Village de la Justice www.village-justice.com

Nouvelle approche du métier d’avocat : exercer en action plutôt qu’en réaction, selon Karine De Luca.
Parution : mercredi 10 janvier 2024
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/karine-luca-exercer-metier-avocat-action-plutot-reaction,48317.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Karine De Luca court. Au sens propre, et pour son plaisir uniquement : elle pratique le trail. Dans sa vie professionnelle d’avocate, elle a en revanche arrêté de courir, après le temps notamment. Pourtant, elle continue d’exercer son métier, vient de passer la barre des soixante podcasts dont elle est l’auteure, et son équipe (de trois personnes) comme elle-même travaillent désormais 4 jours sur 5, pour un chiffre d’affaires qui n’a pas baissé...
Magie noire ? Non : Karine De Luca a repensé sa relation-client par une approche qu’elle qualifie de "minimaliste", un terme qui rappelle celui d’une foulée de course à pied vers laquelle il faut tendre pour alléger son pas afin de courir autant, mais mieux, sans s’épuiser ni se blesser...
Le Village de la Justice a demandé à l’avocate d’expliquer son approche et sa méthode.

Village de la Justice : Vous avez créé une formation intitulée "Cabinet minimaliste" : quelle est votre approche dans ce cadre ?

Karine De Luca : « Il existe une problématique propre à la profession d’avocat :
qui mêle la peur de ne pas en faire assez et, de fait, la peur d’engager sa responsabilité professionnelle. Donc on fait beaucoup, trop, et parfois inutilement.
La première question à se poser est donc celle-ci : se demander si ce qu’on fait est utile. Par exemple, si j’envoie un courrier que le client ne comprend pas... c’est inutile.
Il faut ensuite simplifier et clarifier (de façon propre à chaque domaine du droit), et surtout : en s’appuyant sur ses équipes. Nos secrétaires et assistants savent parfaitement dire ce qui est inutile ou non ! »

"La première question à se poser est celle-ci : se demander si ce qu’on fait est utile."

V.J. : Depuis quand avez-vous cette approche ?

K.D.L : « L’organisation et la "relation-client" m’ont toujours passionnée. Je me suis beaucoup documentée et formée sur ces sujets depuis plus de vingt ans que j’exerce ce métier. Donc j’ai eu envie d’en faire profiter à mes confrères.
J’assure notamment des formations en Suisse aux confrères en activité. Et j’ai été sollicitée pour faire des formations en ligne. Au début j’étais réticente, mais en réalité cela fonctionne bien, et permet aux confrères de se former plus facilement en respectant leur contrainte d’agenda.

Ces formations bousculent les confrères. Certains arrivent presque "un peu trop tard" car trop épuisés... Il faut une vraie envie pour réorganiser sa vie professionnelle. »

V.J. Votre propre cabinet fonctionne sur 4 jours par semaine au lieu de 5 : est-ce une conséquence de l’approche "minimaliste", ou un de vos objectifs ?

K.D.L : « Non, c’était réellement un des objectifs, celui de vraiment avoir du temps pour une vie personnelle. Nous sommes passés à 4,5 jours puis 4 jours pour les salariés. Moi je module un peu plus, mais lissé sur l’année, je travaille 4 jours par semaine. Et mon chiffre d’affaires n’a pas changé, le cabinet tourne pareil, tout en poursuivant mon podcast [1]. »

V.J. : De quoi souffrent selon vous les avocats ?

K.D.L : « De manque de rentabilité !
Plus précisément : ils travaillent trop "en réaction", et pas assez "en action". Être en action, cela signifie notamment anticiper les demandes des clients, et les demandes que nous, avocats, allons leur faire (les pièces par exemple). Cela exige de se poser, de prendre du temps. Je pense qu’il faut environ six mois pour mettre cela en place. Il faut reprendre le pouvoir, finalement, sur la société qui nous impose l’immédiateté. Mais cela en vaut la peine, car à la clef : il y a la satisfaction client.

"Il faut redonner du sens à ce métier, il y a trop de pression quant à l’éventuelle responsabilité professionnelle."

Il faut redonner du sens à ce métier, il y a trop de pression quant à l’éventuelle responsabilité professionnelle, notamment durant la formation continue. Les formations dispensées sont parfois trop techniques, insistent beaucoup sur la responsabilité de l’avocat, et pas assez sur la simplification. Elles véhiculent trop de peur et d’angoisses.

Je pense en outre qu’il faut se spécialiser. Je suis avocate dans une petite ville, je suis spécialisée en droit de la famille et je n’ai pas de problème de rentabilité. »

V.J. : Votre méthode s’applique également et évidemment à la facturation : c’est quoi la recette magique pour ne pas perdre de temps dans les relances ?

K.D.L : « Ce n’est pas une recette magique... Ce sont quatre points :

Et c’est un de mes prochains sujets : en plus de trop travailler, les avocats facturent mal ! »

V.J. : Et alors... vous arrivez quand même à exercer votre métier d’avocate ?

K.D.L : « Oui évidemment ! J’ai un avantage : j’aime faire beaucoup de choses dans la vie, autre que mon métier ! Il ne faut pas être perfectionniste en voulant à tout prix rédiger dix pages de conclusions. On fait, on rectifie au besoin. C’est une fausse croyance des avocats, de faire compliqué. Je n’ai pas perdu de clients, au contraire, en travaillant ainsi. Car ce dont nos clients ont besoin, ce qu’ils retiendront, ce n’est pas le nombre de pages de conclusions, mais c’est d’avoir été présent à leurs côtés pour de vrai, que vous leur ayez accordé du temps, et ce temps il faut le prendre, car il en fait gagner par ailleurs. Dix minutes de téléphone avec un client n’est pas du temps perdu, il va vous permettre d’en gagner par la suite, et d’exercer vraiment votre métier.

"À mon sens, les avocats portent une culpabilité de ne jamais en faire assez et s’épuisent dans leur activité."

Une nouvelle fois, nous devons repenser notre façon de travailler : est-ce que mes tâches ont du sens ? Est-ce utile pour le client ? Pour le tribunal ?
Il faut repenser de la même façon notre rôle. À mon sens, les avocats portent une culpabilité de ne jamais en faire assez et s’épuisent dans leur activité. Il y a une urgence à repenser notre fonction. »

V.J. : Cette transformation que vous appelez de vos vœux : stratégie business ou besoin vital à vos yeux ?

K.D.L : « Bien sûr qu’il est question de rentabilité, et je l’assume. Mais le vrai sens de tout ça c’est ne plus subir ce métier et repenser la relation client. »

Interview de Karine De Luca, Avocat, par Nathalie Hantz, Rédaction du Village de la Justice

[1Karine De Luca est l’auteure du podcast "Parlons divorce avec Karine"