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Droit à la preuve en matière civile : recevabilité d’une preuve déloyale. Par Frédéric Chhum, Avocat et Sarah Bouschbacher, Juriste.
Parution : vendredi 29 décembre 2023
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En principe, les preuves déloyales sont irrecevables en application du principe de loyauté dans l’administration de la preuve. Or, par un arrêt rendu le 22 décembre 2023 (n°20-20.648), l’assemblée plénière de la Cour de cassation s’est prononcée sur les conditions de recevabilité d’une preuve obtenue ou produite de manière illicite ou déloyale.

La Cour de cassation admet dorénavant que, dans un litige civil, une partie puisse utiliser, sous certaines conditions strictes, une preuve obtenue de manière déloyale pour faire valoir ses droits.

Il en est ainsi notamment pour un employeur dans un procès en contestation par le salarié d’un licenciement pour faute grave.

1. Faits et procédure.

Un salarié a été engagé à compter du 14 octobre 2013 en qualité de responsable commercial « grands « comptes » pour une société.

Il a notamment été convenu entre les parties au contrat de travail, que le salarié exercerait son activité depuis son domicile.

Or, le 28 septembre 2016, à la suite d’un entretien informel, le salarié a été mis à pied à titre conservatoire pour ensuite être convoqué à un entretien préalable à un éventuel licenciement le 7 octobre 2016 et enfin, être licencié pour faute grave le 16 octobre 2016.

Par un arrêt rendu le 28 juillet 2020, la Cour d’appel d’Orléans dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse et condamne l’employeur à payer diverses sommes afférentes au salarié.

En conséquence, l’employeur se pourvoit en cassation sur le fondement de l’article 9 du Code de procédure civile et de l’article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales selon lesquels respectivement, « il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention » et « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ».

2. Moyen.

En effet, l’employeur fait grief à l’arrêt de la cour d’appel d’avoir déclaré irrecevables les éléments de preuve obtenus par lui, au moyen d’enregistrements clandestins.

Selon l’employeur, l’enregistrement audio, même obtenu à l’insu d’un salarié, est recevable et peut être produit et utilisé en justice dès lors qu’il ne porte pas atteinte aux droits du salarié, qu’il est indispensable au droit à la preuve et à la protection des intérêts de l’employeur et qu’il a pu être discuté dans le cadre d’un procès équitable.

À cet égard, l’employeur soutient que la cour d’appel n’aurait pas dû écarter des débats les pièces qu’il avait produites, et qui démontraient précisément que le salarié avait expressément refusé de fournir à son employeur le suivi de son activité commerciale.

3. Solution.

Faut-il alors considérer que, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve, dans le cadre d’un procès civil, conduit nécessairement à l’écarter des débats ?

L’assemblée plénière de la Cour de cassation répond par la négative, et casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel d’Orléans, en ce qu’il déclare irrecevables les éléments de preuve obtenus par l’employeur au moyen d’enregistrements clandestins.

La décision de la Cour de cassation est basée sur une analyse précise de la jurisprudence rendue en matière de droit à la preuve, tant sur le fondement de l’article 6 §1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et de l’article 9 du Code de procédure civile.

En effet, au regard des principes dégagés par la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation souligne le fait qu’elle a consacré en matière civile seulement, un droit à la preuve qui permet de déclarer recevable une preuve illicite, lorsque celle-ci est indispensable au succès de la prétention de celui qui s’en prévaut et que l’atteinte portée aux droits est strictement proportionnée au but poursuivi.

Cependant, par de précédentes décisions rendues sur le fondement du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, la Cour de cassation a déjà jugé qu’une preuve est irrecevable lorsqu’elle est déloyale, c’est-à-dire recueillie à l’insu de la personne ou obtenue par une manœuvre ou un stratagème.

Face à cette jurisprudence duale, la Cour de cassation estime que l’application de la dernière jurisprudence exposée ci-dessus sur la preuve déloyale, ne peut cependant pas conduire à priver une partie de tout moyen de faire la preuve de ses droits.

C’est pourquoi la Cour de cassation rejoint la position de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne retient pas par principe l’irrecevabilité des preuves considérées comme déloyales, mais qui opère plutôt un contrôle de proportionnalité entre le droit à la preuve et les autres droits ou libertés fondamentaux avec lesquels il entre en conflit.

Par conséquent, la Cour de cassation considère désormais que, dans le cadre d’un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats, le juge devant, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence.

Par cette décision, l’assemblée plénière de la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence en s’alignant sur la position de la Cour européenne des droits de l’homme, en matière de droit à la preuve.

Sources :

C. cass. Ass. Plen. 22 décembre 2023, n° 20-20.648
Communiqué de la Cour de cassation

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l’ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) Sarah Bouschbacher Juriste M2 Propriété intellectuelle Paris 2 Assas Chhum Avocats (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum