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[Tribune] Avec la décision du Conseil d’État, l’ARCOM risque d’incarner une police de la pensée. Par Pierre-Henri Bovis, Avocat.
Parution : jeudi 29 février 2024
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Le Conseil d’État a annulé le 13 février 2024, à la demande de l’association Reporters sans frontières (RSF), une décision de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), laquelle a refusé de mettre en demeure la chaîne d’information Cnews pour un prétendu « non-respect de ses obligations en matière de pluralisme et d’indépendance de l’information ». Il est donc fait injonction à l’Arcom de procéder au réexamen de la demande de l’association RSF en tant qu’elle porte sur la demande de mettre en demeure Cnews de se conformer à ses obligations en matière de pluralisme et d’indépendance de l’information, et de prendre une nouvelle décision dans un délai de six mois.

Cette décision, dangereuse et difficilement applicable en faits, est une interprétation totalement anachronique d’une loi du 30 septembre 1986 modifiée à plusieurs reprises depuis, permettant d’affirmer la liberté de communication audiovisuelle, sous réserve de respecter un certain nombre de grands principes fondamentaux rappelés par la Convention Européenne des droits de l’Homme (CEDH) telle que la dignité de la personne humaine, le pluralisme, la préservation de l’ordre public, etc.

Plus qu’une décision de justice, il s’agit d’un retour à la tutelle d’État de l’information librement accessible.

Retour sur l’origine de la loi du 30 septembre 1986.

Dans les années 80, l’État a perdu son monopole de la diffusion de la radiodiffusion-télévision qui était jusqu’alors lors placé sous la tutelle du ministère de l’Information.

Antenne 2 diffusait la célèbre émission « Cartes sur table » présentée par Jean-Pierre Elkabbach et Alain Duhamel tandis que TF1 présentait « Droit de réponse » présentée par Michel Polac ou encore « 7 sur 7 » présentée par Anne Saint-Clair.

L’information ne devait plus être contrôlée par l’État et le secteur privé s’empare de la diffusion des programmes et de l’information par la création de plusieurs chaînes nationales et régionales.

Le Conseil constitutionnel, régulateur du fonctionnement des pouvoirs publics, a estimé en 1986 que « le respect du pluralisme est une des conditions de la démocratie ». Le législateur a ainsi adopté une loi du 30 septembre 1986 imposant, en son article 13, que

« Les services de radio et de télévision transmettent les données relatives au temps d’intervention des personnalités politiques dans les journaux et les bulletins d’information, les magazines et les autres émissions des programmes à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique selon les conditions de périodicité et de format que l’autorité détermine ».

Nul doute qu’il s’agissait bien des « personnalités politiques » intervenant au nom et pour le compte d’un parti.

La célèbre émission « l’Heure de vérité » présentée par François-Henri de Virieu était d’ailleurs soumise à cette obligation de pluralisme en faisant défiler les personnalités politiques de tout bord sur le fauteuil. Pourtant, et déjà à l’époque, les bonnes âmes s’indignaient selon une géométrie bien variable du choix des invités.

En tout état de cause, seulement une poignée de chaînes nationales et régionales était disponible et sur lesquelles, à des heures bien précises, étaient diffusés des débats politiques. Il était ainsi aisé de décompter le temps de parole par parti politique et d’assurer un certain pluralisme des opinions pour obtenir une information plus ou moins fidèle.

L’apparition des chaînes d’information continue et des radios d’opinion/divertissement, premier obstacle à l’application de la loi de 1986.

Depuis l’émergence des chaînes d’information en continu au début du XXIe siècle telles que BFM TV, iTélé (devenue Cnews) et l’émergence de débats d’opinion faisant intervenir des acteurs de la société civile, des chroniqueurs et autres polémistes, cette obligation d’assurer un pluralisme dans les opinions est demeurée intacte, sans toutefois s’assurer de l’application d’une telle obligation. Pourtant, chaque mois, l’Arcom adresse au Parlement et aux représentants des partis politiques un relevé des temps d’intervention des personnalités politiques dans les magazines, les bulletins d’information, les journaux télévisés, etc.

La question est de savoir si une telle obligation concerne également les intervenants n’étant pas considérés comme « personnalité politique ».

RSF a saisi le Conseil d’État en vue d’annuler une décision de l’Arcom de ne pas mettre en demeure Cnews de respecter le pluralisme et l’indépendance de l’information, mais surtout avec pour objectif d’empêcher Cnews d’obtenir le renouvellement de son agrément en 2025. Pour une ONG qui lutte pour la liberté de la presse, RSF mène un combat qui atteint les sommets paroxystiques du paradoxe.

Saisi dudit recours, le Conseil d’État a donc fait droit à la demande de RSF et a enjoint l’Arcom de s’y conformer en mettant en demeure Cnews de respecter le pluralisme d’opinions lors de ses débats. Pour faire droit à cette demande inique, le Conseil d’État s’est muni de ses lunettes de 1986 pour apprécier une situation en 2024.

Pourquoi la décision du Conseil d’État était toutefois prévisible, bien qu’anachronique ?

Les chaînes de télévision ont le devoir d’assurer l’honnêteté, le pluralisme et l’indépendance de l’information et l’Arcom est la garante du respect de ces obligations. D’une manière générale, s’impose le « respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale » selon une combinaison et une interprétation extensive des articles 1er, 13, 28 et 42 de la loi du 30 septembre 1986.

Le Conseil d’État avait déjà jugé qu’un éditeur pouvait disposer de sa propre ligne éditoriale « qui peut le conduire à faire intervenir à l’antenne des personnalités développant les thèses les plus controversées, dont les propos ne sauraient être regardés comme relevant par eux-mêmes de la présentation et du traitement de l’information par l’éditeur du service ». En l’espèce, le Conseil d’État estimait, concernant la radio RMC et plus précisément l’émission « Les grandes gueules » que les règles précitées s’imposent « y compris dans les programmes qui, sans avoir pour seul objet la présentation de l’information, concourent à son traitement, même sous l’angle de la polémique, de n’aborder les questions prêtant à controverse qu’en veillant à une distinction entre la présentation des faits et leur commentaire et à l’expression de points de vue différents » [1].

Le Conseil d’État avait ainsi ouvert la porte à une interprétation extensive de la loi de 1986 en essayant de s’adapter avec son temps. Les moyens mis en œuvre ne sont toutefois pas à la hauteur des exigences posées, lesquelles pourraient d’ailleurs se heurter à d’autres principes fondamentaux, notamment les libertés de la presse, d’expression et d’opinion.

Si le Conseil d’État s’érige de nouveau en guide de la morale, il se garde bien de préciser les contours d’une telle application dans les faits dès lors qu’il appartiendra à l’Arcom de définir les contours de cette nouvelle obligation.

Comment ne pas supposer une décision politique plus que juridique ? Il est reproché à la chaîne Cnews un positionnement conservateur tandis que les membres du Conseil d’État sont ostensiblement positionnés à gauche de l’échiquier politique : le président de section du contentieux, Monsieur Christophe Chantepy est l’ancien directeur de cabinet de Jean-Marc Ayrault, Premier ministre et proche de François Hollande ; la section de l’intérieur du Conseil d’État était présidée par l’ancienne directrice de cabinet de François Hollande, Madame Sylvie Hubac avant qu’elle ne soit remplacée par M. Thierry Tuot.

En outre, et concrètement, est-ce à supposer que les intervenants, chroniqueurs, polémistes, journalistes devront mentionner leur adhésion à un parti politique pour être classés et être ou non autorisés de passer à l’antenne ? A moins que l’Arcom ne dresse un classement subjectif fondé sur sa seule appréciation et dont elle aura seule connaissance du cahier des charges ?

Et que dire du service public dont le positionnement semble très, voire trop, à gauche avec notamment, mais pas seulement, Monsieur Guillaume Meurice parti en guerre contre la Fédération nationale des Chasseurs - qui remplit pourtant une mission de service public ? Que dire d’une étude Marianne-Ifop pas si ancienne, publiée en 2012, selon laquelle l’auditorat de France Inter se situait dans une très large proportion à gauche (environ 72%) ?

Bien entendu, il y a également des voix de droite sur France Inter… mais environ trois minutes par semaine. Depuis septembre 2021, une chronique a été mise en place intitulée « En toute subjectivité ». L’an dernier, le directeur du Figaro Magazine Guillaume Roquette était chargé d’incarner « la droite ». Les quatre autres invités « subjectifs » étaient Anne Rosencher, directrice adjointe de la rédaction de L’Express, Anne-Cécile Mailfert, directrice d’Osez le féminisme, Dov Alfon, directeur de Libération, et Hugo Clément, ex-star de « Quotidien », militant antispéciste.

En somme, une vision du pluralisme qui ne semble pas émouvoir RSF...

Est-ce à croire qu’il faut davantage s’inquiéter d’une tendance droitière chez Cnews avec de l’argent privé que d’une tendance gauchère chez France Inter avec l’argent du contribuable ?

Au risque du mépris de l’article 10 de la CEDH sur la liberté d’expression et d’opinion, l’Arcom doit désormais s’ériger en « tuteur de morale » et veiller ainsi au positionnement politique de chacun sous un prisme singulier et au mépris du bon sens, pour vouloir dicter aux citoyens ce qu’ils ont droit ou non de visionner.

En conclusion, si les citoyens ne sont pas en âge de changer de chaîne pour trouver justement celle qui leur convient, peut-être serait-ce plus opportun de leur interdire tout simplement la possession d’une télévision ou d’une radio… ou encore de revenir au temps où l’information était sous tutelle d’un ministère afin de mieux la contrôler.

Ne dit-on pas que l’histoire repasse les plats ?

Pierre-Henri Bovis Avocat au Barreau de Paris [->phb@raultbovis.fr]

[1CE, 29 novembre 2022, 452762.