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Droits nationaux antérieurs, effet unitaire et meurtres en famille. Par Matthieu Objois, Conseil en Propriété industrielle.
Parution : mercredi 13 septembre 2023
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Le 1er juin 2023, l’entrée en vigueur de l’Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet (Accord JUB) a enfin instauré la juridiction unifiée du brevet (JUB) et le brevet à effet unitaire (BU).
Les déposants doivent à présent choisir s’ils requièrent ou non l’effet unitaire suite à la délivrance d’un brevet. Les éléments stratégiques entrant dans ce choix sont nombreux : coût, territoires d’intérêt, solidité du brevet, etc.
Cependant les déposants ne sont pas toujours conscients d’un autre élément qui pourrait devenir critique dans ce choix : l’éventuelle existence de droits nationaux antérieurs.

1. Les droit nationaux antérieurs.

Ces derniers sont des demandes de brevet nationales d’États européens, disposant d’une date de priorité antérieure à celle du brevet européen considéré, mais publiées après.

Les droits nationaux antérieurs ne font ainsi partie ni de l’état de la technique selon l’Article 54(2) de la Convention sur le brevet européen (CBE) (puisque publiés après la date de priorité du brevet européen considéré), ni de l’état de la technique selon l’Article 54(3) CBE (puisqu’il ne s’agit pas de demandes européennes), de sorte que l’Office européen des brevets (OEB) ne les considère pas lors de l’examen : l’existence d’un droit national antérieur pertinent ne prévient pas la délivrance d’un brevet européen.

En revanche les droits nationaux antérieurs ont des effets à l’échelle nationale, régis par les dispositions législatives nationales.

Par exemple, un droit national antérieur français est opposable à la fraction française d’un brevet européen classique au titre de l’Article L611-11 du Code de la propriété intellectuelle, 3e alinéa.

En pratique, si un droit national antérieur est identifié lors de la procédure de délivrance, il peut se gérer en amont en fournissant à l’OEB un jeu de revendications spécifiques pour l’État de ce droit national antérieur, voire en retirant la désignation de cet État. Il est également possible, après délivrance, de procéder à une limitation nationale.

En l’absence d’un jeu de revendication spécifique, les conséquences d’un droit national antérieur qui aurait été négligé étaient jusque-là au pire la nullité limitée à l’État du droit national antérieur, de sorte qu’aujourd’hui la question des droits nationaux antérieurs est largement ignorée.

Toutefois, les choses deviennent bien plus problématiques dans le cas d’un BU, si le droit national antérieur est une demande d’un « État membre participant » au système du BU :

1. Le Règlement (UE) n°1257/2012 mettant en œuvre la coopération renforcée dans le domaine de la création d’une protection unitaire conférée par un brevet, prévoit dans son article 3(1) que « Aucun effet unitaire n’est conféré à un brevet européen qui a été délivré avec des jeux de revendications différentes pour différents États membres participants ».

Ainsi, il n’est pas possible de fournir en amont un jeu de revendications différent pour l’État en question si l’on souhaite l’effet unitaire, et seule une limitation globale serait possible, ce qui réduirait inutilement la portée par rapport à un brevet européen classique.

A noter que la notion « d’États membre participant » semble devoir être interprétée largement, i.e. concerner les 25 États de la coopération renforcée (tous les États de l’UE hormis l’Espagne et la Pologne) et non pas les seuls États ayant ratifié l’Accord JUB (17 États aujourd’hui), voir l’Article 2a) du règlement n°1257/2012.

2. Dans le cas d’un litige devant la JUB portant sur un BU, l’Article 62(2) de l’Accord JUB prévoit expressément la possibilité d’annuler le brevet sur la base d’un droit national antérieur, et l’article 3(2) de ce règlement n°1257/2012 indique qu’un BU « ne peut être limité, transféré, ou révoqué ou s’éteindre qu’à l’égard de tous les États membres participants ».

Ainsi, on a le risque de nullité partielle voire totale pour tous les États participants à l’accord JUB, et pas seulement celui du droit national antérieur.

On comprend que si le droit national antérieur est une demande d’un État contractant de la CBE qui ne serait pas État membre participant (typiquement le Royaume-Uni), il n’est pas opposable à un éventuel brevet européen à effet unitaire, et il pourra donc toujours être géré de manière habituelle, que l’effet unitaire soit requis ou non.

On rappellera que l’OEB signale à titre d’information l’éventuelle existence de droit nationaux antérieurs lors de notification d’intention de délivrance au titre de la règle 71(3) CBE.

Par conséquent, en cas de droit national antérieur d’un État membre participant identifié, il convient d’étudier celui-ci attentivement si l’effet unitaire était souhaité. Et si ce droit national antérieur s’avérait effectivement pertinent vis-à-vis des revendications du brevet européen, il pourrait être judicieux de renoncer à requérir l’effet unitaire et de plutôt procéder à des validations classiques.

2. Le cas de la demande prioritaire.

Si de tels droits nationaux antérieurs sont en pratique rares, on ne pense pas forcément à … une demande prioritaire du brevet européen.

En effet, si la demande européenne est une extension d’une demande nationale antérieure d’un État membre participant, la demande européenne en revendique normalement la priorité pour bénéficier de la même date.

Mais en cas de priorité invalide, cette demande nationale dispose bien d’une date de dépôt antérieure à celle du brevet européen considéré, tout en étant publiée après. Et les deux demandes ont généralement sensiblement le même contenu.

Cela pourrait arriver dans de multiples cas, notamment si la demande européenne est déposée trop tardivement et que le délai de priorité de 12 mois est manqué sans restauration possible, si de la matière nouvelle a été ajoutée et revendiquée (par exemple des définitions), si le document de priorité n’est pas fourni à temps, s’il y a un problème de cession du droit de priorité, ou encore tout simplement si aucune priorité n’a été revendiquée.

Pour un brevet européen « classique », l’absence de priorité valide n’est problématique qu’en cas de divulgation intercalaire. En effet, la demande prioritaire, si elle est publiée après le dépôt de la demande européenne, constitue un droit national antérieur qui n’antérioriserait le brevet européen que pour l’État correspondant. La validité du brevet européen ne serait pas concernée dans les autres États, et dans l’État concerné on bénéficierait toujours d’une protection nationale via le brevet national issu de cette demande prioritaire, si ce brevet a été maintenu en vigueur.

En revanche, pour un BU, on aurait comme expliqué le risque de nullité partielle voire totale pour tous les États participants à l’accord JUB. Le BU ne pourrait survivre que dans la mesure où il pourrait être limité à d’éventuels ajouts nouveaux par rapport à la demande prioritaire.

En cela, dès lors que la priorité est discutable, l’effet unitaire peut potentiellement être qualifié « d’empoisonné », par analogie avec l’affaire des divisionnaires empoisonnées dont le dépôt pouvait entraîner la nullité de leur demande parente. Cette situation avait provoqué beaucoup d’incertitudes jusqu’à la décision G1/15 de la Grande Chambre de recours de l’Office européen des brevets (OEB), qui avait permis l’existence de priorités partielles même pour des éléments non divulgués dans la demande.

3. Le cas d’une extension nationale.

Un autre cas d’effet unitaire empoisonné pourrait survenir si le brevet européen et une demande nationale d’un Etat membre participant revendiquaient la priorité d’une même demande antérieure, pas forcément d’un État européen (par exemple une demande de brevet américain).

Si la priorité de ladite demande nationale d’un État membre participant était considérée comme valide mais pas celle du brevet européen, cette demande nationale disposerait bien d’une date de priorité antérieure à celle du brevet européen considéré, tout en étant publiée après. A nouveau, les deux demandes ont généralement sensiblement le même contenu, de sorte qu’on se retrouve mutatis mutandis dans le même cas qu’avant.

Bien qu’il puisse paraître surprenant qu’une priorité puisse être considérée valide et pas l’autre, cela pourrait arriver par exemple si un problème de forme tel qu’évoqué plus haut (par ex. un délai manqué) touche l’une des revendications de priorité mais pas l’autre, les deux dépôts postérieurs résultant d’actes distincts. Il reste en outre tout à fait possible que deux offices aient des appréciations différentes de la priorité en cas de modification du texte.

4. Un risque qui pourrait aller au-delà des seuls cas de priorité discutable.

En allant encore plus loin, on remarque que la JUB n’est a priori pas liée par la jurisprudence de l’OEB et pourrait tout à fait remettre en question des décisions issues des instances de l’OEB sur l’appréciation du droit de priorité.

Dans un scénario hypothétique extrême, la JUB pourrait ainsi en théorie renverser la décision G1/15 de la Grande Chambre de recours évoquée avant, et rétablir une appréciation de la notion de « même invention » plus stricte conforme à la décision G2/98. Alors, tous les brevets européens dans lesquels l’objet revendiqué aurait été généralisé lors de l’extension perdraient leur priorité, et la demande prioritaire deviendrait un droit national systématiquement destructeur de nouveauté. Dans les cas des brevets européens « classiques », cela toucherait uniquement le brevet dans l’État de la demande nationale prioritaire. Et pour ceux à effet unitaire, comme expliqué précédemment, la validité de l’intégralité du brevet européen pourrait être concernée !

Ainsi, l’effet unitaire pourrait théoriquement faire peser une épée de Damoclès sur tout brevet européen revendiquant une priorité.

5. Comment pourrait-on se prémunir de ce risque si l’on est intéressé par l’effet unitaire ?

Lorsque l’on craint que la priorité ne soit pas valide dans un cas où l’on souhaite quoiqu’il en soit obtenir un effet unitaire, une solution pour éviter tout risque d’effet unitaire empoisonné semblerait être de retirer avant publication la demande prioritaire.

Ainsi, si la priorité était pour une raison ou une autre effectivement invalidée, il n’y aurait plus de droit national antérieur opposable.

Outre le délai restreint pour le faire, ceci présente toutefois un inconvénient : on perd ainsi la demande nationale, celle qui bénéficiait de manière certaine de la date de dépôt la plus ancienne. Dès lors, si une divulgation a eu lieu entre la date de dépôt de la demande nationale et la date de dépôt de la demande de brevet européen, la validité du BU pourrait être remise en cause et il ne subsisterait même pas de brevet national puisque la demande correspondante aurait été abandonnée.

Dès lors, une telle décision d’abandon ne peut être prise qu’au cas par cas et nécessite de peser soigneusement le pour et le contre avant d’agir.

Matthieu Objois - Conseil en Propriété industrielle - Germain Maureau