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Prud’hommes : la preuve illicite ou déloyale n’est pas nécessairement irrecevable. Par M. Kebir, Avocat.
Parution : mardi 2 janvier 2024
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Par un arrêt attendu, rendu en Assemblée plénière, la Cour de Cassation opère un revirement en matière du droit à la preuve en matière civile.
Ainsi, un mode de preuve, illicite ou déloyal, peut être présenté au juge dans la mesure où il est indispensable à l’exercice du droit au procès équitable. Il est désormais loisible au juge de déclarer, dans un procès civil, une preuve obtenue de manière déloyale comme recevable, à la double condition que la production de celle-ci soit indispensable à l’exercice du droit à la preuve et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Un enregistrement sonore, réalisé à l’insu d’un salarié, qui fait état de propos ayant conduit à son licenciement, est-il recevable devant le juge prud’homal ?

Au travers la jurisprudence du 22 décembre 2023 [1], il est, désormais, admis que dans un contentieux civil, une partie peut produire, sous conditions strictes, une preuve obtenue de manière déloyale.

Ainsi, aux termes de ce revirement de jurisprudence, les enregistrements clandestins sont recevables, à la condition que :

Le contexte.

Un salarié est licencié pour faute grave.
L’employeur rapportait devant le Conseil de prud’hommes une preuve a priori contestable : enregistrement sonore d’un entretien, réalisé à l’insu du salarié, au cours duquel ce dernier tenait des propos ayant motivé le licenciement pour faute grave du salarié.

Notons que, ici, l’employeur ne disposait d’aucun autre moyen de preuve de nature à démontrer la faute alléguée.

Régime de la preuve restrictif en matière civile.

Conformément à la Jurisprudence établie en la matière, la Cour d’appel juge cette preuve comme irrecevable, au motif que l’enregistrement avait été réalisé de façon clandestine. De sorte que le licenciement est déclaré sans cause réelle et sérieuse.

En outre, le pourvoi soutient que l’enregistrement audio, même obtenu à l’insu d’un salarié, est recevable et « peut être produit et utilisé en justice dès lors qu’il ne porte pas atteinte aux droits du salarié, qu’il est indispensable au droit à la preuve et à la protection des intérêts de l’employeur et qu’il a pu être discuté dans le cadre d’un procès équitable ».

Ainsi, à la question de savoir si la preuve obtenue par l’enregistrement d’entretiens entre l’employeur et le salarié, réalisé à l’insu de ce dernier, est recevable, l’Assemblée plénière répond par l’affirmative.

Partant, la Cour de Cassation admet que des moyens de preuve, déloyaux ou illicites, peuvent être présentés au juge dans la mesure où ils sont indispensables à l’exercice des droits du justiciable : l’admissibilité de cette preuve ne doit toutefois pas porter une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux de la partie adverse.

Sur le fond, le raisonnement de Hauts juges est, à la fois, rigoureux et pédagogique. Ainsi, la Haute assemblée motive sa décision en trois temps.

Ce faisant, la Cour régulatrice rappelle les prescriptions issues de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, l’article 9 du Code de procédure civile ainsi que la Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme [2]. En ce que, jusque-là, la Jurisprudence est constante relativement à la preuve en matière civile en écartant des débats toute preuve jugée déloyale.

En somme, au regard du droit à la preuve :

Néanmoins, ajoute l’arrêt commenté, en application des règles sus-rappelées, adossées au principe de loyauté dans l’administration de la preuve, il est constant que :

Dès lors, ce positionnement est fondé « sur la considération que la justice doit être rendue loyalement au vu de preuves recueillies et produites d’une manière qui ne porte pas atteinte à sa dignité et à sa crédibilité ».

Or, la mise en œuvre de la jurisprudence antérieure est de nature à priver une partie de tout moyen de rapporter la preuve de ses droits et prétentions, juge la Cour de Cassation.

En conséquence, rappelant les principes issus du procès équitable [5] et le fait que la Cour européenne des droits de l’Homme ne retient pas par principe l’irrecevabilité des preuves considérées comme déloyales [6], la Cour de Cassation consacre dorénavant l’admissibilité, sous conditions, des moyens de preuve obtenus dans des conditions déloyales :

Conséquence sur les conflits de travail.

Revirement somme toute prévisible, il y a lieu de considérer que, désormais, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté entachant un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats.

Au fond, il s’agit d’une évolution qui pourrait être regardée comme un pas supplémentaire dans le droit à la preuve, conformément à la Jurisprudence de la CEDH, notamment dans les cas où le champ de la preuve est réduit, tel que le harcèlement.

Enfin, en vertu de son appréciation souveraine, le juge déterminera si une preuve illicite ou déloyale est recevable. Lequel juge du fond opère par un contrôle de proportionnalité.

Me. Kebir Avocat à la Cour - Barreau de Paris Médiateur agréé, certifié CNMA Cabinet Kebir Avocat E-mail: [->contact@kebir-avocat-paris.fr] Site internet: www.kebir-avocat-paris.fr LinkedIn : www.linkedin.com/in/maître-kebir-7a28a9207

[1Cass. Ass. pl., 22 décembre 2023, n° 20-20.648

[2CEDH, arrêt du 10 octobre 2006, L.L. c. France, n° 7508/02

[3Com., 15 mai 2007, pourvoi n° 06-10.606, Bull. IV 2007, n° 130 ; 1re Civ., 5 avril 2012, pourvoi n° 11-14.177, Bull. I 2012, n° 85 ; Soc., 9 novembre 2016, pourvoi n° 15-10.203, Bull. V 2016, n° 209 ; Soc., 30 septembre 2020, n° 19-12.058, publié ; Soc., 25 novembre 2020, n° 17-19.523, publié ; Soc. 8 mars 2023, n° 21-17.802, 21-20.798 et 20-21.848, publiés

[4Ass. plén. 7 janvier 2011, n°s 09-14.316 et 09-14.667, Bull. 2011, Ass. plén. n° 1 ; 2e Civ., 9 janvier 2014, n°s 12-23.387 et 12-17.875, Com. 10 novembre 2021, n°s 20-14.669 et 20-14.670, Soc., 18 mars 2008, n° 06-40.852, Bull. 2008, V, n° 65 ; Soc., 4 juillet 2012, n° 11-30.266, Bull. 2012, V, n° 208

[5article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales

[6CEDH, arrêt du 13 mai 2008, N.N. et T.A. c. Belgique, req. n° 65087/01