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L’abandon de l’irrecevabilité de principe de la preuve déloyale en matière civile. Par Julien Daure, Etudiant.
Parution : mardi 6 février 2024
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Dans un arrêt du 22 décembre 2023, l’assemblée plénière de la Cour de cassation admet pour la première fois que la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats dans le procès civil.

« La preuve judiciaire, qui (…) ne peut conduire à une certitude absolue, a pour objet de convaincre le juge, en cette qualité, de la vérité des faits sur lesquels elle porte » [1].

L’arrêt rendu en décembre dernier par la Cour de cassation étend de manière conséquente la possibilité pour le justiciable de faire valoir la preuve qu’il a en sa possession.

Effectivement, par un arrêt du 22 décembre 2023, l’assemblée plénière de la Cour de cassation opère un revirement majeur en admettant la recevabilité d’un élément de preuve déloyal obtenu clandestinement.

En l’espèce, afin de déclarer irrecevables les pièces litigieuses, après avoir relevé que celles-ci constituent des transcriptions d’enregistrements clandestins d’entretiens entre les parties, la cour d’appel retient qu’ayant été obtenues par un procédé déloyal, elles doivent être écartées des débats. La Cour de cassation retient, quant à elle, qu’en statuant ainsi, la juridiction du second degré, qui aurait dû procéder à un contrôle de proportionnalité, a violé les articles 6 paragraphe 1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et 9 du Code de procédure civile.

En considérant comme valide un enregistrement réalisé à l’insu d’un employé par l’employeur, le juge civil donne une importance considérable à la théorie du droit à la preuve développée d’abord en matière doctrinale par Gilles Goubeaux dès 1983 [2] avant d’être repris et utilisé comme principe directeur pour la première fois par la Cour de cassation en 2012 [3]. Ce principe n’était toutefois pas de valeur absolue et se heurtait régulièrement au principe de loyauté de la preuve qui s’imposait dès lors que la preuve était obtenue de manière clandestine [4]. Cette solution était fondée sur la considération que la justice doit être rendue loyalement au vu de preuves recueillies et produites d’une manière qui ne porte pas atteinte à sa dignité et à sa crédibilité. Cependant, l’application de cette jurisprudence pouvait conduire à priver une partie de tout moyen de faire la preuve de ses droits lorsque la seule preuve disponible suppose, pour son obtention, une atteinte aux droits de la partie adverse. Cette solution était vivement critiquée tant par les professionnels du droit que par la doctrine [5].

Il a donc fait l’objet d’un revirement globalement bien accueilli par les membres de la doctrine en ce que cette notion présentait des contours imprécis tendant à laisser une trop grande marge d’appréciation au juge. Dorénavant, la preuve obtenue clandestinement peut être admise à condition d’être indispensable et proportionnée.

Bien qu’outrepassant la notion peu juridique de loyauté, l’importance de l’appréciation fournie par le juge reste conséquente et les critères dégagés induisent nécessairement une forme d’insécurité juridique.

Cet arrêt, tout en traduisant un revirement majeur de philosophie en matière de preuve en droit français confirme également une volonté prétorienne d’uniformiser le droit à la preuve avec la jurisprudence de Strasbourg qui déniait l’existence d’un principe de loyauté probatoire dès 1988 [6].

Il permet également un alignement avec la justice pénale qui admet depuis toujours la preuve par tout moyen. Cette jurisprudence permet donc d’éviter les comportements douteux de certains justiciables cherchant à passer par la justice pénale afin de voir leur preuve déclarée recevable. Surtout, ce revirement traduit l’intention des juges du Quai de l’horloge d’une meilleure compréhension de ses décisions par le citoyen français.

En effet, en pleine crise de confiance, 51% des français n’ont plus confiance dans le système judiciaire français, selon un sondage rendu par le CSA en novembre dernier [7]. Cette nouvelle approche permet de rapprocher la vérité judiciaire de la vérité factuelle en évitant l’incompréhension ainsi que la méfiance du grand public.

Aussi, l’admission de la preuve déloyale permet une adaptation des règles de preuve à une nouvelle réalité technologique. En matière de harcèlement moral au travail, un enregistrement clandestin apparaît souvent indispensable, de sorte que le défenseur des droits, dans un avis de 2018 avait déjà appelé à faire évoluer les mentalités sur le sujet de la loyauté probatoire [8].

Toutefois, la preuve peut désormais être très simplement falsifiée au moyen de systèmes de synthèses vocales toujours plus efficaces [9].

La justice devra donc mettre ses outils de contrôle à jour des dernières technologies tant les avancées récentes en matière d’intelligence artificielle comportent des risques de fraudes.

Julien Daure étudiant en troisième année de droit à l’université Paris II Panthéon-Assas

[1Aubry et Rau, Cours de droit civil français, 5ᵉ édition, 1922.

[2Goubeaux, « Le droit à la preuve », in Ch. Perelman et P. Foriers, (dir.), La preuve en droit, Travaux du centrenational de recherche logique, Etablissements Emile Bruylant, 1981, p.277-301.

[3Civ., 1re, 5 avril 2012, n°11-14.17

[4Cass., ass. plén., 7 janv. 2011, n°09-14.316.

[5Le principe de loyauté probatoire a-t-il encore un avenir dans le contentieux de la concurrence ? (2016, 5 décembre). Mustapha Mekki.

[6CEDH, 12 juill. 1988, Schenk c/ Suisse, req. n° 10862/84.

[7Sdiri, N. (2023, 30 novembre). La moitié des français ne font pas confiance à la justice, selon un sondage. JDD.

[8Avis 18-03 du 25 janvier 2018 relatif au harcèlement sexuel / Défenseur des Droits.

[9Billon, J. (2023, 26 juin). Clonage de voix par IA ; Des risques croissants de fake news et d’escroqueries.