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Expertise judiciaire acoustique in futurum et risque de prescription. Par Christophe Sanson, Avocat.
Parution : mardi 10 octobre 2023
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Dans cette décision du 11 mai 2023 (RG 23/00029), le juge des référés du Tribunal judiciaire de Saint-Brieuc a estimé que l’existence d’un restaurant n’étant pas, en elle-même, constitutive d’un trouble, des attestations précisant que le restaurant était exploité depuis 2010 ne pouvaient en elles-mêmes constituer le point de départ de la prescription alléguée.

La preuve du motif légitime, sous la forme d’un simple procès-verbal de constat d’huissier étant par ailleurs rapportée, le juge des référés, juge de l’urgence et de l’évidence, a octroyé l’expertise demandée reconnaissant ainsi que, face à un risque de prescription de l’action personnelle, le doute devait profiter au demandeur.

I. Présentation de l’affaire.

1° Les faits.

Monsieur et Madame B, propriétaires d’une maison construite en 2000, se plaignaient de bruits et d’odeurs en provenance de la crêperie, situé sur le terrain juste à côté du leur.

Les demandeurs faisaient état de nuisances sonores comme des bruits aériens liés aux voix et aux cris de la clientèle et du personnel de cet établissement ainsi que du fonctionnement des moteurs des camions de livraison et des véhicules stationnés sur le parking de l’établissement litigieux.

Ils se plaignaient également de bruits d’impact se traduisant, notamment, par des déplacements de meubles, sans précaution, sur le sol, des chocs de vaisselle, des chocs lors du déchargement des livraisons ou encore des claquements des portières des véhicules des clients et du personnel de l’établissement.

A ces bruits s’ajoutaient selon eux des nuisances olfactives prenant la forme d’odeurs de cuisine, de cuisson et de friture.

La preuve de l’ensemble de ces troubles était rapportée par un procès-verbal de constat d’huissier ainsi que par des attestations de témoins.

2° La procédure.

Afin de faire établir la réalité des nuisances dont ils se disaient victimes, Monsieur et Madame B avaient sollicité, une expertise en référé au visa de l’article 145 du Code de procédure civile devant le Président du Tribunal judiciaire de Saint-Brieuc.

Etait ainsi assignée en référé, la société C en tant qu’exploitante de la crêperie litigieuse.

3° La décision du juge.

Par ordonnance du 11 mai 2023, la Présidente du Tribunal judiciaire de Saint-Brieuc a accueilli la demande d’expertise de Monsieur et Madame B. Elle a estimé que l’expertise était utile, l’action personnelle n’étant pas évidemment prescrite et les demandeurs justifiant d’un motif légitime. Elle a ordonné en conséquence une mesure d’expertise afin de constater les désordres, d’en rechercher l’origine et de fournir tous éléments techniques et de fait permettant à la juridiction éventuellement saisie au fond de déterminer les responsabilités encourues et d’évaluer les préjudices subis.

Le juge des référés a donné pour mission à l’expert de :
- « se rendre chez Monsieur et Madame B. et sur le site de l’exploitation de la société Y. ;
- se faire remettre tous documents utiles et entendre tout sachant ;
- indiquer s’il existe des nuisances sonores et olfactives liées à l’activité de la société Y au regard de la réglementation applicable ;
- déterminer la provenance de ces bruits et nuisances olfactives et indiquer leur intensité en fonction des différents espaces de l’immeuble de Monsieur et Madame B et des différents moments de la journée, et ce durant la haute et la basse saison, plus généralement procéder à toute mesure utile ;
- donner son avis sur les solutions appropriées pour y remédier, telles que proposées par les parties ; évaluer le coût des travaux utiles à l’aide de devis fournis par les parties ;
- donner son avis sur tous les préjudices et coûts induits par ces nuisances ;
- rapporter toutes autres constatations utiles à l’examen des prétentions des parties ;
- donner, le cas échéant, son avis sur les comptes entre les parties
 ».

II. Observations.

L’ordonnance rendue par le juge des référés dans cette affaire met en évidence le fait que le point de départ de la prescription n’étant pas établi (1°), il convient de faire profiter, aux demandeurs, du doute dès lors qu’un motif légitime a été établi (2°).

1° Un point de départ de la prescription de l’action personnelle de l’article 2224 du Code civil non établi.

L’article 2224 du Code civil déclare :

« Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».

Pour l’application de cet article à une demande de référé expertise, la jurisprudence a notamment considéré dans une situation semblable qu’

« il ne revenait pas au juge des référés, juge de l’évidence, de constater l’acquisition d’une prescription, un tel moyen de défense ne pouvant être examiné au stade du référé que pour apprécier d’une part l’existence d’un trouble manifestement illicite, et d’autre part, dans le cadre de l’examen d’une demande de mesure d’instruction, in futurum, si le futur procès en germe était ou non manifestement voué à l’échec au sens de l’article 145 du Code de procédure civile […].
Le point de départ de l’action en responsabilité extracontractuelle était en application de l’article 2224 du Code civil la manifestation du dommage ou de son aggravation, cette dernière ouvrant droit à un nouveau délai de prescription quinquennale et ce peu importe la date d’apparition des premières nuisances
 » [1].

Dans l’espèce commentée ici, l’ordonnance a d’abord relevé que

« la SCI C., la société C., et Monsieur et Madame P. (les défendeurs) soutenaient que Monsieur et Madame B. (les demandeurs) ne démontraient pas l’existence d’un motif légitime au soutien de leur demande d’expertise, relevant que les premiers troubles invoqués par ces derniers se situaient en 2013, de sorte que leur action, soumise aux dispositions de l’article 2224 du Code civil, était prescrite ».

Sur ce point, le juge des référés a affirmé qu’

« il convenait cependant de relever que la seule pièce versée au dossier faisant état "de la relance des reproches et des problèmes de voisinage" émanait d’un courrier établi le 23 novembre 2013 par l’ancien propriétaire du restaurant, à la demande de Monsieur et Madame P.
Ce seul élément produit pour la cause ne saurait constituer le point de départ de la prescription alléguée. Par ailleurs, les attestations précisant que la crêperie était exploitée depuis 2010 ne pouvaient en elles-mêmes constituer le point de départ de la prescription alléguée, l’existence du restaurant n’étant pas en elle-même constitutive d’un trouble du voisinage
 ».

Le juge des référés a donc rejeté les arguments de la partie défenderesse pour écarter la prescription de l’affaire et accueillir la demande d’expertise judiciaire.

Le juge des référés a ainsi conclu à son incompétence pour déterminer, à ce stade de la procédure, l’éventuelle prescription du litige, afin d’accorder l’expertise judiciaire aux demandeurs.

2° La présence d’un motif légitime à obtenir une expertise judiciaire au visa de l’article 145 du Code de procédure civile.

L’article 145 du Code de procédure civile, qui fait référence à l’expertise judiciaire, ne pose qu’une seule condition pour les demandeurs au juge : l’existence d’un motif légitime.

En effet, et comme cela est rappelé dans l’ordonnance :

« s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».

Ce motif légitime doit avoir pour objectif d’établir la preuve permettant de caractériser le trouble anormal de voisinage et ainsi, espérer obtenir réparation des préjudices auprès du juge du fond.

En l’espèce, le juge a considéré que le motif légitime était démontré grâce au procès-verbal de constat d’huissier, aux termes duquel il avait été relevé une odeur marquée de cuisine dans la maison et le jardin, de même que des bruits provenant de la ventilation de la crêperie, mais également de la clientèle.

L’huissier avait précisé qu’il entendait distinctement, depuis l’intérieur de la maison des demandeurs, le bruit du groupe de ventilation, les pas de la clientèle ainsi que les manœuvres des véhicules.

Le juge a rappelé que la SCI C. avait indiqué avoir réalisé, en 2021 et 2022, des travaux afin de limiter l’évacuation des odeurs de cuisine, qui n’avaient pas permis cependant de mettre un terme aux émissions sonores et olfactives relevées par l’huissier en août 2022.

De plus, la tentative de conciliation réalisée en novembre 2022 n’avait pas permis un rapprochement des parties. Les défendeurs ont versé au débat des témoignages du voisinage proche estimant que la crêperie ne causait pas de nuisances anormales.

Par conséquent, ce sont les appréciations divergentes versées au débat et l’absence d’éléments techniques sur l’intensité des troubles allégués qui ont permis de démontrer le motif légitime des demandeurs, et ainsi l’octroi de l’expertise.

Conclusion.

L’ordonnance rendue par la Présidente du Tribunal judiciaire de Saint-Brieuc le 11 mai 2023 met en exergue les conditions indispensables à l’obtention d’une expertise judiciaire acoustique.

Tout d’abord l’action personnelle du demandeur qui lui permettra, par la suite, d’engager un procès fond ne doit pas être prescrite à l’évidence, auquel cas l’expertise n’aurait plus aucune utilité.

Ensuite, si la caractérisation du motif légitime ne suppose pas, à ce stade du litige, d’apporter la preuve indiscutable du trouble anormal de voisinage, il convient que les nuisances objet de l’expertise n’aient pas pris fin au jour de l’audience de telle sorte que l’expertise conserve, là encore, son utilité.

Christophe Sanson, Avocat au Barreau des Hauts-de-Seine

[1C.A. Versailles, 25 nov. 2021, R.G n° 21/02094.