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L’interposition de personne en matière de saisie immobilière. Par Denis Clément Bracka et Laurence Chemla Bracka, Avocats.
Parution : mercredi 21 février 2024
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La personne agissant comme une personne interposée du débiteur saisi en matière d’enchères immobilières.

Les enfants d’un associé d’une société patrimoniale familiale dont le bien immobilier a été saisi peuvent-ils porter les enchères ou surenchérir pour racheter le bien familial ?

En principe, la liberté des enchères est d’ordre public et pénalement protégée par l’article 313-6 du Code pénal qui prohibe « le fait, dans une adjudication publique, par dons, promesses, ententes ou tout autre moyen frauduleux d’écarter en enchérisseur ou de limiter les enchères ou les soumissions, par violences, voies de faits ou menaces ».

Toutefois, cette liberté ne signifie pas que n’importe qui peut enchérir. Ainsi, l’article R322-39 du Code des procédures civiles d’exécution (CPCE) dispose que « ne peuvent se porter enchérisseurs, ni par eux-mêmes, ni par personnes interposées :
1° Le débiteur saisi ;
2° Les auxiliaires de justice qui sont intervenus à un titre quelconque dans la procédure ;
3° Les magistrats de la juridiction devant laquelle la vente est poursuivie.
 »

Si le conflit d’intérêt justifie clairement les interdictions prévues au 2° et 3° dudit article, le fondement de l’interdiction du 3° est autre.

Pourquoi le débiteur saisi ne pourrait-il pas racheter son bien s’il a un retour à meilleure fortune ?

Le débiteur ne peut enchérir ou former surenchère d’une part, du fait qu’il est en principe insolvable (V. Civ. 2e, 20 mars 1989, D. 1989. IR 116, qui exclut que le débiteur surenchérisse même si son insolvabilité n’est pas démontrée), d’autre part, par la garantie d’éviction qu’il doit à l’adjudicataire.

Cette interdiction s’étend aux « personnes interposées ». Cependant, le CPCE reste muet sur l’identité de ces personnes, alors qu’en matière de donation déguisée le Code civil présume personnes interposées les père et mère, les enfants et descendants, ainsi que l’époux (article 911 du Code civil).

Cette présomption est inapplicable en la matière (Cour d’appel de Douai, 27 janvier 2022, n°22/110). Par conséquent, s’agissant d’un fait juridique pouvant être prouvé par tous moyens, il revient au juge d’apprécier au cas par cas l’existence ou non de l’interposition.

Cette mission est celle du juge de l’exécution. En effet, il a été jugé que n’est pas fondé le moyen ne tendant qu’à remettre en discussion, devant la Cour de cassation, l’appréciation souveraine par les juges du fond de l’existence d’une interposition de personne (Civ. 2e, 13 janvier 2022, 20-16.466 ; Civ. 2e, 21 février 2019, 17-31.172).

Mais revenons à notre hypothèse qui nous amène à nous interroger sur la notion d’interposition de personnes : Les enfants d’un associé d’une SCI dont le bien immobilier a été saisi peuvent-ils porter les enchères ou surenchérir pour racheter le bien de ladite SCI ?

Le principe est que les patrimoines de la société débitrice saisie d’une part et ceux de ses associés et a fortiori, des enfants de ses associés, d’autre part, sont distincts.
Comme il a été indiqué plus haut, la prohibition de l’interposition de personne n’est pas définie par l’article R322-39 qui indique seulement : « ni par eux-mêmes, ni par personnes interposées ». La jurisprudence a donc été amenée à donner des critères permettant de déterminer la situation d’interposition.

À cet égard, la Cour de cassation a déjà dû traiter de litiges relatifs à cette question. Ainsi, encourt la nullité la déclaration de surenchère faite par une société civile immobilière dont la partie saisie est gérante et dont, selon les constatations souveraines du tribunal, la création constitue une fraude destinée à faire échec à la vente sur adjudication (Civ. 2e, 3 mai 2007, 06-11.798). Encourt également la nullité la surenchère formée par une SCI ayant le même gérant que la SCI débitrice saisie (Civ. 2e, 15 novembre 2012, 11-24.599).

En 2016, la Cour de cassation rend un arrêt intéressant à propos de la gérante de la SCI débitrice saisie qui a enchéri sur une partie des lots de copropriété saisis. La Haute cour décide que la cour d’appel a souverainement retenu que la gérante, ne démontrant pas, comme elle le soutenait, qu’elle entendait faire acquisition du lot pour son compte personnel et le financer dans ses deniers propres, avait agi comme personne interposée du débiteur saisi et par fraude (Civ. 2e, 10 novembre 2016, 15-25.460).

Il semble donc se dégager un critère déterminant de l’interposition de personnes : la confusion entre le patrimoine du débiteur saisi et celui de l’enchérisseur.

Ainsi, avoir un lien de parenté avec le débiteur saisi n’interdit pas de se porter enchérisseur ; celui-ci doit seulement rapporter la preuve qu’il entend acquérir le bien pour son compte personnel et le financer de ses deniers propres.

Les juridictions d’appel retiennent la même solution et ont recours au faisceau d’indices pour déterminer si les deux patrimoines sont bel et bien étanches (Cour d’appel de Poitiers, 4 janvier 2022, n°21/01193).

La cour d’appel de Douai (voir supra), en l’espèce, affirme que le fait que le surenchérisseur soit le fils des débiteurs saisis est à lui seul insuffisant pour présumer une interposition de personne. Cependant, les juges relèvent que le surenchérisseur est relativement jeune (20 ans au moment de la vente) et qu’il demeure au domicile familial, de sorte « qu’une communauté d’intérêts unit nécessairement surenchérisseur et débiteurs saisis ».
Concernant ses revenus, la cour observe que si le surenchérisseur s’est rapproché d’organismes de crédits pour faire examiner la faisabilité de son projet, la mensualité de remboursement envisagée est manifestement excessive au regard de ses seuls revenus (1131 euros par mois).

Par conséquent, la cour conclut que le surenchérisseur n’entendait pas faire acquisition du bien saisi pour son compte personnel et le financer de ses deniers propres.

Au regard de la jurisprudence actuelle, on peut donc considérer que les enfants de l’associé d’une SCI dont le bien immobilier a été saisi peuvent, en principe, enchérir ou surenchérir, sous réserve de leur solvabilité propre, des démarches éventuelles effectuées pour acquérir le bien, par exemple l’obtention d’un accord de prêt d’un établissement de crédit et de façon générale, tout élément prouvant qu’ils envisagent de faire acquisition du bien saisi pour leur compte personnel et de le financer de leurs deniers propres.

Denis Clément Bracka et Laurence Chemla Bracka, Avocats à la Cour Barreau de Paris [->bracka@orange.fr] Site internet: www.bracka.fr