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Marchés privés : faire face à la flambée des prix des matières premières. Par Sébastien Palmier, Avocat.
Parution : mardi 12 avril 2022
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Marchés privés : savoir renégocier son contrat face à la flambée des prix des matières premières.
Explications.

Les pénuries d’approvisionnement en matières premières rencontrées par les entreprises, notamment dans le secteur de la construction, entraînent dans certains cas un allongement des délais d’exécution des marchés privés mais également un renchérissement très important des coûts d’exécution qui peuvent dépasser les marges des entreprises et bouleverser temporairement l’équilibre financier des contrats. Plusieurs réponses ministérielles ont également été publiées sur ce sujet pour les entreprises du bâtiment et des travaux publics.

Le Premier ministre vient de publier une circulaire n°6338/SG du 27 mars 2022 qui indique que l’instabilité et l’envolée sans précédent des prix de certaines matières premières constituent « une circonstance exceptionnelle » qui justifient que tous les acheteurs y compris les acheteurs privés prennent en considération les recommandations émises par ce texte.

Cette circulaire comporte des recommandations notamment en ce qui concerne :
- les circonstances dans lesquelles les contrats peuvent être modifiés en raison de la hausse des prix des matières premières ;
- l’application des clauses de révision des prix ;
- le versement d’une éventuelle indemnité d’imprévision ;
- le gel des pénalités contractuelles ;
- le traitement de difficultés analogues dans les contrats de droit privé.

Les marchés privés obéissent à un régime particulier qu’il convient d’évoquer.

1 - Le droit à la révision du contrat pour les marchés privés non forfaitaire.

L’article 1195 du Code civil issu de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016, entrée en application le 1er octobre 2016, rend l’imprévision applicable aux marchés privés dans les conditions suivantes :

«  Si un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du coût à son cocontractant. Elle continue à exercer ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe
 ».

Ainsi, chaque partie à un contrat peut désormais en demander à son cocontractant la révision du marché sous réserve (i) d’un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion de la convention, (ii) que ce changement rende l’exécution du marché « excessivement onéreuse » et (iii) que le titulaire du contrat n’a pas accepté d’en assumer le risque lors de la signature du contrat (Le dispositif de l’article 1195 du Code civil n’est pas d’ordre public de sorte que le marché peut expressément prévoir de l’écarter).

L’article 9.1.2 de la norme AFNOR NF P 03-001 dans sa version 2017 de reprend pour partie les dispositions de 1195 du Code civil :

« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties conviennent de recourir à une conciliation ou à une médiation conformément au 21.2, préalablement à toute action en justice ou procédure d’arbitrage ».

Comme pour les marchés publics [1], la survenance d’un cas d’imprévision ouvre droit à une renégociation du contrat et en cas d’échec, une résolution amiable du contrat ou une demande d’adaptation par le juge.

Il résulte donc de ces dispositions légales que l’imprévision constitue un motif de renégociation du contrat. L’entrepreneur qui subit une augmentation du cout des matières premières rendant l’exécution des travaux « excessivement onéreuse » peut donc demander une renégociation de son marché. Il n’est toutefois pas libéré de ses obligations, et doit continuer à exécuter les prestations durant la renégociation.

Le contrat n’est donc pas suspendu et, en cas de refus ou d’échec de la renégociation, c’est au juge de résoudre la situation. Attention, en cas de désaccord, il doit être saisi sans attendre.

Les textes ne donnent pas de seuil ou d’indication sur ce qu’il convient de considérer comme une exécution « excessivement onéreuse ». Sur ce point, il est permis de se référer aux standards de la circulaire n°6338/SG du 27 mars 2022 qui évoque le cas des marchés privés. La circulaire indique à titre d’exemple qu’une augmentation supérieure à 7% du coût d’exécution des prestations, en raison de la hausse forte et imprévisible du prix du carburant en 2000 a été considérée comme bouleversant l’équilibre financier du contrat [2] ou encore la charge supplémentaire, emportant un préjudice pour l’entreprise de l’ordre de 12,8% du montant du marché [3]. Le seuil de bouleversement est en principe considéré comme remplie que lorsque les charges extracontractuelles ont atteint environ un quinzième du montant initial HT du marché ou de la tranche.

Compte tenu des limites rappelées ci-dessus, l’imprévision n’a que peu reçu d’application concrète en marchés privés pour l’instant, et la jurisprudence manque donc. Selon les cas, cette voie peut néanmoins permettre néanmoins d’ouvrir une négociation avec le client.

2 - L’exclusion de principe pour les marchés privés forfaitaires.

Il convient de rappeler que le marché à forfait est celui dans lequel une prestation ou un ensemble de prestations complètement défini est rémunéré par un prix forfaitaire et global indépendamment des quantités mises en œuvre pour leur réalisation

Le régime du marché à forfait a pour fondement l’article 1793 du Code Civil qui dispose que :

« Lorsqu’un architecte ou un entrepreneur s’est chargé de la construction à forfait d’un bâtiment, d’après un plan arrêté et convenu avec le propriétaire du sol, il ne peut demander aucune augmentation de prix, ni sous le prétexte de l’augmentation de la main-d’œuvre ou des matériaux, ni sous celui de changements ou d’augmentations faits sur ce plan, si ces changements ou augmentations n’ont pas été autorisés par écrit, et le prix convenu avec le propriétaire » [4].

Dans le marché à forfait, la variation du prix des matière premières à raison des circonstances de nature économiques constitue un aléa du marché qui peut, suivant le cas, être favorable ou défavorable au titulaire du marché et demeure à ses risques et périls. Ainsi, en principe, il appartient au cocontractant de supporter l’aléa de la variation du prix des matière premières du fait des circonstances économiques.

Le régime de l’article 1793 du Code civil l’emporte sur le régime de l’article 1195 du Code civil du Code civil en application de l’article 1105 du Code civil qui indique que « les contrats, qu’ils aient ou non une dénomination propre, sont soumis à des règles générales […]. Les règles particulières à certains contrats sont établies dans les dispositions propres à chacun d’eux. Les règles générales s’appliquent sous réserve de ces règles particulières ».

En conséquence, les dispositions de l’article 1793, qui sont particulières, prévalent sur celles, générales, de l’article 1195.

Dans un arrêt du 27 avril 2021, n°20/04054, la Cour d’appel de Bordeaux rappelle en ce sens que « le caractère forfaitaire du marché déroge par nature au bénéfice de l’imprévision prévu par l’article 1195 du Code civil ».

Dans un arrêt du 23 janvier 2020, n° 19/01718, la Cour d’appel de Douai, Chambre 1 section 2, avait déjà eu l’occasion de confirmer cette solution en des termes particulièrement clairs : « L’article 1195 du Code civil issu de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 dispose que […]

Or, les circonstances imprévisibles ne sont pas de nature à entraîner la modification du caractère forfaitaire du contrat conformément aux dispositions de l’article 1793 du Code civil lequel dispose que "lorsqu’un architecte ou un entrepreneur s’est chargé de la construction à forfait d’un bâtiment, d’après un plan arrêté et convenu avec le propriétaire du sol, il ne peut demander aucune augmentation de prix, ni sous le prétexte de l’augmentation de la main-d’œuvre ou des matériaux, ni sous celui de changements ou d’augmentations faits sur ce plan, si ces changements ou augmentations n’ont pas été autorisés par écrit, et le prix convenu avec le propriétaire" ;
L’article 1793 qui édicte des règles spéciales déroge aux règles générales de l’article 1195 précité
 ».

Ainsi :
- Le mécanisme de la révision d’un marché privé pour imprévision prévue par l’article 1195 du Code civil Il permet à une partie de demander la renégociation du contrat en cas de changement de circonstance imprévisible, rendant l’exécution excessivement onéreuse pour elle sans qu’elle ait accepté d’en assumer le risque ;
- La question de la mise en œuvre de l’imprévision dans le cadre d’un marché à forfait, dont le prix est censé être intangible, se pose dans la mesure où l’article 1793 du Code civil qui régit le marché à forfait, disposition spéciale, prévaut sur l’article 1195 relatif à l’imprévision.

3 - Le cas particulier des marchés privés forfaitaires faisant expressément référence à la norme AFNOR NF P 03-001.

Il convient néanmoins de vérifier si le marché fait expressément référence à l’article 9.1.2 de la norme AFNOR NF P 03-001 dans sa version 2017 qui reprend à l’identique le dispositif de l’article 1195 du Code civil comme indiqué plus haut. En d’autres termes, il est toujours possible de prévoir l’application de ce dispositif par voie contractuelle, y compris dans le cadre d’un marché à forfait.

Dans cette hypothèse, le maitre de l’ouvrage ne saurait, sans faire preuve de mauvaise foi, refuser de renégocier le contrat. A défaut, sa responsabilité pourrait être engagée sur le fondement de l’article 1104 du Code civil.

Il convient néanmoins de rester prudent dès lors que dans un récent arrêt du 4 mars 2022, la Cour d’appel de Colmar a considéré que les règles établies par la norme AFNOR P 03 001, à supposer qu’elles aient été adoptées entre les parties dans le cadre du projet immobilier en cause, ne peuvent pas prévaloir sur les dispositions légales de l’article 1793 du Code civil [5]. La Cour de Cassation n’est pas encore venue trancher ce point.

L’application du mécanisme de l’article 1195 du Code civil paraît donc vouée à l’échec pour les marchés privés à prix global et forfaitaires sauf si les clauses du marché font expressément référence à la norme AFNOR NF P 03-001 dans sa version 2017 auquel cas il est permis de considérer que les parties ont entendu se soumettre volontairement au dispositifs de règlement amiable prévue par l’article 9.1.2 de la norme AFNOR NF P 03-001 dans sa version 2017 (conciliation ou une médiation) pour renégocier le contrat en cas de circonstances imprévisibles rendant l’exécution du contrat excessivement onéreuse comme c’est le cas avec l’augmentation considérable des prix des matières premières.

Il convient donc d’analyser chaque marché.

4 - Sur la stratégie et les démarches à engager pour obtenir la prise en charge de tout ou partie des surcoûts.

4-1 Sur la stratégie et les démarches à engager dans le cadre des marchés privés non forfaitaire.

Etape n°1 : Quantifier financièrement et en pourcentage les différents surcoûts qui pèsent sur le contrat du fait de l’augmentation exceptionnelle des prix, qu’il s’agisse de celui de l’énergie ou de celui des différents matières premières nécessaires pour la bonne exécution du marché.

Il s’agit ici de constituer un mémoire de réclamation accompagné de tous les justificatifs comptables. Comme indiqué par la circulaire la circulaire n°6338/SG du 27 mars 2022 les surcoûts doivent être appréciées par rapport à l’exécution du marché au coût estimé initialement pour des conditions économiques normales.

Etape n°2 : Demander une renégociation du contrat sur le fondement de l’article 1195 du Code civil si le montant des surcoûts dépasse certains pourcentages (entre 7 et 15% du montant total du contrat).

Etape n°3 : En cas de refus ou d’échec de négociation, recours à la médiation ou la conciliation si le marché fait référence à la norme AFNOR NF P 03-001 dans sa version 2017.

Etape n°4 : En cas d’échec de la médiation ou de la conciliation, résolution amiable du contrat ou saisine du juge pour adapter le contrat dans un sens plus équilibré.

4-2 Sur la stratégie et les démarches à engager dans le cadre des marchés privés forfaitaires.

Etape n°1 : Quantifier financièrement et en pourcentage les différents surcoûts qui pèsent sur le contrat du fait de l’augmentation exceptionnelle des prix, qu’il s’agisse de celui de l’énergie ou de celui des différents matières premières nécessaires pour la bonne exécution du marché.

Il s’agit ici de constituer un mémoire de réclamation accompagné de tous les justificatifs comptables. Comme indiqué par la circulaire la circulaire n°6338/SG du 27 mars 2022 les surcoûts avancés doivent être appréciées par rapport à l’exécution du marché au coût estimé initialement pour des conditions économiques normales.

Etape n°2 : Demander une renégociation du contrat si le marché fait référence à la norme AFNOR NF P 03-001 dans sa version 2017 sur le fondement de l’article 9.1.2 de la norme AFNOR NF P 03-001 et si le montant des surcoûts dépasse certains pourcentages (entre 7 et 15% du montant total du contrat). Faire la même demande si le marché ne fait aucune référence à la norme AFNOR NF P 03-001 pour tenter de trouver malgré tout une solution amiable.

Etape n°3 : En cas de refus ou d’échec de négociation, recours à la médiation ou la conciliation si le marché fait référence à la norme AFNOR NF P 03-001 dans sa version 2017. Idem si le marché ne fait aucune référence à la norme AFNOR NF P 03-001.

Etape n°4 : En cas d’échec de la médiation ou de la conciliation, demande de résolution amiable du contrat ou saisine du juge.

Sébastien Palmier - Spécialiste en Droit Public Barreau de Paris Cabinet Palmier & Associés- Experts en marchés publics http://www.sebastien-palmier-avocat.com

[1CE 30 mars 1916, Cie générale d’éclairage de Bordeaux, Rec.p.125.

[2CAA Marseille 17 janvier 2008, Société Altagna,n°05MA00492.

[3CAA Nantes, 30 décembre 2009, n°09NT00763.

[4Cass. Chambre civile 3, 18 avril 2019, 18-18.801.

[5CA Colmar, Chambre 2 a, 4 mars 2022, n°20/00803.