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Secret professionnel des avocats versus droit à la preuve. Par Frédéric Chhum, Avocat et Sarah Bouschbacher, Juriste.
Parution : vendredi 9 février 2024
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Par un arrêt du 6 décembre 2023 (n° 22-19.285) publié au bulletin, la première chambre civile de la Cour de cassation s’est prononcée sur le secret professionnel des avocats opposé au droit à la preuve de ses clients.
Désormais, le secret professionnel de l’avocat ne constitue pas en lui-même un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile dès lors que les mesures sollicitées, destinées à établir la faute de l’avocat, sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve du requérant, proportionnées aux intérêts antinomiques en présence et mises en œuvre avec des garanties adéquates.
Cet arrêt interpelle l’avocat praticien des perquisitions en cabinet d’avocats.

I. Faits et procédure.

Un avocat inscrit au barreau de Toulouse a conclu avec une société, une convention de prestations juridiques, le 15 juillet 2010.

Le 19 mars 2019, la société dépose plainte pour abus de confiance contre l’avocat, soutenant que celui-ci a commis un détournement de clientèle et une rétention de dossiers.

Par ordonnance du 8 octobre 2020, exécutée le 13 novembre 2020, un huissier de justice a été désigné par le président d’un tribunal judiciaire, avec mission de se rendre au cabinet professionnel de l’avocat et de procéder avec l’aide éventuelle d’un expert informatique, à la recherche de documents et correspondances de nature à établir les faits litigieux.

Le 20 novembre 2020, l’avocat assigne donc la société en rétractation de cette ordonnance en opposant le secret professionnel.

Par un arrêt rendu le 10 mai 2022, la Cour d’appel de Toulouse rétracte alors l’ordonnance du 8 octobre 2020, prononce la nullité du procès-verbal et restitue les pièces appréhendées.

La société se pourvoit en cassation sur le fondement des articles 145 du Code de procédure civile, 66-5 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 et de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, selon lesquels, respectivement, « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé », et « les consultations adressées par un avocat à son client ou destinées à celui-ci, les correspondances échangées entre le client et son avocat, entre l’avocat et ses confrères à l’exception pour ces dernières de celles portant la mention "officielle", les notes d’entretien et, plus généralement, toutes les pièces du dossier sont couvertes par le secret professionnel ».

II. Moyens.

Selon la société, et sur le fondement des articles mentionnés ci-dessus, il incombe au juge saisi d’une demande de mesure d’instruction in futurum de vérifier si la mesure ordonnée était nécessaire à l’exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence.

Or, en rétractant l’ordonnance ayant fait droit à la mesure d’investigation sollicitée par la société, au prétexte qu’elle n’était pas légalement admissible puisqu’elle portait sur des pièces couvertes par le secret professionnel des avocats, la cour d’appel aurait dû rechercher si la mesure était nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la requérante et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence.

III. Solution.

La question qui se pose alors devant la Cour de cassation est la suivante : la consultation ou la saisie des documents détenus par un avocat au sein de son cabinet, peuvent-t-elles être autorisées sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile ?

La Cour de cassation répond par la positive.

Elle casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel de Toulouse, sur le fondement de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et des articles 145 du Code de procédure civile, 66-5, alinéa 1, de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 et 4 du décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005, dans sa rédaction antérieure à celle issue du décret n° 2023-552 du 30 juin 2023 portant Code de déontologie des avocats.

En effet, la Cour de cassation reconnaît que le droit à un procès équitable implique que chaque partie à l’instance soit en mesure d’apporter la preuve des éléments nécessaires au succès de ses prétentions.

C’est pourquoi, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, des mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées, à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.

De même, si le secret professionnel couvre en toutes matières, les consultations adressées par un avocat à son client, les correspondances échangées entre eux et entre l’avocat et ses confrères, les notes d’entretien et toutes les pièces du dossier, il est institué avant tout, dans l’intérêt du client ayant droit au respect du secret des informations le concernant et non dans celui de l’avocat.

Aussi, la Cour de cassation relève que l’avocat ne peut commettre aucune divulgation contrevenant au secret professionnel, à moins qu’il n’assure sa propre défense devant une juridiction.

Au regard de ces dispositions, la Cour de cassation déduit alors que le secret professionnel de l’avocat ne constitue pas en lui-même un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile dès lors que les mesures d’instruction sollicitées, destinées à établir la faute de l’avocat, sont (i) indispensables à l’exercice du droit à la preuve du requérant, (ii) proportionnées aux intérêts antinomiques en présence et (iii) mises en œuvre avec des garanties adéquates.

La Cour de cassation, par cet arrêt, confirme l’autorisation de mesures de consultation ou de saisie de documents détenus par un avocat au sein de son cabinet, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, et non plus seulement en application du seul article 56-1 du Code de procédure pénale.

Il faut souligner que l’on est dans le cas particulier d’un litige avocat/client et que ce dernier recherche la faute de son avocat.

Cette décision s’inscrit plus largement dans la consécration du droit à la preuve et dans la protection des intérêts du client avant ceux de l’avocat.

Le droit à la preuve est-il plus fort que le secret professionnel de l’avocat ?

Il appartiendra à la Cour d’appel de Bordeaux (cour de renvoi en l’espèce) de trancher au regard des exigences fixées dans l’arrêt du 6 décembre 2023.

La cour d’appel de renvoi devra trancher si les mesures d’instruction sollicitées, destinées à établir la faute de l’avocat, sont (i) indispensables à l’exercice du droit à la preuve du requérant, (ii) proportionnées aux intérêts antinomiques en présence et (iii) mises en œuvre avec des garanties adéquates.

A cet égard, dans la lettre de la première chambre civile de janvier 2024, cette dernière indique que cette décision s’inscrit dans la continuité des arrêts rendus déjà en matière de secret professionnel de l’avocat [1] et en matière de secret des affaires et de secret bancaire [2].

Elle invite donc le juge à procéder à un contrôle de proportionnalité, en mettant en balance les différents intérêts en présence et en appelant son attention sur la nécessité, lorsque les mesures sont ordonnées, d’accompagner leur mise en œuvre de garanties, telles que, par exemple, la présence du bâtonnier, la désignation d’un expert ou la mise sous séquestre des documents saisis.

Source.

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l’ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) Sarah Bouschbacher juriste, M2 Propriété intellectuelle Paris 2 Assas Chhum Avocats (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum

[1Récemment 2ème Civ., 29 septembre 2022, pourvoi n° 21-13.625.

[2Notamment Com., 29 novembre 2017, pourvoi n° 16-22.060, Bull. 2017, IV, n° 155 ; 1re Civ., 3 novembre 2016, pourvoi n° 15-20.495, Bull. 2016, I, n°203.