Village de la Justice www.village-justice.com

A l’intersection du droit et du design : rendez-vous avec un nouvel état d’esprit...
Parution : mercredi 20 décembre 2023
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/interview-croisee-legal-design-croisee-des-chemins,44484.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

On a enfermé dans une pièce deux professionnelles [1] qui utilisent le legal design au quotidien...
L’une parce qu’elle a aimé rajouter du design au legal, l’autre parce que le design lui a permis d’approcher le legal...
Caroline Cottaz Cordier était au moment de l’interview Directrice juridique, Responsable du contract management chez Atos [2]. Marie-Lorraine Chiriacopol est UX designer, passée par chez Ubisoft, elle travaille désormais pour la DINUM [3].
On leur a posé des questions... et elles ont accepté d’y répondre. Et puis elles se se sont mises à échanger... alors on les a laissé faire (mais on a tout écouté, curieux que nous sommes)... Voici le résultat de ces échanges réalisés pour le Village de la Justice, et qui vont vous permettre d’entrer dans le quotidien de professionnels qui utilisent le legal design en direction juridique.

Caroline, Marie-Lorraine... êtes-vous legal designer ?

Caroline : "Je vais mettre les deux pieds dans le plat tout de suite : non, je ne me considère pas comme une legal designer ! Moi, je suis directrice juridique adjointe en charge du contract management.
Mon équipe et moi-même travaillons sur la gestion des risques contractuels, juridiques et financiers attachés à des contrats complexes de grands projets informatiques.
On s’est retrouvé de manière régulière face à un challenge : un gros corpus contractuel à gérer au jour le jour... Comment faire en sorte que l’opérationnel arrive à mieux accéder à cette information, et à la comprendre. Je me suis dit qu’il fallait réussir à clarifier, travailler sur le contenu même et sur nos outils...

Et chemin faisant, je suis arrivée au design qui a été comme une porte d’entrée. Pour moi, le design, doit être pris en compte dans sa définition, "anglaise" avec sa dimension prospective, et non pas que dans sa dimension fonctionnaliste.
La fonction prospective, c’est la recherche de nouvelles formes adaptées et qui vont entraîner un changement. C’est exactement ce que je voulais faire !

Pour répondre à la question : oui, je me suis formée au design, au management du design plutôt, et donc à l’innovation, à la gestion de projets innovants par et avec le design, auprès de l’ENSCI. Et si je dis que je ne suis pas legal designer, c’est parce que je fais du legal design mais en équipe : je travaille avec des designers dont c’est la compétence. Moi je suis juriste et en quelque sorte "chef de projet"... C’est l’ensemble qui fait qu’on fait du legal design."

Marie-Lorraine : "J’ai fait une école de design, et c’est en master de recherche que j’ai rencontré pour la première fois des juristes et autres professionnels du droit qui étaient intéressés par le design et avec lesquels on avait fait des ateliers. On avait travaillé avec d’autres étudiants en droit et c’est comme ça que j’ai découvert aussi qu’on pouvait être designer ET travailler avec des juristes, ce qui n’est pas forcément évident.
Par la suite, j’ai rejoint Ubisoft (et l’équipe de Geoffrey Delcroix) donc une petite équipe d’innovation au sein de la direction juridique d’Ubisoft, qui est composé aujourd’hui d’un chef de projet, un développeur, un content strategist, une product owner, et une designer (moi à l’époque).

Le but de cette équipe est de travailler sur les services juridiques proposés par la direction, essentiellement envers les opérationnels d’Ubisoft... de concevoir des outils, des processus, des pratiques, et des documents, pour pouvoir collaborer avec eux (et aussi de travailler à destination des joueurs et consommateurs, mais plus rarement). L’enjeu principal, était quand même de créer une meilleure collaboration avec les opérationnels.

Caroline : "En effet, nous aussi on travaille sur des outils internes et c’est dans l’objectif d’améliorer la collaboration, même si elle est déjà bonne. C’est vraiment d’essayer de voir comment le juriste peut aussi faire le pas de côté pour être peut être plus proche des utilisateurs, de leur production. Au jour le jour ce n’est pas le juriste qui va utiliser le contrat, ce sont les opérationnels... Idem pour un processus de signature électronique ou une formation en matière de protection des données personnelles : à la fin, vous vous adressez aux opérationnels.

Le design est vraiment un outil extrêmement performant bien adapté à ce type de sujet : aller comprendre son utilisateur. (M.L. Chiriacopol)

Mais si vous vous adressez à eux comme à des juristes, qui sont déjà des sachants et qui ont déjà leur grille de lecture, leur manière de raisonner, vous risquez de passer à côté de l’objectif poursuivi qui est en fait une maîtrise et une compréhension des enjeux et une gestion des risques.
Et le design est vraiment un outil extrêmement performant pour moi et extrêmement bien adapté à ce type de sujet et de transformation : aller comprendre son utilisateur, sa pratique et, de fait, adapter notre production à son besoin."

Marie-Lorraine : "Je confirme ! Je ne me considère pas comme "legal designer" non plus... J’ai travaillé pendant trois ans dans le secteur juridique en tant que designer. On peut dire que le legal design, ce sont toutes les personnes qui travaillent à l’intersection du design et du droit. Et je ne peux que confirmer ce que dit Caroline : dans le design, il y a plein d’approches, plein de façons de faire les choses. Et en effet, ce qui est le plus pertinent, c’est quand même l’approche centrée utilisateur parce qu’on est sur des services qui mettent en relation principalement des personnes. Et donc le rôle de l’équipe d’innovation dans laquelle j’étais c’était de faire comprendre aux juristes qu’il fallait changer d’approche dans leur manière de faire, de revenir un peu à la source de ce qu’ils voulaient faire... Et vraiment de se dire "Qu’est-ce qu’on veut faire, est-ce qu’on veut juste faire passer ce message ou est-ce qu’il y a une action juridique ? "

Comment vous avez été perçues ? Comme un objet de curiosité ? La démarche a-t-elle été comprise ?

Marie-Lorraine : "Non, ça se passait plutôt bien ! À chaque fois qu’on travaillait sur un projet particulier avec deux ou trois juristes, il y avait quand même un bon effort d’expliquer pourquoi on était là, ce qu’on voulait faire, etc. Quand je suis arrivée chez Ubisoft, il y avait déjà une première sensibilisation au design et l’équipe innovation avait déjà été construite et donc je n’ai pas eu besoin de partir de zéro.
Et puis on avait un bon soutien - je pense que c’est important - du "top management" qui a sensibilisé les juristes mais aussi chez nous les personnes clefs, les managers des juristes.

Donc je pense que l’acculturation et le fait que ça puisse marcher, ça ne vient pas que des personnes externes qui ont des métiers différents, mais ça vient aussi de l’organisation même de la direction juridique. "

Caroline : "Tout à fait, je confirme ! Avoir un « sponsorship », de la direction générale et de la direction juridique est extrêmement important. La démarche peut entraîner des changements assez profonds dans l’organisation et pas que dans le domaine juridique. En fait, vous allez potentiellement toucher à d’autres éléments de l’organisation de la société et donc il faut vraiment avoir un soutien au plus haut niveau.

"Avoir un « sponsorship » de la direction générale et de la direction juridique est extrêmement important" (C. Cottaz)

Et comme vous le dites, Marie-Lorraine, l’approche en parallèle de l’acculturation des juristes est très importante, il faut qu’ils comprennent ce qu’on est en train de faire. C’est pas évident du tout, parce que c’est vrai qu’au début on arrive avec le design et son côté ornemental. Encore aujourd’hui, nous, on vient me voir en me disant : "Tu peux nous faire une belle slide ou un beau poster" ! Mais c’est pas de ça dont on parle ici. Certes il peut y avoir une partie de ce qu’on appelle le design graphique. Mais le design correspond à plein de catégories... comme les juristes !
Dans le monde du droit, ça va être plutôt le design d’organisation, le design de service et le design d’information... Sur ce dernier on est un petit peu pauvres en France. Vraiment on pourrait faire mieux, y compris en terme d’enseignement : je pense que ce serait bien qu’on ait aussi des spécialistes, on en a peu.
C’est toute cette palette de spécialités du design qui peut apporter différentes choses au monde juridique.

On a aussi l’exemple du design des politiques publiques. Là aussi on peut faire des rapprochements. Et d’ailleurs, je me pose toujours la question de savoir pourquoi on met un "gros mur" entre legal design versus design des politiques publiques. Pour moi, c’est un peu la même chose, la même logique."

Et vos soft skills, ces fameuses "compétences douces", qu’on a ou qu’on acquiert : le design vous en a-t-il apporté ? Ou alors celles que vous aviez vous ont mené au design ? Est-ce que vous avez l’impression que vous en avez développé grâce à ça chez les autres ?"

Caroline : "Moi, je sais qu’il y a une chose que ça m’a appris - ou rappelé : quand on fait des études de droit, on a la mauvaise habitude de travailler entre juristes et on s’éloigne du terrain, des personnes pour qui vous rendez le service juridique. Le legal design m’a réappris à travailler et à essayer de vraiment comprendre les autres métiers qui m’entourent pour m’y adapter. Je dis pas que je n’étais pas curieuse, mais vraiment cela pousse à se poser des questions, peut-être parfois toute bêtes ! Par exemple « Explique moi ton métier dis moi exactement ce que tu fais »,... On part toujours avec des présupposés, on a notre vision... On se dit que la personne va répondre ça... Mais en fait, on a pas du tout les mêmes visions... Je pense que je pose beaucoup plus de questions qu’avant pour essayer de bien comprendre les contextes, d’où viennent les gens, leurs pratiques etc. pour éviter de partir avec des idées toutes faites.
C’est... de l’empathie, de la curiosité, de la communication... de l’échange !"

Marie-Lorraine : "Je n’ai pas cette vision du tout ! De mon côté, j’avais l’impression que les juristes étaient au contraire beaucoup dans l’échange avec d’autres corps de métier et n’étaient pas seuls entre eux. Après, est-ce qu’ils avaient suffisamment d’outils pour décrypter ce dont la personne en face avait besoin... pas sûre !

Quelque chose que j’ai gagné grâce au design, et je pense que les juristes aussi, c’est d’arriver à faire un projet ensemble, à ne plus réfléchir en se disant : « il faut qu’à la fin je fournisse un contrat parce que c’est toujours comme ça que ça fonctionne. Et puis j’ai appris dans ma vie à faire uniquement des contrats » mais à se dire : « Ok, j’ai une expertise et à partir de là, je peux faire plein de choses. Et puis je peux travailler de pleins de manières différentes. Et puis peut-être aussi, que je vais devoir travailler avec des personnes qui n’ont pas les mêmes méthodes que moi ».


Caroline : En effet ça vient de cette approche en "mode projet" du design.
J’ai un exemple que j’aime bien rappeler, un jour on est venu nous voir pour aider à l’accompagnement de la mise en place d’une nouvelle procédure de signature électronique. Et les juristes nous ont dit : « Voilà, nous, on voit quatre étapes ; comment peut-on les expliquer » Je regarde ça, seulement quatre étapes, ça me paraît étonnant... Et une des premières, c’était « le commercial va envoyer le contrat finalisé à telle adresse email ». Ok... mais alors l’adresse email : il la trouve où ? sous quel format ? Etc. Ils ne s’étaient pas posé toutes ces questions, n’avaient pas vu les interactions.
Il y a une forme d’empathie, c’est de se dire « réellement comment ça va se passer ». C’est quoi toutes les petites étapes ?

Il faut aussi aller interroger également des personnes qui mettent en signature, c’est à dire les assistant.e.s par exemple de direction. C’est là qu’on comprend comment ça fonctionne vraiment et ça permet de se dire qu’on est en train de créer quelque chose qui a quand même beaucoup plus de chances de fonctionner plutôt que de créer un process complètement "hors sol".

Vu ce dont vous témoignez, le legal design ce n’est plus simplement un outil, c’est carrément un état d’esprit, une façon travailler. Je voulais vous demander si vous vous verriez repartir en arrière, c’est-à-dire ne plus penser avec ça.

Caroline : "Oui, je confirme. C’est une façon de voir et de se poser des questions différemment. Et c’est là où l’aspect acculturation est hyper intéressant, là où ça a une importance que les juristes comprennent ces aspects là, sans nécessairement faire du Legal design, mais en apprenant une nouvelle forme de pensée qui, s’ils se l’approprient, sera de toute façon bénéfique pour eux dans leur vie de juriste de tous les jours.
On y gagne une forme de pensée et d’approche, presque un B.A.BA, que pour moi presque tous les juristes devraient avoir."

Marie-Lorraine : "Après, ce qui est un peu compliqué, c’est jusqu’où on emmène les juristes et jusqu’à quel moment ce n’est plus leur métier ou ce n’est plus leur envie. Et ça, ce n’était pas toujours évident entre ceux qui en fait adorent faire autre chose et ceux qui disent « c’est pas mon métier »... Les juristes avec lesquels j’ai travaillé avaient des parcours différents, des niveaux de séniorité différents et des appétences différentes. Et je suis tombée sur des juristes qui eux-mêmes voulaient faire des prototypes (et je pense qu’on ne leur en demandait pas autant). Et puis d’autres qui disaient « C’est bien. Mais en fait, moi j’évalue des risques et je fais du contrat. »

Caroline : "Sauf que moi, ce que je me dis souvent, c’est qu’il y a quand même toute la partie prise de connaissance du contexte, connaître son usager, son utilisateur. Comprendre comment vraiment ça va fonctionner... Pour moi, ce sont des choses qui sont limite du bon sens, mais que souvent on oublie... on va directement dans le résultat : il faut trouver une solution. Mais avant ça, il est primordiale de bien comprendre le problème... c’est ce que j’aime bien dans la méthode du double diamond, moi j’aime beaucoup le deuxième [4].

Pour finir et si on parlait formation ? Est-ce que le legal design devrait "obligatoirement" être enseigné ?

Caroline : "Oui, je pense que ça pourrait être quelques modules intégrés dans dans les fac. Mais je crois que certaines commencent à intégrer ces aspects là.
Quand on crée un contrat ou un produit de forme juridique, on devrait s’assurer qu’il puisse être intelligible, lisible, compréhensible par quelqu’un qui n’a pas nécessairement toutes les clés ou les méthodes de raisonnement propres aux juristes. Et c’est parce qu’on n’a pas ça que le design est intéressant, il a une force et un champ d’intervention du droit qui s’ouvre à lui. Mais si justement on revenait à la formation et si on changeait peut être un peu la formation des juristes, le droit ne serait pas un lieu d’intervention pour le design. Le design a cette capacité à combler un manque."

Marie-Lorraine : "Pour moi le design, c’est pas un outil ou une méthodologie qu’on va apprendre en deux semaines. C’est vraiment une discipline et en tant que designer, on est capable de travailler avec des juristes, mais aussi avec plein d’autres corps de métier, dans plein de domaines variés.
Quant à l’approche centrée utilisateur, elle n’a pas à être cantonnée aux designers.

Quelque chose pour lequel je militais un peu avec mon ancien collègue qui était juriste de formation, c’est de faire rencontrer des juristes et des designers, plutôt dans les écoles, autour d’ateliers, de projets ou dans la vie professionnelle, pour aussi se dire « Comment est-ce qu’on peut travailler ensemble ? ». Est-ce qu’on a besoin d’un designer à certains moments ? Si c’est juste pour se poser les bonnes questions, c’est peut être un peu trop d’engager un legal designer...
Par contre, si il manque des compétences et que je ne pourrais pas le faire tout seul, c’est autre chose…"

"Le design a cette capacité d’être très ouvert sur plein de sujets. Quelque part, c’est aussi la façon dont vous vous êtes formé." (C. Cottaz)

Caroline : "Peut être qu’il y a aussi une question beaucoup plus large que le design. Le design a cette capacité d’être très ouvert sur plein de sujets. Quelque part, c’est aussi la façon dont vous vous êtes formé. Peut être qu’il n’y a pas toujours les mêmes approches partout, mais c’était déjà très ouvert. Un designer va pouvoir potentiellement travailler sur beaucoup de métiers différents. Cette curiosité, c’est quelque chose qu’ils vont suivre et vont vivre tout au long de leurs études. Les juristes eux ne rencontrent pas d’autres métiers et en fait, c’est peut-être ce côté interdisciplinarité et au-delà même du design qui manque un peu aux étudiants en Droit…
Travailler avec des développeurs, des ingénieurs, des financiers etc. ce n’est pas inné, ça demande de savoir comment je vais faire pour travailler avec ces gens qui ne font pas du tout la même chose que moi et comment je vais pouvoir « maximiser ». "

Mais... en fait, ça ne peut que matcher les juristes et les designers, on a... les mêmes « défauts » ?

Caroline : "Oui ça "matche" parce que les deux métiers ne sont pas des sciences exactes et qu’ils sont tous les deux proches de l’Humain dans leur façon de travailler. Donc en fait, il y a vraiment un socle commun, à exploiter !"

Propos recueillis par Nathalie Hantz Rédaction du Village de la Justice

[1Aucun legal designer n’a été maltraité durant la réalisation de cette interview !

[2Elle est désormais Deputy Group General Counsel - Operations chez Inetume

[3Direction interministérielle du numérique

[4NDLR : La méthode du double diamant est une méthode d’innovation qui se décompose en quatre séquences clefs : observation, analyse de l’existant / Synthèse et expression du besoin/rédaction du projet - Maquettage et itérations des concepts testés - développement du produit/service. Source : economie.gouv.fr.