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Référé provision : CCAG Travaux, marché de substitution et décompte général définitif tacite. Par Erwan Le Briquir et Alexandre Le Pallec, Avocats.
Parution : jeudi 3 septembre 2020
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La mention « CCAG travaux pris en application de l’arrêté du 08 septembre 2009 » figurant au CCAP d’un marché public de construction, postérieur au 1er avril 2014, peut-elle avoir pour effet de faire obstacle à la naissance d’un tel décompte général et définitif tacite ?

Introduction : Contexte.

Dans le cadre d’un marché public de travaux (acte d’engagement daté du 07 janvier 2016), un groupement de 4 entreprises s’est vu attribué le lot « Gros œuvre étendu ».

A la suite d’un différend en cours d’exécution, le maître de l’ouvrage a pris l’initiative de régler uniquement le solde du marché de certaines entreprises du groupement.

Seuls le mandataire et une entreprise membre de ce groupement ont vu le solde de leur marché « gelé » par le maître de l’ouvrage, malgré l’envoi en bonne et due forme d’un projet de décompte final [1].

Ce refus du maître de l’ouvrage était, selon lui, justifié par l’existence de réserves et malfaçons, mais aussi par l’exécution de certaines prestations aux frais et risques d’un des membres du groupement.

Néanmoins, en l’absence de notification du décompte général de l’opération par le maître de l’ouvrage dans un délai de 30 jours, le mandataire a notifié au représentant du pouvoir adjudicateur (avec copie au maître d’œuvre), un projet de décompte général signé, conformément à l’article 13.4.4 du CCAG Travaux.

En l’absence de notification du décompte général par le représentant du pouvoir adjudicateur dans un délai de 10 jours à compter de la réception du projet de décompte général, le groupement s’est prévalu de l’existence d’un décompte général et définitif tacite pour réclamer le versement du solde de son marché.

Nonobstant l’existence de ce décompte général et définitif tacite, le maître de l’ouvrage n’a pas jugé opportun de régler le solde du marché.

Face à l’inertie du maître de l’ouvrage, le mandataire du groupement, ainsi qu’une entreprise membre de ce groupement ont donc été dans l’obligation d’introduire un référé provision sur le fondement de l’article R541-1 du Code de justice administrative.

En première instance, le Tribunal administratif de Lille a partiellement fait droit aux demandes du groupement portant sur le versement du solde du marché issu du décompte général et définitif tacite.

Ainsi, il a fait droit aux demandes de paiement formulées par le mandataire du groupement, mais a cependant rejeté celles du membre du groupement impayé en précisant que la procédure d’établissement du projet de décompte général avait été méconnue, faisant ainsi obstacle à la naissance d’un décompte général et définitif tacite au profit de ce dernier.

Saisie à son tour, la Cour administrative d’appel de Douai a finalement accueilli l’entièreté des demandes du groupement.

Cette ordonnance est intéressante à plusieurs titres.

Tout d’abord, elle rappelle que les dispositions du CCAG Travaux issues de l’arrêté du 03 mars 2014 (NOR : EFIM1331736A) ont vocation à s’appliquer, et ce, quel que soit l’intitulé du CCAG travaux dans les pièces constitutives du marché (1).

Ensuite, elle rappelle que le décompte général définitif tacite, permet à lui seul de qualifier la créance de non sérieusement contestable, et ce, malgré certaines inexécutions contractuelles et l’existence d’un marché de substitution (2).

Enfin, la Cour précise qu’il importe peu que le membre du groupement ait rédigé le projet de décompte général, puisque seule la présentation par le mandataire permet de faire courir les délais inhérents à la procédure d’établissement des comptes (3).

1. « CCAG Travaux 2009 » ou « 2014 » ?

Classiquement, les dispositions du CCAG Travaux ne sont applicables qu’aux marchés qui s’y réfèrent (article 1er de l’arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux).

L’article intitulé « pièces constitutives du marché » du CCAP applicable à l’opération prévoyait expressément l’application du CCAG Travaux selon la formule suivante :

« CCAG travaux pris en application de l’arrêté du 08 septembre 2009 »

La question ainsi posée à la Cour administrative d’appel était la suivante :

La référence expresse à l’arrêté du 8 septembre 2009 fait-elle obstacle à la mise en œuvre des dispositions du CCAG Travaux issues de l’arrêté du 03 mars 2014 (et donc à l’existence d’un décompte général et définitif tacite) ?

Compte tenu de cette rédaction, le maître de l’ouvrage a plaidé que les dispositions issues de l’arrêté du 03 mars 2014, instaurant la procédure de décompte général et définitif tacite, étaient inapplicables.

Il concluait ainsi au rejet des demandes de provisions du groupement fondées sur l’existence d’un décompte général et définitif tacite.

Or, et comme le souligne à bon droit la Cour, reprenant l’argumentaire des membres du groupement, les dispositions de l’arrêté du 03 mars 2014 n’ont ni pour objet ou effet d’abroger l’arrêté de 2009 ni de créer un nouveau CCAG Travaux :

« L’arrêté du 3 mars 2014, modifiant l’arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux, n’a pas eu pour objet ou pour effet d’abroger l’arrêté du 8 septembre 2009 et de créer un nouveau cahier des clauses administratives générales, mais, comme l’expose d’ailleurs son intitulé, s’est borné à en modifier certaines dispositions, tel que l’article 13.4.2, applicable aux marchés de travaux dont la consultation est postérieure au 1er avril 2014 ».

Par conséquent, pour les marchés publics pour lesquels une consultation a été engagée ou un avis d’appel public à la concurrence envoyé à la publication à compter du 1er avril 2014 (article 8 de l’arrêté du 03 mars 2014), les « nouvelles » dispositions du CCAG Travaux sont automatiquement et nécessairement applicables.

Peu importe donc, la référence au « CCAG Travaux 2009 » ou « 2014 ».

Seule importe la date à laquelle la consultation a été engagée ou l’appel public à la concurrence a été envoyé pour l’application de ces « nouvelles » dispositions, en l’absence de dérogation à l’article 13.4.4 du CCAG Travaux.

2. Exécution aux frais et risques, décompte général et définitif tacite et créance non sérieusement contestable.

Après avoir contesté l’application des dispositions du CCAG Travaux issues de l’arrêt du 03 mars 2014, le maître de l’ouvrage concluait au rejet des demandes de provisions, en raison de l’absence de créance non sérieusement contestable.

Pour ce faire, il s’est fondé sur des difficultés d’exécution du marché, sur les réserves à réception persistantes et la nécessité de faire intervenir une tierce entreprise pour réaliser les travaux en lieu et place, mais également aux frais et risques de l’un des membres du groupement (marché de substitution d’un montant de 237 500 euros HT ; marché principal non résilié).

Toutefois, et comme l’a estimé à bon droit le juge des référés, l’existence d’un décompte général et définitif (exprès ou tacite), permet à elle seule de qualifier la créance comme non sérieusement contestable :

« L’intervention de ce décompte général et définitif du marché a pour conséquence d’interdire au maître de l’ouvrage toute réclamation s’agissant de malfaçons liées à des réserves non levées. Dès lors, la communauté d’agglomération Béthune-Bruay Artois Lys Romane n’est pas fondée à soutenir que les sommes engagées pour faire procéder à l’achèvement des travaux auraient dû être portées au passif du décompte général. Par suite, c’est à bon droit que le premier juge a regardé la créance de la société Spie Batignolles Nord comme non sérieusement contestable à hauteur de 99 302 euros.

[…]

En l’absence de réponse de la communauté d’agglomération dans le délai de dix jours prévu à l’article 13.4.4 du même cahier, un décompte général et définitif est né tacitement le 13 décembre 2018 comprenant les montants transmis par la société Spie Batignolles Nord dans son courrier du 30 novembre 2018. Par suite, la créance de la société Cibetanche doit également être regardée comme non sérieusement contestable à hauteur de 138 464,88 euros ».

La décision est donc ici sans appel pour le maître de l’ouvrage puisque son inertie fautive le lie définitivement.

Comme le rappelle à bon droit la Cour, le caractère non sérieusement contestable de la créance s’apprécie uniquement à l’aune de ce décompte général et définitif tacite.

Ni l’existence de prestations non conformes au marché, ni la réalisation de ces prestations par une entreprise aux frais et risques du titulaire initial ne saurait faire obstacle au caractère intangible du décompte général et définitif.

Dès lors et puisque le maître de l’ouvrage, n’a pas estimé opportun de notifier de décompte général de l’opération dans un délai de 10 jours à compter de la réception du projet établi par le titulaire, celui-ci reste irrémédiablement lié par les sommes qui y sont mentionnées.

3. Sur le pouvoir du mandataire pour adresser le décompte général.

Enfin, et c’est sur ce point que l’ordonnance rendu par le Tribunal administratif est censurée, la Cour a rappelé qu’il revient au mandataire du groupement de présenter les projets de décomptes et d’accepter le décompte général et non forcément de les rédiger.

Conformément à l’article 13.5.2 du CCAG Travaux :

« 13.5.2. Le titulaire ou le mandataire est seul habilité à présenter les projets de décomptes et à accepter le décompte général ; sont seules recevables les réclamations formulées ou transmises par ses soins ».

En première instance, le Tribunal avait estimé que le projet de décompte général, établi par un membre du groupement, bien que transmis par le mandataire au maître de l’ouvrage, ne pouvait être regardé comme un projet de décompte au sens de l’article 13.4.4 du CCAG Travaux :

« 5. Le projet de décompte établi le 5 novembre 2018 par la société Cibetanche ne peut être regardé comme un projet de décompte au sens des stipulations précitées dès lors que seul le mandataire du groupement était habilité à établir un tel décompte. Le projet de décompte général établi par la société Spie Batignolles, mandataire du groupement d’entreprises mentionné au point précédent en date du 30 novembre 2018 porte mention des sommes dues pour les secteurs Bosal, Artois Comm et Tolartois pour un montant total de 99 302 euros sans précision de l’entreprise concernée. Il suit de là que la créance de la société Spie Batignolles, en qualité de mandataire du groupement, doit être regardée comme non sérieusement contestable à hauteur de 99 302 euros ».

Cette position du juge en première instance, critiquée par le groupement, a été censurée par la juridiction d’appel.

En effet, cette dernière a retenu à bon droit qu’il importe peu que le projet de décompte général ait été établi par un membre du groupement, car seule la présentation de celui-ci par le mandataire est déterminante et permet de respecter la procédure stricte d’établissement du décompte général et définitif, conformément aux dispositions du CCAG Travaux.

4. En conclusion.

Cette ordonnance est donc une nouvelle illustration de la pleine efficacité et de la sévérité des nouvelles dispositions du CCAG Travaux.

Elle rappelle donc ainsi aux maîtres de l’ouvrage l’absolue réactivité dont ils doivent faire preuve dans l’hypothèse où ils seraient rendus destinataire d’un projet de décompte général, puisqu’à défaut, ce projet deviendra définitif, et ce malgré certaines inexécutions contractuelles et la réalisation de prestations en lieu et place et aux frais et risques du titulaire du marché.

Maître Erwan LE BRIQUIR - Spécialiste en Droit Public et Maître Alexandre LE PALLEC Cabinet Hepta Conseil http://hepta-conseil.com

[1Articles 13.3.1 et 13.3.2 du CCAG Travaux.