Village de la Justice www.village-justice.com

Vente à découvert : la justice américaine se penche sur des soupçons de pratiques frauduleuses. Par Christian Renaud.
Parution : lundi 7 février 2022
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/vente-decouvert-justice-americaine-penche-sur-des-soupcons-pratiques,41562.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Casino, GameStop, AMC, BlackBerry, Nokia… Ces entreprises ont toutes été victimes de vente à découvert, une opération boursière qui consiste à parier à la baisse sur la cotation boursière d’une entreprise.

Une pratique parfaitement légale, tant qu’elle se fonde sur des informations transparentes et accessibles à tous. Justement suspectée d’être utilisée à des fins frauduleuses, le Department of Justice (DoJ) américain a ouvert une enquête criminelle sur le sujet.

La vente à découvert : de quoi s’agit-il ?

La vente à découvert (VAD), ou short-selling en anglais, consiste à emprunter une action à un de ses détenteurs et à la lui rendre dans le futur à une date déterminée.

L’objectif pour le vendeur à découvert est de vendre l’action après l’emprunt et de la racheter avant d’avoir à la rendre.

Pour que l’opération soit rentable, il faut correctement anticiper la chute du cours de l’action entre le moment de l’emprunt et celui du rachat. La vente à découvert est donc tout simplement un pari à la baisse. Il est ainsi courant que des investisseurs shortent des entreprises qui subissent des contrecoups inattendus, comme le retard dans la sortie d’un produit-phare par exemple.

Les investisseurs qui shortent des actions connaissent bien les risques des positions courtes. C’est pourquoi, comme les investisseurs anticipant à la hausse, ils s’appuient sur des recherches approfondies sur la santé financière et les perspectives des entreprises shortées. Ces informations sont en général recueillies et analysées par des sociétés spécialisées, les research firms, dont certaines se spécialisent dans la vente à découvert.

Ces sociétés publient, le plus souvent sur demande des investisseurs, des rapports sur la santé financière et comptable des entreprises.

Des research firms, comme Bonitas Research ou encore Viceroy Research, qui exercent donc en principe une activité bénéfique pour les marchés financiers et les entreprises, fournissent aux investisseurs et aux parties prenantes des informations fiables et transparentes permettant d’éclairer les décisions des investisseurs.

La vente à découvert a ainsi permis de révéler [le scandale autour de l’entreprise espagnole Let’s Gowex [1]. En 2014, le groupe de vendeurs à découvert Gotham City publie un rapport affirmant que les comptes de l’entreprise sont mensongers et que 90% de ses ventes n’existent tout simplement pas. Démenties immédiatement par la direction de Gowex, les révélations se révèlent exactes et l’entreprise dépose le bilan une semaine après la publication du rapport. Une affaire qui illustre bien la manière dont les vendeurs à découvert, sur le fondement d’informations pertinentes, peuvent être bénéfiques pour les marchés financiers. Le scandale de la Fintech Allemande Wirecard [2] est un autre cas, très médiatisé, illustrant cette réalité.

Le short-selling reste pour autant une pratique risquée pour les investisseurs et dangereuse pour les entreprises, et c’est pourquoi elle est régulée aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. Pour éviter les effets d’emballement à la baisse, la vente à découvert fait parfois l’objet de restrictions temporaires dans des périodes où les entreprises sont en situation de faiblesse. En mars 2020, l’Autorité des marchés financiers (AMF) avait ainsi décidé de limiter le short-selling [3] pendant la première vague de l’épidémie de Covid-19 qui avait entraîné une forte perturbation des marchés financiers.

Une pratique susceptible d’être manipulée par des acteurs de marché peu scrupuleux.

Mais la vertu peut avoir des limites… Imaginons des acteurs mal intentionnés qui détourneraient le processus de son but originel en recourant à des pratiques illégales, comme une research firm et un fonds d’investissement s’associant pour faciliter la chute des cours. La société de recherche produirait des rapports, a minima partiaux, parsemés d’inexactitudes ou d’interprétations trompeuses, voire mensongers sur une entreprise, shortée par la suite par le fonds d’investissement.

Les rapports inexacts en question, repris intégralement ou par bribes par les médias spécialisés et par les acteurs de marché, porteraient des coups répétés à la réputation et à la confiance en l’entreprise visée par la manœuvre. Le cours en bourse de celle-ci s’effondrerait tôt ou tard, permettant au fonds de gagner son pari à la baisse.

Excès d’imagination ou de suspicion ? Non, car c’est précisément ce genre de manigances qui discréditent la vente à découvert et que le département américain de la Justice cherche à mettre en évidence. Cité par Bloomberg, le professeur de droit à Columbia John Coffee indique en revanche que le DoJ « ne veut pas donner l’impression qu’il criminalise une conduite qui, auparavant, ne pouvait faire l’objet que d’une action civile ».

C’est pourquoi la justice américaine va spécifiquement se concentrer sur les affaires présentant les signes de fraude ou de délits d’initié les plus manifestes. Selon des informations fournies par Bloomberg [4], des fonds d’investissement spécialisés dans les positions courtes comme Muddy Waters Capital et des entreprises de recherche comme Citron Research seraient notamment dans le collimateur de l’administration américaine.

L’enquête s’annonce complexe car ces manipulations de marché sont, dans les faits, assez difficiles à prouver. Elles reposent sur l’orchestration discrète d’actions de désinformation dans les médias et sur les réseaux sociaux. Accusations mensongères, extrapolation à partir d’éléments mineurs et anecdotiques, faux profils sur les réseaux sociaux, raisonnements proches de théories du complot…

Cette action en justice pourrait donc permettre de mettre en lumière les pratiques de collusion, de délit d’initié, de diffusion de fausses informations et de manipulation de cours auxquelles auraient recours certains acteurs peu scrupuleux de la VAD. Des malversations qui ne se cantonnent pas aux seuls marchés boursiers nord-américains.

Les fonds spéculatifs américains à l’attaque des entreprises européennes.

L’opération de vente à découvert subie par le groupe Casino, en 2015, a particulièrement marqué les esprits en France. Cette année-là, le fonds spéculatif américain spécialisé dans le short-selling Muddy Waters Capital publie un rapport mettant en cause l’entreprise française, arguant de la complexité de ses montages financiers. Le fonds déclare avoir parallèlement shorté l’action de Casino. L’offensive, qui se déroule en deux temps - d’abord en décembre 2015 puis à l’été 2018 -, a fait dégringoler par deux fois le cours en bourse de l’entreprise française.

Des agissements qui conduisent Casino à saisir dès la publication du rapport l’Autorité des marchés financiers [5], puisque le régulateur français a le pouvoir de limiter la vente à découvert des actions d’une entreprise. C’est par exemple ce qu’elle avait fait en septembre 2008 en interdisant la vente à découvert, notamment, des titres BNP Paribas et de la Société Générale [6]. Elle se manifestera toutefois assez tardivement au profit de Casino, en juin 2019, soit quatre ans et demi après le début de l’affaire…

Ces attaques contre des entreprises françaises sont loin d’être isolées : l’entreprise Valeo en a fait les frais en 2019 [7] et Solutions 30 [8] fait l’objet, depuis 2019, de positions short agressives et de rumeurs orchestrées se fondant sur un rapport anonyme.

L’Europe dans le sillage du département américain de la justice ?

Si les bourses européennes ont été jusqu’à présent moins ciblées que le marché américain par l’ampleur conjuguée des manœuvres spéculatives et des manipulations de l’information, elles n’en sont pas moins menacées par la même recrudescence d’un activisme actionnarial toujours plus agressif, favorisé par le relatif anonymat des réseaux sociaux, terreau fertile des fake news.

Dans un tel contexte, il serait du ressort des régulateurs de marchés, tels que l’AMF, de prendre des mesures proportionnées de détection et de sanction pour dissuader, une bonne fois pour toutes, le recours à la tromperie qui pollue le jeu normal des mécanismes boursiers.

Christian Renaud Spécialiste consommation, communication, concurrence