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Nathalie Roret à la tête de l’ENM : son premier bilan.
Parution : mardi 1er juin 2021
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Le changement de nom à la direction de l’ENM ne suscite généralement pas d’emballement médiatique. Celui intervenu en 2020 fait exception. C’est un des "coups d’éclat" du Ministre Dupond-Moretti : nommer à la tête de l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) une avocate. Pour la première fois ce n’est ni un homme ni un magistrat qui prend la direction de cette école. Un coup double médiatique, certes. Mais c’est oublier un peu vite le CV de Nathalie Roret, 30 ans de Barreau, ancien membre du Conseil de l’ordre du Barreau de Paris dont elle a été ensuite vice-bâtonnière, et avocate spécialisée en droit pénal.
Plus de 6 mois après sa nomination, le Village de la Justice a souhaité dresser avec elle un un premier bilan de son travail.

Village de la Justice : Quel regard portez-vous sur ces 6 mois à la tête de l’ENM ? Qu’est-ce qui vous a le plus marquée ?

Nathalie Roret : Ce qui m’a frappée, en arrivant ici, c’est le fait que les magistrats n’ont pas tous le même point de vue sur l’ENM. Cette école est un lieu important pour eux, au début comme au cours de leur carrière. Ils ont en revanche des avis différents sur les chantiers à mettre en œuvre. J’ai donc lancé un audit, qui s’achèvera au début de l’été, pour réfléchir avec l’ensemble des acteurs de l’Ecole aux évolutions nécessaires en terme de formation et d’organisation de l’Ecole.

Ce qui m’a également marquée, c’est l’écart qu’il peut y avoir entre la réputation de l’Ecole auprès des autres établissements de formation comparables, en France et à l’étranger, et auprès des différents publics qui y sont formés - conseillers prud’hommes, juges consulaires...- et la profonde méconnaissance qu’en a le grand public, ce qui laisse parfois la place à certaines caricatures. Cela tient bien sûr beaucoup au climat général de défiance envers les institutions, mais aussi peut être à un certain effacement, volontaire ou non, de la part de l’Ecole. Or lorsqu’on forme les juges, on a aussi des choses à dire à la société.

"Lorsqu’on forme les juges, on a aussi des choses à dire à la société."

Enfin, il est forcément spécial de prendre la direction d’un établissement en plein confinement. J’ai pu constater que l’Ecole avait su réagir très vite, sous l’impulsion de mon prédécesseur, et grâce notamment à une expertise déjà ancienne de la formation à distance. La formation des auditeurs de justice a ainsi pu se poursuivre, comme le recrutement de la nouvelle promotion, dans des conditions adaptées mais en conservant le même degré d’exigence."

V.J : Votre nouvelle fonction aux côtés des magistrats change-t-elle la vision que vous aviez de leur métier ?  

N.R : "Pas la vision du métier, non, car ma pratique d’avocat pénaliste m’avait donné de la leur une vision assez complète. Pour moi, avocats et magistrats sont d’abord des partenaires, et nombreux sont ceux à bien se connaître et à se comprendre.

En revanche, je découvre plus précisément leur formation, la manière dont elle lance et accompagne leurs carrières. Nous avons en commun une formation initiale très orientée vers la pratique, et une obligation de formation continue. Mais les avocats se spécialisent très tôt, souvent avant même d’entrer à l’école d’avocats, alors que la formation initiale à l’ENM vise à préparer à chacune des fonctions qui pourraient être exercées dans la carrière, avec ensuite un accompagnement spécifique aux changements de fonctions."

V.J : Votre pratique du métier d’avocat vous aide-t-elle ou influe-t-elle dans la gouvernance de l’Ecole ?

N.R : "Quand un nouveau directeur ou une nouvelle directrice arrive, il vient toujours avec son regard propre. Le mien est bien sûr nourri de mon parcours d’avocate, mais pas seulement.

"Ce que je souhaite apporter, c’est une vision du collectif judiciaire, confiante et créative."

C’est peut-être mon parcours au sein des institutions représentatives de ma profession qui m’aide le plus au quotidien. J’y ai appris à mener des réflexions collégiales, à défendre des orientations collectives, ce qui n’est l’apanage ni des avocats ni des magistrats, mais est indispensable quand on dirige une Ecole de cette importance.

Je ne suis en effet pas là pour apprendre aux juges à juger, ni aux formateurs à former. Ce que je souhaite apporter, c’est une vision du collectif judiciaire, confiante et créative, qui se retrouve dans la pédagogie de l’Ecole et dans sa parole publique."

V.J : Quels sont les "chantiers" prioritaires de la formation des magistrats ?

N.R : "La feuille de route, nous sommes en train de l’écrire. Mais nous avons d’ores et déjà plusieurs axes de travail :
• partir des compétences, qui sont le socle de nos missions : les faire connaître, les approfondir, penser de nouveaux formats, pour répondre aux besoins nouveaux de nos différents publics.

• poursuivre l’ouverture et la diversité, à la fois dans le recrutement initial -sur lequel l’ENM elle-même n’a cependant qu’une marge d’action réduite, mais des outils efficaces, comme les classes préparatoires égalité des chances- dans le profil des formateurs, dans l’accompagnement de la diversité des carrières, dans la construction de parcours de formation interprofessionnels.

• faire mieux comprendre à l’extérieur les valeurs de la magistrature - indépendance, impartialité, loyauté, probité- ses fondamentaux propres et celles communes avec les autres services publics.

• nourrir le dialogue, à la fois interne à l’ENM et à la magistrature, et externe, vis-à-vis de l’ensemble de la communauté judiciaire, et plus largement de la société."

V.J : Quelles bonnes pratiques peuvent-être exportées du monde des avocats vers celui des magistrats et réciproquement ?

N.R : "Nos déontologies respectives sont des filons quasi infinis de bonnes pratiques à partager.

"Nos déontologies respectives sont des filons quasi infinis de bonnes pratiques à partager."

Nos modules de formation, tant initiale que continue, constituent aussi un terrain commun que nous pouvons explorer.

C’est d’ailleurs en ce sens que je travaille avec mon homologue de l’Ecole de Formation professionnelle des Barreaux du ressort de la cour d’appel de Paris (EFB), Gilles Accomando, lui-même magistrat. Magistrats comme avocats participent de la complexe alchimie qui aboutit à l’acte de juger. Il faut donc qu’ils dialoguent sans cesse, avec leurs propres valeurs, mais aussi une réelle vertu de l’échange."

V.J : Quelles sont selon vous les pistes à explorer pour resserrer les liens entre ces professions ?

V.J : "Ma nomination à la tête de l’ENM et celle d’un haut magistrat à la tête de la plus grande école d’avocats sont des symboles importants, mais il faut davantage que cela. Le travail préexistait d’ailleurs déjà à mon arrivée, et j’ai souhaité le développer cette année :

• D’une part, en montant en puissance sur la mise en place de parcours de formation communs, multilatéraux et coconstruits, notamment le dispositif MAJ (Magistrats avocats juristes d’entreprise) développé avec l’EFB et l’AFJE sur les questions de droit économique, de contentieux et de gouvernance des entreprises, qui a débuté fin janvier. [1]

"Il ne s’agit pas de fondre les formations en une seule, et encore moins les professions."

• D’autre part, en développant les partenariats sur des sujets transverses (pratique de l’audience, justice des mineurs, réforme du divorce, discriminations) pour nourrir une culture commune.

Il ne s’agit pas de fondre les formations en une seule, et encore moins les professions. L’ENM est riche et fière de son double ancrage : dans le service public d’une part, dans la communauté juridique et judiciaire d’autre part. Le dialogue avec les avocats, comme avec tous les acteurs de la Justice, et la construction d’une culture commune sur les problématiques juridiques et judiciaires, sont donc indispensables à cet ancrage, au maintien de la singularité de l’ENM parmi les écoles d’application du service public, et à un fonctionnement apaisé de la Justice."

Interview de Nathalie Roret par Nathalie Hantz, Rédaction du Village de la Justice

[1Voir notre article sur la création de cette formation ici.