inventeur ne fait plus partie des effectifs de l’entreprise au jour de son action.

En ce sens, dans un arrêt du 29 mars 2023 [1], la Cour d’appel de Paris a débouté un ancien salarié qui tentait de démontrer le caractère brevetable de plusieurs inventions réalisées au cours de sa carrière aux fins d’obtenir paiement d’une rémunération supplémentaire de son ancien employeur. Il produisait un document établi par lui et détaillant les caractéristiques nouvelles et inventives de chaque invention, et plusieurs attestations d’autres salariés affirmant son implication et le rôle essentiel qu’il avait joué dans la réalisation de ces inventions. De tels documents ont été considérés insuffisants par la Cour d’appel pour démontrer le caractère brevetable des inventions en cause et donc ouvrir droit à l’application de l’article L611-7 du CPI.

Demande en justice par l’inventeur : attention à la qualification de l’invention à titre principal et subsidiaire et aux conséquences en terme financier.

Lorsque l’invention entre dans le champ d’application de l’article L611-7 du CPI, la question de sa qualification est essentielle, car elle détermine la titularité des droits et la nature de la contrepartie financière due à l’inventeur salarié. Pour mémoire, le texte distingue entre :

Un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 21 avril 2023 [2] enseigne qu’un salarié peut tout perdre s’il n’est pas vigilant dans la présentation de ses demandes !

En l’espèce, l’employeur considérait que l’invention réalisée était une invention de mission, ouvrant droit à une rémunération supplémentaire, tandis que le salarié défendait la qualification d’invention hors mission attribuable, et sollicitait paiement d’un juste prix. La Cour d’appel a suivi la position de l’employeur, et retenu la qualification d’invention de mission. Toutefois, le salarié n’ayant formulé aucune demande subsidiaire en paiement d’une rémunération supplémentaire dans l’hypothèse où la qualification d’une invention de mission serait retenue, la Cour n’a pu lui allouer aucune contrepartie financière. A bon entendeur…

Les litiges relatifs aux inventions de salariés : compétences exclusives de la CNIS et du Tribunal judiciaire de Paris.

Tout litige entre l’employeur et le salarié relatif aux inventions de salariés relève de la compétence exclusive de la Commission nationale des inventions de salariés (la « CNIS ») et du Tribunal judiciaire de Paris [3].

La saisine de la CNIS présente l’avantage d’être moins coûteuse qu’une procédure judiciaire et son avis peut en tout état de cause être déféré au tribunal judiciaire. Il apparait au surplus que les avis de la CNIS sont majoritairement suivis par le tribunal en cas de désaccord persistant, ce qui démontre leur pertinence [4].

Malgré ces règles de compétence claires, il y a encore manifestement des salariés qui sollicitent paiement d’une rémunération supplémentaire devant le conseil de Prud’hommes, à l’occasion de différends qui les opposent à leur ancien employeur. La cour d’appel de Versailles a récemment réaffirmé ce principe et dû se déclarer incompétente au profit de la juridiction parisienne [5].

2. L’évolution majeure du régime des inventions de « non-salariés » poursuivie en 2023.

L’un des points marquants de l’année 2023 est relatif à la poursuite du rapprochement entre les régimes applicables aux inventeurs salariés et aux inventeurs accueillis par une personne morale de droit privé ou de droit public réalisant de la recherche dans le cadre d’une « convention » (ci-après le personnel « non-salarié »). Un décret du 11 août 2023 [6], précise les règles instaurées par une ordonnance du 15 décembre 2021 [7].

Si ces textes ont pour objectif de rapprocher les régimes des inventions de non-salariés et de salariés, plusieurs incertitudes demeurent.

Une convergence grandissante des régimes des inventions de salariés et de non-salariés.

Pour mémoire, dès 2021, un premier rapprochement a été opéré entre les régimes des inventions de salariés et de non-salariés, par la création d’un nouvel article L611-7-1 du CPI. Ce dernier prévoit la dévolution à l’établissement public ou privé réalisant de la recherche de tous les droits sur les inventions de mission et hors mission attribuables réalisées par un non-salarié [8]. Dans ces hypothèses, la personne morale doit verser à l’inventeur une contrepartie financière ou un juste prix. On retrouve là le régime applicable aux inventions de salariés.

L’ordonnance du 15 décembre 2021 est ainsi venue mettre un terme à la jurisprudence antérieure en matière d’inventions de non-salariés, laquelle avait consacré le principe de l’absence de dévolution automatique des droits de l’invention réalisée par un non-salarié (notamment un stagiaire) à l’entreprise qui l’accueille, à l’issue d’une saga judiciaire et administrative bien connue, dans l’affaire « Puech c. C.N.R.S » [9].

Il faut noter que ce principe ne valait toutefois qu’en l’absence de cession expresse entre le non-salarié et l’employeur, ce qui avait finalement mené les personnes morales publiques ou privées à intégrer dans leurs conventions types (notamment conventions de stage) des clauses de cession des droits de propriété industrielle par le non-salarié. Le déséquilibre de la négociation de ces conventions conduisait en fait à ce que ces cessions soient souvent consenties à titre gratuit.

Le nouveau régime légal présente ainsi un double avantage de sécurité juridique : il assure d’une part la titularité des droits aux personnes morales au sein desquelles des inventions brevetables sont réalisées, quand bien même la convention ne le préciserait pas, et d’autre part une contrepartie financière aux inventeurs quand bien même sa convention ne le prévoirait pas [10].

Qu’apporte le décret du 11 août 2023 ?

Le décret du 11 août 2023 [11] définit les obligations qui incombent à l’inventeur non-salarié et les modalités de calcul de la contrepartie financière. Le régime diffère selon que l’inventeur a réalisé son invention au sein d’une personne morale réalisant de la recherche dont au moins la moitié des personnels permanents de recherche sont des salariés de droit privé [12] ou des agents publics [13].

Dans le premier cas, le nouvel article R611-21 du CPI emprunte à l’article L611-7 du même code (applicable aux salariés) et précise que « les conditions dans lesquelles cet inventeur, …, bénéficie d’une contrepartie financière sont déterminées par sa convention d’accueil ».

Mais le texte va plus loin, en prévoyant également les critères à prendre en considération pour le calcul de cette contrepartie :

« En particulier, le montant de la contrepartie financière dont bénéficie cet inventeur tient compte des missions qui lui sont confiées, des circonstances de réalisation de l’invention, des difficultés pratiques de mise au point, de sa contribution personnelle à l’invention et de l’intérêt économique et commercial que la structure d’accueil pourra en retirer ».

Les critères énumérés s’inspirent ici très largement des critères dégagés par la jurisprudence et consacrés dans certaines conventions collectives nationales pour le calcul de la rémunération supplémentaire due à l’inventeur salarié [14].

Dans le second cas, (inventeur accueilli par une personne morale réalisant de la recherche dont plus de la moitié des personnels permanents de recherche sont des agents publics), l’article renvoie aux dispositions qui s’appliquent pour les inventions de fonctionnaires et agents publics, en application des dispositions des articles R611-11 à R611-14-1 du Code de la propriété intellectuelle [15].

Dans les deux cas, tout litige devra être tranché, soit par la CNIS, soit par le tribunal judiciaire de Paris, comme pour les inventions de salariés.

Ce nouveau régime présente ainsi l’avantage de l’harmonisation des principes applicables à tous les membres du personnel d’une personne morale intervenus dans la réalisation d’une invention. Les textes répondent ainsi à une logique économique, en attribuant à la personne morale la propriété des droits sur l’invention dans les mêmes conditions, quel que soit le statut de l’inventeur.

Toutefois, plusieurs incertitudes demeurent.

Les incertitudes non levées par les nouvelles dispositions.

La première incertitude est relative au champ des entreprises concernées et au public visé par les nouvelles dispositions.

Tout d’abord, les textes restent muets sur la notion de personne morale « réalisant de la recherche ». Cela semble être simple pour des organismes de recherche publics et académiques. Moins évident en revanche pour des personnes morales de droit privé. L’activité de la société sera-t-elle un critère ? Les dépenses affectées à la recherche, un autre ? La présence d’un service de R&D encore un autre ? On peut penser qu’un faisceau d’indices sera pris en considération.

Des interrogations demeurent également quant à l’étendue du personnel concerné, que l’article L611-7-1 définit comme « une personne physique qui ne relève pas de l’article L611-7 et qui est accueillie dans le cadre d’une convention ». Si le rapport au président de la République relatif à l’ordonnance du 15 décembre 2021 donne une liste non exhaustive du public concerné par le texte (stagiaires, doctorants étrangers, professeurs ou directeurs émérites, etc.), il appartiendra à la jurisprudence d’apporter des précisions sur le sens à donner au terme de « convention », en dehors de tout contrat de travail. Qu’en sera-t-il également d’un contrat avec un prestataire de service personne physique qui réalise une prestation de recherche par convention au sein d’une personne morale réalisant de la recherche ?

La seconde incertitude concerne les « dispositions plus favorables » visées par l’article L611-7-1 in fine. En effet, le texte prévoit que les dispositions d’une convention antérieure à l’entrée en vigueur de l’ordonnance et plus favorables à l’inventeur, demeureront applicables, nonobstant l’entrée en vigueur du nouveau texte. En ce sens, que dire de la convention de stage, antérieure à l’entrée en vigueur du nouvel article L611-7-1 du Code de la propriété intellectuelle, ne prévoyant rien quant aux inventions réalisées par le stagiaire ?

Si l’on applique la jurisprudence antérieure, en l’absence de clause de cession dans la convention de stage, l’inventeur reste titulaire de tous les droits sur l’invention réalisée pendant la durée de son stage, au détriment de l’entreprise l’accueillant. La jurisprudence considérera-t-elle que l’absence de clause de cession à l’entreprise doit être entendue comme une « disposition plus favorable » au sens de l’article L611-7-1 ?

Il résulte de ce qui précède qu’il est fortement recommandé de revoir les conventions de stagiaires, doctorants et autres, aux fins de clarifier des situations en cours.

Enfin, ce nouveau régime invite indirectement les personnes morales concernées à s’interroger sur leurs politiques d’inventions de salariés, et l’extension de ces politiques au public non-salarié qu’elles accueillent, en particulier lorsque leur convention collective ou leur politique de rémunération des inventions de salariés ne prévoit pas les mêmes critères que ceux posés par ces nouveaux textes.

Au sein d’une même personne morale et pour une même invention, il sera donc possible de rémunérer des inventeurs en appliquant des critères différents et donc d’allouer des contreparties financières potentiellement différentes !

Exemple : des inventions réalisées au sein de personnes morales réalisant de la recherche soumises à la nouvelle convention collective de la métallurgie entrée en application ce 1ᵉʳ janvier 2024 pourront donner lieu, à défaut d’accord plus favorable au salarié, au paiement d’une rémunération supplémentaire de 300 euros à l’inventeur salarié concerné ; elles devront donner lieu à une rémunération, non pas forfaitaire de 300 euros, mais potentiellement supérieure aux inventeurs non-salariés, car devant prendre en compte les missions confiées, les circonstances de réalisation de l’invention, les difficultés de la mise au point pratique, la contribution personnelle à l’invention et l’intérêt économique et commercial que la structure d’accueil pourra en retirer.

En résumé de la simplification en première lecture, mais encore beaucoup de questions et de complexité à venir !

Barbara Bertholet et Victoria Lafite Avocates - Cabinet Bignon Lebray https://www.bignonlebray.com/

[1Cour d’appel de Paris, 29 mars 2023, n°21/05362

[2Cour d’appel de Paris, 21 avril 2023, n°21/05529.

[3Articles L611-7 et L615-17 du CPI.

[4Etude par M. Brion, G. Desrousseaux et L. Mulatier, « Statistique du contentieux des inventions de salariés devant la Commission nationale des inventions de salariés et le tribunal judiciaire », Propriété Industrielle (Lexis Nexis), n°2, février 2023.

[5Cour d’appel de Versailles, 11 janvier 2023, n°20/02765.

[6Décret n°2023-770 du 11 août 2023 relatif aux modalités de dévolution des droits de propriété industrielle sur les actifs obtenus par des inventeurs non-salariés ni agents publics accueillis par une personne morale réalisant de la recherche

[7Ordonnance n°2021-1658 du 15 décembre 2021 relative à la dévolution des droits de propriété intellectuelle sur les actifs obtenus par des auteurs de logiciels ou inventeurs non-salariés ni agents publics accueillis par une personne morale réalisant de la recherche.

[8L’article L611-7-1 reprend à ce titre les mêmes critères que l’article L611-7 pour déterminer quelles inventions doivent être considérées comme « inventions de mission » ou « inventions hors mission attribuables ».

[9Cass. Com., 25 avril 2006, n°04-19.482 puis CE, 22 février 2010, n°320319, Centre National de la recherche scientifique.

[10Cet objectif de sécurité juridique était d’ailleurs souligné par le rapport au Président relatif à l’ordonnance du 15 décembre 2021.

[11Décret n°2023-770 du 11 août 2023 relatif aux modalités de dévolution des droits de propriété industrielle sur les actifs obtenus par des inventeurs non-salariés ni agents publics accueillis par une personne morale réalisant de la recherche.

[12Article R611-21 du CPI.

[13Article R611-22 du CPI.

[14Voir par exemple : TGI Paris, 12 octobre 2018, n°17/02071, PIBD 2019, n°1107, III-1 ou encore Convention collective nationale des industries chimiques et connexes du 30 décembre 1952.

[15Nouvel article R611-22 du Code de la propriété intellectuelle.