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La liberté d’expression ne s’arrête pas aux portes des prisons, rappel de la CEDH. Par Elsa Guérin, Etudiante.
Parution : lundi 7 août 2023
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L’installation de bibliothèques dans les prisons par Simone Veil n’est pas anodine. Il est question par ce geste humaniste de préserver la liberté d’expression des individus emprisonnés. A cet égard, la Cour de Strasbourg a rendu, le 18 juillet 2023, l’arrêt Osman et Altay c. Türki̇ye [1].

La rétention de journaux périodiques par l’administration pénitentiaire.

Quatre numéros du journal bihebdomadaire Yeni Demokrasi (« Nouvelle Démocratie ») ont été envoyés à chacun des deux requérants que sont Abdulmenaf Osman et Mehmet Aytunç Altay par voie postale sans avoir été commandés ou achetés par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire. Ces quatre numéros n’ont pas été remis aux détenus par l’administration pénitentiaire, aux motifs qu’ils comportaient des pages de nature, selon cette dernière, à remettre en cause la sécurité de l’établissement.

Il s’agissait pour ces quatre numéros, envoyés à l’attention des deux requérants, d’informations et de photographies relatives à des grèves de la faim alors en cours dans d’autres prisons et de déclarations faisant l’éloge d’une organisation terroriste (« les pages 8, 12, 13, 14, 22 et 23 du numéro 22 ainsi que les pages 7, 12, 13, 16, 22, 23 et 24 du numéro 23 du journal en question renfermaient de la propagande écrite et visuelle en faveur d’une organisation terroriste, des expressions faisant l’éloge du crime et des criminels ainsi que des activités d’une organisation terroriste aux fins d’encouragement de la participation à de telles entreprises, des passages propres à renforcer la solidarité organisationnelle entre les détenus et des commentaires approuvant et soutenant la violence et la rébellion, et que, par conséquent, toutes ces publications étaient susceptibles de provoquer l’insubordination parmi les détenus et de mettre en péril la sécurité dans l’établissement pénitentiaire »).

Il est, également, souligné par l’un des requérants que toutes les publications périodiques ou non périodiques provenant de l’extérieur de la prison sont systématiquement saisies par l’administration pénitentiaire (« le plaignant se plaint du fait que toutes les publications périodiques ou non périodiques adressées ou apportées aux détenus par courrier ou par des visiteurs soient systématiquement confisquées par l’administration »).

Néanmoins, cette partie de la requête sera déclarée irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

L’arrêt signale, ensuite, le fait que

« même si les requérants ont pu continuer à recevoir des informations et des idées par l’ensemble des autres moyens dont ils disposaient au sein des centres pénitentiaires concernés, ils ont été privés du bénéfice d’un nombre important de publications spécifiques, sur lesquelles porte la présente affaire ».

La liberté de recevoir des informations.

Pour Barbara Hild, le droit à la liberté d’opinion implique « celui de rechercher des informations, de construire son opinion, puis de l’extérioriser et de pouvoir librement s’exprimer ».

L’article 10-1 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH) dispose que

« Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations ».

Ainsi, la liberté d’opinion ne se conçoit pas sans la liberté d’expression en ce sens que la dernière permet l’épanouissement de la première.

La liberté d’expression n’est certes, pas un droit absolu, elle peut être limitée.

Partant, des restrictions peuvent être apportées aux droits des détenus si elles sont justifiées par des exigences acceptables propres à assurer la protection de la sécurité et de l’ordre dans l’établissement, comme la prévention du crime et le maintien de la discipline, et à condition qu’elles soient prévues par la loi.

L’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression et le maintien de l’ordre dans les établissements pénitentiaires.

En principe, toute restriction de l’exercice du droit à la liberté d’expression est une ingérence.

La liberté d’expression n’étant pas un droit absolu, afin qu’une limitation soit juste et pertinente, celle-ci ne peut être excessive par rapport au but poursuivi. Elle doit, pour répondre aux exigences de la société démocratique, répondre à un besoin social impérieux, être proportionné et revêtir un caractère exceptionnel.

L’arrêt de l’espèce met en exergue la définition de la notion de proportionnalité entendue comme

« l’absence de déséquilibre excessif entre le but poursuivi à travers la restriction et la mesure restrictive mise en œuvre, c’est-à-dire le respect d’un juste équilibre entre les droits de l’individu et les intérêts publics, ou les droits et intérêts d’autres individus si l’ingérence a pour but de protéger les droits d’autrui ».

Il convient, afin de faire écho à l’article 10 de la CESDH et d’illustrer le propos sur la proportionnalité, de mentionner l’affaire Dennis Nilsen ou le britannique Jeffrey Dahmer qui a rédigé son autobiographie en prison, « Nilsen : mémoires d’un homme qui se noie ». Après une première publication de ladite autobiographie, un manuscrit en vue d’une seconde publication a été renvoyé à Nilsen afin qu’il puisse le retravailler (en y ajoutant des détails déroutants notamment). Cependant, l’administration pénitentiaire a, ici, intercepté ledit manuscrit car il contenait des détails des meurtres et des mutilations infligées aux victimes. Dans une décision de mars 2010, la Cour européenne des droits de l’Homme a admis que l’article 10 était applicable et que le refus de restituer le manuscrit au requérant afin qu’il pût le réviser en prison en vue de le faire publier constituait une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Toutefois, elle a conclu que l’ingérence en question était proportionnée au but légitime poursuivi [2].

Force est de constater, dans cette affaire, qu’il y a, certes, eu une ingérence dans l’exercice, par l’intéressé, de son droit à la liberté d’expression mais que celle-ci est légitime. La légitimité de l’ingérence repose, alors, sur la protection de la morale, la réputation et les droits d’autrui. L’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est nécessaire car elle répond à un besoin social impérieux en ce sens qu’elle empêche des répercussions sur les familles des victimes et les victimes survivantes.

Toujours est-il que dans une affaire où était en cause l’interdiction absolue de filmer l’interview d’une détenue à l’intérieur d’un centre pénitentiaire, la cour a relevé que la restriction en cause ne répondait pas à un besoin social impérieux et que les autorités internes n’avaient pas véritablement [3].

L’arrêt sur lequel se porte notre attention, l’arrêt Osman et Altay c. Türkiye, souligne la nécessaire et pertinente motivation de la rétention de publications périodiques dans une société démocratique (« le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier les mesures incriminées étaient pertinents et suffisants et que ces mesures étaient nécessaires dans une société démocratique »).

En définitive, pour citer le Guide sur l’article 10 de la Convention, un certain contrôle sur la teneur des communications d’un détenu à l’extérieur de la prison « fait partie des exigences normales et raisonnables de l’emprisonnement et n’est pas, en principe, incompatible avec l’article 10 de la Convention » [4].

En somme, les détenus peuvent exercer leurs droits subjectifs dans les « limites inhérentes à la détention, la sécurité et le bon ordre ».

Le non respect de la procédure par l’administration pénitentiaire : des motifs ni pertinents ni suffisants.

La Anayasa Mahkemesi, Cour constitutionnelle turque, justifie, manifestement, la rétention des publications quant à leur réception illégale et non sur leurs contenus compromettants.

Il est question de savoir si la procédure de rétention des journaux périodiques est pertinente. En d’autres termes, il s’agit, pour la cour de se pencher sur la suffisance de la motivation de l’administration pénitentiaire pour refuser la distribution des journaux en question et limiter, en ce sens, l’expression de la liberté d’opinion des détenus.

La législation turque sur la question est riche. Nous pouvons notamment y retrouver l’article 62 de la loi n° 5275 intitulé « Le droit de bénéficier des publications périodiques et non périodiques » selon lequel « Aucune publication mettant en péril la sécurité de l’établissement ou contenant des articles, écrits, photographies ou commentaires obscènes ne sera remise au condamné » ou l’article 69 de cette même loi intitulé « Le droit du condamné d’accepter un cadeau envoyé de l’extérieur ». Le premier alinéa de l’article précité dispose que

« Le condamné se trouvant dans un établissement pénitentiaire fermé a le droit d’accepter tout cadeau ne présentant pas de danger pour la sécurité de l’établissement qui lui est envoyé de l’extérieur, tous les deux mois, et en plus, à l’occasion de fêtes religieuses, du jour de l’an ou de son anniversaire. Les condamnés mineurs, les condamnés ayant atteint l’âge de soixante-cinq ans et les femmes condamnées ayant des enfants avec elles peuvent accepter des cadeaux en dehors de ces occasions précisées, conformément à une décision à prendre par le comité d’administration et d’observation. Les principes et procédures applicables en la matière sont précisés dans le règlement ».

En outre, la directive sur les bibliothèques et étagères des centres pénitentiaires et plus précisément son article 11 aménage légalement l’ingérence de l’expression de la liberté d’opinion des détenus. L’article prévoit, en substance, qu’aucune publication qui met en péril la sécurité de l’établissement ou contenant des articles, écrits, photographies ou commentaires obscènes ne sera remise aux condamnés.

La cour rappelle, dans un premier temps, la jurisprudence de la Anayasa Mahkemesi avec les arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres qui exigent une motivation satisfaisante de l’administration pénitentiaire en établissant des critères précis lorsqu’une publication provenant de l’extérieur est censurée. Est demandée une analyse « propre à faire apparaitre un lien concret entre le contenu censuré et lesdits critères ».

L’arrêt Halil Bayık précise que « si la publication en question a un lien avec des organisations terroristes ou la légitimation d’activités terroristes, il y a lieu, dans le cadre de pareille analyse, de ménager un équilibre entre le droit du détenu à la liberté d’expression et le droit légitime d’une société démocratique à se protéger contre les activités des organisations terroristes » et que « le simple fait que des informations et des opinions contenues dans les publications non transmises aux détenus soient offensantes, surprenantes ou dérangeantes ne suffit pas à justifier l’ingérence ».

Elle rappelle, également, un arrêt de principe de la Cour constitutionnelle, l’arrêt Ibrahim Kaptan (2) (recours n° 2017/30723, 12 septembre 2018). L’arrêt Ibrahim Kaptan (2) traite de journaux reçus par voie postale en méconnaissance des modalités légales prévues en la matière dans lequel il est conclut que la non remise des publications ne constituait pas une violation du droit à la liberté d’expression

Ainsi, les restrictions à l’expression de la liberté d’opinion des détenus sont encadrées. Par exemple, en cas de refus par les administrations pénitentiaires de remettre des publications envoyées aux détenus, ces dernières doivent rendre des « décisions contenant une motivation satisfaisante, répondant à des critères précis ». La suffisance de la motivation exige une mise en balance des différents intérêts en jeu.

En l’espèce, seule la mention des numéros des pages censurées était indiquée. Alors, les décisions des autorités nationales ne semblent ni avoir une motivation satisfaisante, ni un raisonnement propre à établir un lien avec les contenus litigieux et ni fondées au regard des critères établis par la Cour européenne.

Pour la Cour européenne des droits de l’Homme, l’administration pénitentiaire n’a pas effectué une mise en balance adéquate des intérêts en jeu notamment par rapport aux critères posés par les arrêts Halil Bayik et Recep Bekik et autres. Elle constate, néanmoins, que « les considérations retenues in fine par les comités d’éducation peuvent, certes, être regardées comme constituant des motifs acceptables propres à justifier le refus de remettre les publications litigieuses aux requérants ». Toutefois, la violation de l’article 10 est retenue puisque les décisions de l’administration pénitentiaire ne mentionnent que les numéros des pages et ne font pas état des problématiques des publications.

La Cour européenne fait siens les principes explicités dans l’arrêt Mehmet Çiftçi c. Türkiye (absence de motifs suffisants et pertinents pour justifier la sanction de privation de moyens de communication pendant un mois, infligée par l’administration pénitentiaire à des requérants, pour avoir chanté des hymnes et lu des poèmes pour commémorer des détenus ayant perdu la vies) et s’inscrit harmonieusement dans son ensemble jurisprudentiel sur les principes régissant l’accès des détenus aux publications périodiques et non périodiques au sein des établissements pénitentiaires.

Il aurait fallu, pour l’autorité pénitentiaire, envisager la possibilité de retirer, simplement, les passages problématiques afin de pouvoir adresser aux détenus les publications afin de garantir leur droit à la liberté d’expression. En parallèle, l’arrêt souligne que la rétention des publications est fondée, selon les autorités nationales, sur la charge de travail causée par leur contrôle et sur la nécessité d’empêcher la communication entre terroristes au regard du passif des détenus (condamnation à la réclusion à perpétuité pour des infractions liées au terrorisme). Tout est là l’enjeu de contrôler, minutieusement, les abus des administrations pénitentiaires car rien ne peut justifier le bafouement des libertés de l’esprit.

La sauvegarde des libertés de l’esprit.

Les libertés de l’esprit sont les témoins d’une société démocratique. Alors, comme il est écrit dans le Répertoire du droit pénal et de la procédure pénale : « 

Au nom de la liberté d’expression, les détenus doivent pouvoir accéder à la presse écrite, y compris étrangère ». De fait, la prison doit « servir à élever intellectuellement les détenus, et pas seulement à les punir ».

Il s’agit de préserver les valeurs de la démocratie et de ne pas inverser les valeurs comme l’a si justement souligné Robert Badinter lors de son discours pour l’abolition de la peine capitale.

Néanmoins, les lacunes du système pénitentiaire actuel et la surpopulation carcérale mettent à mal le respect de l’exercice des libertés fondamentales. Cela est, encore plus, souligné par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), dans son avis sur l’effectivité des droits fondamentaux remis le 24 mars 2022, pour laquelle il est « urgent » d’agir.

Il faut garder en tête que la prison est une peine privative de liberté. Elle est la privation d’aller et de venir. Ni plus, ni moins.

Alors, la liberté d’expression ne s’arrête pas aux portes des prisons [5].

Sources :
- Lexisnexis [6]
- Guide sur l’article 10 de la Convention - Liberté d’expression, Cour européenne des droits de l’homme 59/147
- Répertoire du droit pénal et de la procédure pénale Prison : normes européennes, Chapitre 1 - Prison et Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, Section 8 - Prison et liberté d’expression (Conv. EDH, art. 10)
- Revue de science criminelle et de droit pénal comparé 2022, p. 689, Vers une interdiction de sanctionner les abus de la liberté d’expression par une peine privative de liberté ?
- Thèse de doctorat en Droit public « La liberté d’expression des personnes incarcérées » par Barbara Hild, sous la direction de Julian Fernandez, soutenue le 21 septembre 2018 à l’Université de Lille dans le cadre de l’Ecole doctorale des Sciences Juridiques, Politiques et de Gestion (Lille), en partenariat avec le Centre de recherche Droits et perspectives du droit (Lille).

Elsa Guérin Etudiante en Master 2 Droit du numérique

[1Arrêt CEDH, 18 juill. 2023, req. n° 23782/20 et 40731/20, Osman et Altay c. Türki̇ye.

[2Affaire Nilsen c. Royaume-Uni (déc.) - 36882/05, décision 9.3.2010 Section IV.

[3CEDH 21 juin 2012, Schweizerische Radio und Fernsehgesellschaft SRG c. Suisse, req. no 34124/06.

[4Guide sur l’article 10 de la Convention, p. 73, https://www.echr.coe.int/documents/d/echr/Guide_Prisoners_rights_FRA

[5Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG c. Suisse, § 22 ; Bamber c. Royaume-Uni, décision de la Commission.