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Licenciement d’un lanceur d’alerte : bénéfice du régime probatoire protecteur devant le juge des référés. Par Frédéric Chhum, Avocat et Mathilde Fruton Létard, Elève-Avocate.
Parution : vendredi 24 février 2023
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Dans un arrêt du 1er février 2023 (n°21-24.271), la chambre sociale de la Cour de cassation vient rappeler les exigences probatoires pesant sur l’employeur en matière de licenciement d’un lanceur d’alerte, y compris lors d’un litige devant le juge des référés.

La Cour de cassation affirme que :

« il résulte des dispositions de l’article L1132-3-3 du Code du travail, dans leur rédaction antérieure à la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022, et de celles des articles L1132-4 et R1455-6 du même code que, lorsqu’elle constate qu’un salarié présente des éléments permettant de présumer qu’il a signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, il appartient à la formation de référé de la juridiction prud’homale de rechercher si l’employeur rapporte la preuve que sa décision de le licencier était justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressée ».

1) Faits et procédure.

En mars 2019, une salariée a saisi le comité d’éthique du groupe au sein duquel elle travaille pour signaler des faits susceptibles d’être qualifiés de corruption, mettant en cause l’un de ses anciens collaborateurs et son employeur. En octobre 2019, elle a informé le comité d’éthique de la situation de harcèlement dont elle estimait faire l’objet à la suite de cette alerte.

En février 2020, le comité d’éthique a conclu à l’absence de situation contraire aux règles et principes éthiques.

La salariée a ensuite été licenciée par courrier du 27 mai 2020.

Le 30 juillet 2020, la salariée a saisi la formation des référés de la juridiction prud’homale afin principalement que soit constatée la nullité de son licenciement, intervenu en violation des dispositions protectrices des lanceurs d’alerte.
Le syndicat SPIC UNSA (le syndicat) puis l’association Maison des lanceurs d’alerte (l’association) sont intervenus volontairement à l’instance.

La Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 16 septembre 2021 a confirmé l’ordonnance du juge des référés. En premier lieu, la Cour d’appel conclu à la qualité de lanceur d’alerte de la salariée.
Malgré ce constat, la Cour d’appel considère ensuite que : « le lien entre la réelle détérioration de la relation de travail et l’alerte donnée par la salariée ne ressort pas, de façon manifeste, des évaluations professionnelles de celle-ci et que l’employeur, qui n’a pas eu la volonté d’éluder les termes de l’alerte, apporte un certain nombre d’éléments objectifs afin d’expliciter les faits présentés par la salariée comme étant constitutifs de représailles ».

En second lieu, la Cour d’appel énonce, après avoir constaté que la lettre de licenciement déclinait des griefs portant exclusivement sur le travail de la salariée, que l’examen du caractère réel et sérieux de tels griefs relève du juge du fond.
La Cour d’appel de Versailles a donc débouté la salariée de ses demandes.

La salariée, l’association Maison des lanceurs d’alerte et le syndicat SPIC UNSA se sont alors pourvu en cassation.

2) Moyens.

La salariée, l’association et le syndicat font valoir, au soutien de leur pourvoi, que :
- Le juge des référés auquel il appartient, même en présence d’une contestation sérieuse, de mettre fin au trouble manifestement illicite que constitue le licenciement d’un salarié en raison de son statut de lanceur d’alerte, doit apprécier si les éléments qui lui sont soumis permettent de présumer qu’il a signalé une alerte dans le respect des articles 6 et 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 précitée, et dans l’affirmative, rechercher si l’employeur apporte des éléments objectifs de nature à justifier que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à l’alerte de l’intéressé ;
- La Cour d’appel a privé la salariée d’une protection effective contre les discriminations.

3) Solution.

La chambre sociale casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles aux motifs que :

« En statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que la salariée présentait des éléments permettant de présumer qu’elle avait signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, en sorte qu’il lui appartenait de rechercher si l’employeur rapportait la preuve que sa décision de licencier était justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressée, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

Pour en arriver à cette conclusion, la Cour de cassation reprend l’argumentaire de la salariée et rappelle les textes applicables au litige :

- Selon l’article L1132-3-3 du Code du travail (dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022), « aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions ou pour avoir signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. En cas de litige relatif à l’application de ces dispositions, dès lors que le salarié présente des éléments de fait qui permettent de présumer qu’il a relaté ou témoigné de bonne foi de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime, ou qu’il a signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 précitée, il incombe à l’employeur, au vu des éléments, de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressé ».

- Aux termes de l’article L1132-4 du Code du travail, « toute disposition ou tout acte pris à l’égard d’un salarié en méconnaissance de ces dispositions est nul ».

- Il résulte de l’article R. 1455-6 du Code du travail, « le juge des référés, auquel il appartient, même en présence d’une contestation sérieuse, de mettre fin au trouble manifestement illicite que constitue la rupture d’un contrat de travail consécutive au signalement d’une alerte, doit apprécier si les éléments qui lui sont soumis permettent de présumer que le salarié a relaté ou témoigné de bonne foi de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime, ou qu’il a signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 précitée et, dans l’affirmative, de rechercher si l’employeur rapporte la preuve que sa décision de licencier est justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de ce salarié ».

4) Analyse.

Ainsi, la Cour de cassation décide que le régime probatoire de faveur offert aux lanceurs d’alerte, doit également trouver à s’appliquer devant le juge des référés, et non seulement devant les juges du fond.

Cassant l’arrêt d’appel pour violation de la loi, la chambre sociale rappelle l’office du juge des référés qui doit :
- Commencer par apprécier si les éléments qui lui sont soumis permettent de présumer que le salarié a relaté ou témoigné de bonne foi de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime, ou qu’il a signalé une alerte ;
- Dans l’affirmative, rechercher si l’employeur rapporte la preuve que sa décision de licencier est justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de ce salarié.

Bien que cette solution ait été rendue en application du droit antérieur à la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022, elle semble être transposable au nouveau texte issu de cette loi.

Toutefois, ce mécanisme probatoire ne figure désormais plus au sein du Code du travail mais uniquement au III de l’article 10-1 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, auquel renvoie le nouvel article L1132-3-3 du Code du travail.

Sources :
- Cass. Soc., 1er février 2023, n° 21-24.271
- Liaisons sociales quotidien du 16/02/2023 Nº 18737, Licenciement d’un lanceur d’alerte : le juge des référés doit appliquer le régime probatoire protecteur.

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum