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De l’émergence d’une scientificité du droit. Par Louis Brulé-Naudet, Etudiant.
Parution : mardi 5 avril 2022
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Cette réflexion vise à expliciter l’apport de la méthodologie des sciences mathématiques dans l’orientation de la réflexion juridique au XVIIème siècle au travers l’analyse de la littérature allemande, française et anglaise, concernant le développement de l’axiomatique et de la méthode compositive pour l’appréhension du droit.

Laissant une place importante à l’analyse baconienne de la séparation des corps et la transitivité des concepts juridiques lumineusement présentée par Althusius, elle revient sur l’altération progressive de la scolastique portée par Descartes, l’avènement de la méthode compositive et la naissance du droit naturel pour s’achever sur une étude plus approfondie des Specimina juris développées par Gottfried Wilhelm Leibniz et son influence sur l’œuvre wolffienne

La quête de la raison et l’altération progressive de la scolastique. Reste une œuvre en apparence bien ésotérique que d’étudier l’influence de la méthode mathématique sur la science juridique, tant par le polymorphisme que l’abstractivité dont elle témoigne. À ce titre, la recherche d’un référentiel pertinent comme centre initial de réflexion s’en trouve dotée d’une considérable complexité dont une réponse satisfaisante semble toutefois s’observer, en Allemagne, à la lecture du traité de la Dicaeologicae de Johannes Althusius.

S’il faut se garder de donner aux idées davantage de portée qu’elles n’en ont, Althusius, ne développera pas une méthode axiomatique visant à une appréhension universelle de la science, mais se conformera davantage à suggérer une tendance du droit à la scientificité.

Ses travaux demeureront imprégnés d’un caractère descriptif de réalités naturelles, tout en s’inscrivant systématiquement dans un prolongement de la logique ramusienne : la méthode formelle et la place de l’aristotélisme s’en trouve bouleversées, et la présentation du droit rompt avec la tradition des juristes afin de sacraliser un ordonnancement des concepts fondé sur la dichotomisation successive des termes en species distribuées par degré d’abstraction, et en membra, entendues comme éléments constituants des différentes notions. En résulte une arborescence dissymétrique aux antipodes des schémas de raisonnement en deux parties, ou chaque ramification fait état d’un grand travail de précision associé à une relation de classement 5 tel que pour toute notion μ, τ, ε appartenant à la science juridique et identifiée par un certain degré d’abstraction :

Si μ ≽ τ et τ ≽ ε, alors μ ≽ ε

En raison de sa forte conceptualisation, la pérennité de la doctrine althusiusienne restera relativement lacunaire et effacera l’encrage réaliste du droit au profit d’une galaxie d’essences, pourtant, son œuvre fera référence auprès de ses contemporains, à l’égard de l’efficacité induite par la naissance des proto-systèmes pour l’universalisation des concepts juridiques qu’elle autorise. A notre sens, il faudra attendre le Novum organum scientiarum de François Bacon pour observer une forme davantage aboutie d’application de la méthode mathématique à l’étude des sciences et à cet effet, les aphorismes 8 à 19 du livre premier se révèlent riches en enseignements sur la tension opérée par la technique baconienne.

A la transitivité des concepts juridiques lumineusement présentée par Althusius, la décomposition suggérée par Bacon apportera un démenti formel de la scolastique : du fait que la subtilité naturelle conduirait l’homme à une « abstraction précipitée » et une confusion telles que le dispositif syllogistique s’en retrouverait déchargé de son objectif de progrès de la science, sont consacrées « l’analyse et la séparation des corps », considérant l’élément d’étude comme la réunion et l’agrégat de diverses natures simples. On ne peut se méprendre sur la volonté d’édification d’axiomes généraux pour la compréhension du monde et cette pensée ne restera pas infertile, en témoignera la réception de l’héritage méthodologique de Bacon dans les Regulae ad directionem ingenii de René Descartes.

Toutefois, la conception de l’induction, et on le perçoit à la lettre des Regulae, révèle une complexité bien supérieure et à ce titre, une lecture attentive du Novum organum ne semble présenter d’équivoque : d’une part, l’efficience du baconisme dans la distinction entre le syllogisme et l’inférence déductive reste limitée à l’étude de la nature et une proximité du dispositif syllogistique à l’égard de l’axiome mathématique semble parfaitement consacrée au livre deuxième, de sorte que l’on observe une relation trouble concernant la découverte des termes moyens ; d’autre part, l’opposition cartésienne, en tant quelle opère d’après un « dénombrement suffisant » de propositions, assume la certitude de l’inférence déductive, la syllogistique se retrouvant en aval de la découverte authentique des principes. La confrontation du cartésianisme à l’aristotélisme propose une remise en perspective de l’écrit des Topiques et finalement, on comprend que l’émergence de ces philosophies transitoires portées par la méthode mathématique pour l’assimilation du réel influenceront les idées juridiques de la seconde moitié du XVIIe siècle.

L’avènement de la méthode compositive et la naissance du droit naturel. S’il ne faut négliger l’influence de la doctrine grotienne dans l’étude de l’apport de la méthodologie des sciences mathématiques dans l’orientation de la réflexion juridique, l’itinéraire intellectuel de Thomas Hobbes se voudra d’un aboutissement fondamental à notre sens. Contemporain de Galilée et Descartes dont il ne restera point étranger, ses écrits feront état d’une mutation de la méthode euclidienne et baconienne de l’axiomatique vers une analyse bien plus approfondie des apports de la décomposition pour l’acquisition de la connaissance des phénomènes complexes.

A cet effet, la préface du De Cive (1642) emportera toute interrogation et en consacrant l’atomicité comme référentiel d’étude de l’ordre juridique étatique, le comparant explicitement avec la mécanique du mouvement dont on ne saurait méconnaître l’influence de Galilée, Hobbes proposera une manière pratique dans son aspect résolutif de comprendre le droit. À la lumière du paradoxe qu’il soulèvera concernant la capacité calculatoire de l’homme doué de raison, sa méthode trouvera une qualification sans ambages au sein du De Corpore (1655), dans la recherche des causes, qu’il nommera compositive ou résolutive. On comprend alors le rôle de la composition a posteriori de la résolution des concepts inférieurs entendus comme éléments constitutifs des notions mobilisées, et son œuvre connaîtra certainement son paroxysme au sein des travaux de Samuel von Pufendorf, en Allemagne.

C’est dans une lettre de 1663 adressée à Chancelier de l’Archevêché de Mayence, Jean-Chrétien de Boyneburg que l’on saisira toute la substance qui conduira Pufendorf à sa théorisation du droit naturel dont il décrira la méthode à l’aune de sa Dissertatio de Statu hominum naturali en 1677 et dont il faisait l’usage dans son De jure naturae et gentium en 1672. Précisément, l’analogie effectuée avec « ceux qui se sont consacrés à l’étude des corps physiques » se présente riche en enseignements pour la compréhension de l’analyse que Pufendorf tenait à faire de l’homme dans l’état de nature et on ne peut que reconnaitre l’application du processus de composition dans sa recherche du principe de sociabilité et de la loi fondamentale du Droit naturel. Néanmoins, et ce qui sera remarquable dans l’œuvre du juriste allemand, l’axiomatique ne sera délaissée au profit d’une méthode compositive et en ce sens, il convient de prendre proportion de la substance de cet infléchissement donné par la science mathématique à la réflexion juridique.

La genèse et l’épuisement d’un monisme méthodologique. S’il ne soulève à présent guère d’interrogation concernant le tournant méthodologique apporté par l’école pufendorfienne, il reste fascinant d’observer l’ampleur de la tendance à la mathématisation des sciences juridiques à la fin du XVIIe siècle. Gottfried Wilhelm Leibniz étudiera la scolastique sous l’égide de Thomasius et se consacrera aux mathématiques et à la physiques à l’âge de 26 ans aux cotés de Christian Huygens.

Proche d’Ehrenfried Walther von Tschirnhaus, il développera notamment sous l’influence de Baruch Spinoza le projet d’appliquer la méthode mathématique à toutes les sciences et on retrouvera bien avant la publication des Specimina juris, déjà une analogie entre la composition des droits et celle des mouvements (De conditionibus, 1665). La pensée de Leibniz atteindra probablement une nouvelle dimension en 1672, avec la publication de ses écrits sur l’estimation des droits conditionnels qui non seulement démontreront le caractère fractionnable des droits, mais également la possibilité de composition des termes hétérogènes par l’addition et la multiplication. Associée à la Medicina mentis (1687) de Tschirnhaus, visant à rechercher une méthode capable de faire éclore la vérité dans le domaine universel de la pensée humaine34, et à la volonté de faire cesser les controverses religieuses qui divisaient la ville de Breslau, la doctrine de Leibniz se présentera en un catalyseur de l’œuvre wolffienne, qui aboutira - néanmoins en présentant quelques imperfections - à un projet de conception systématique de la philosophie attachée au modèle mathématique.

A la lecture de l’école allemande, on comprend pourtant pourquoi cette méthode d’appréhension du droit semble s’être essoufflée au XVIIIe siècle : fascinante de complexité, l’empirisme de John Locke profitera davantage à la réflexion, notamment en France, au travers de l’œuvre de Voltaire et de Montesquieu. Toutefois, les implications de l’orientation adoptée par la réflexion juridique au XVIIee siècle portent en elles les germes de la codification et s’inscriront dans la naissance du droit naturel moderne.

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Louis Brulé Naudet, Etudiant Recherche en droit des affaires et fiscalité, Université Paris-Dauphine