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Indemnisation devant les juridictions administratives : réflexes à adopter et pièges à éviter. Par Thibaut Philippon, Avocat.
Parution : mardi 18 août 2020
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En droit public, la recevabilité et au-delà le succès au fond d’un recours indemnitaire, dépendent du respect et de la connaissance de plusieurs règles de procédure administrative contentieuse.

En principe et en tout premier lieu, il convient de rappeler aux néophytes la nécessité de faire naître un acte administratif.

En effet, conformément à l’adage "pas de décision pas d’action" le requérant doit « lier le contentieux » en obtenant de l’administration une décision administrative préalable. Cette liaison du contentieux a pour effet de transformer un contentieux non juridictionnel - face à l’administration - en un contentieux susceptible d’être déféré aux juridictions administratives.

Dans le contentieux de l’annulation cette règle se trouve nécessairement remplie puisque le recours pour excès de pouvoir est, selon la formule consacrée « un procès fait à un acte », fût-il implicite, de nature à causer un grief à un administré ou à un agent public.

Dans le contentieux indemnitaire en revanche, la règle prend toute sa signification car la victime doit adresser une demande indemnitaire à l’administration avant toute saisine de la juridiction administrative.

La victime peut toutefois échapper à l’irrecevabilité initiale de ses conclusions indemnitaires s’il parvient à obtenir la liaison de son contentieux par l’envoi en cours d’instance d’une demande d’indemnisation rejetée par l’administration avant que le juge n’ait statué [1]. En revanche, l’introduction du décret « JADE » semble avoir définitivement mis fin à une jurisprudence vieille de plus d’un demi-siècle. Le Conseil d’Etat considérait en effet qu’une défense de l’administration au fond et à titre principal permettait de lier le contentieux même en l’absence de décision préalable rejetant une demande indemnitaire [2]. Le décret « JADE » ne prévoit plus cette hypothèse.

Ces atténuations rappelées, il incombe en principe au requérant de faire état de l’existence d’une décision de rejet de sa demande indemnitaire lors de l’introduction d’un recours de plein contentieux en responsabilité.

Il convient néanmoins de relever, d’importance, que « les vices propres dont serait, le cas échéant, entachée la décision qui a lié le contentieux, sont sans incidence sur la solution du litige ». Il est donc parfaitement inutile de s’évertuer à soulever des moyens - nécessairement inopérants - à l’encontre d’une telle décision [3].

La demande indemnitaire préalable ne répond pas à un formalisme particulier. Contrairement à une idée relativement répandue la demande préalable n’a ainsi pas à être chiffrée [4].

Toutefois, et la précision est de taille, les conclusions indemnitaires présentées devant la juridiction administrative doivent sous peine d’irrecevabilité être chiffrées [5], chiffrables avec certitude en application d’un texte [6] ou être chiffrées après avoir sollicité le bénéfice d’une expertise préalable [7].

Néanmoins, l’irrecevabilité du recours de pleine juridiction tirée du défaut de chiffrage des conclusions indemnitaires peut faire l’objet d’une régularisation même après l’expiration du délai de recours contentieux et ce jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande [8] sauf si le défendeur a pris le soin de soulever à titre principal une fin de non-recevoir [9]. En l’absence d’une telle fin de non-recevoir opposée en défense le juge demeure tenu d’inviter le requérant à régulariser sa requête avant de la rejeter comme irrecevable.

Encore faut-il noter, même si la jurisprudence ne s’est semble-t-il pas encore prononcée de manière certaine sur ce point, qu’il est a priori possible de demander au juge l’indemnisation de chefs de préjudices non évoqués lors de la demande indemnitaire préalable. Les nouveaux chefs de préjudices invoqués doivent néanmoins se rattacher au(x) même(s) fait(s) générateur(s) à l’origine du dommage ayant justifié le dépôt d’une demande d’indemnisation préalable [10].

Cette jurisprudence semble cohérente au regard de ce qui est admis en cause d’appel :

« La personne qui a demandé en première instance la réparation des conséquences dommageables d’un fait qu’elle impute à une administration est recevable à détailler ces conséquences devant le juge d’appel, en invoquant le cas échéant des chefs de préjudice dont elle n’avait pas fait état devant les premiers juges, dès lors que ces chefs de préjudice se rattachent au même fait générateur et que ses prétentions demeurent dans la limite du montant total de l’indemnité chiffrée en première instance, augmentée le cas échéant des éléments nouveaux apparus postérieurement au jugement, sous réserve des règles qui gouvernent la recevabilité des demandes fondées sur une cause juridique nouvelle » [11].

Enfin, le bien-fondé d’un recours indemnitaire obéit, somme toute, au respect de règles relativement classiques.

D’emblée, il faut relever que le fait générateur du dommage conditionne la nature de la responsabilité de l’administration susceptible d’être engagée :
- en l’absence de toute faute,
- à raison d’une faute simple, dont l’existence est parfois présumée,
- à raison d’une faute lourde.

Dans le régime pour faute simple, de droit commun, il appartient évidemment à la victime d’établir l’existence d’une faute. Cette lapalissade, parfois perdue de vue, a le mérite de la simplicité.

La faute simple, en revanche, peut revêtir des aspects multiples : elle peut résulter de l’existence d’une décision administrative illégale [12], de l’erreur dans l’exécution d’une mesure de police administrative ne présentant pas de difficultés particulières [13], d’un acte médical mal maîtrisé [14], d’une procédure juridictionnelle anormalement longue [15], de la violation d’une obligation contractuelle, légale ou statutaire [16] etc...

La faute établie doit en outre être à l’origine du préjudice causé au requérant, faute de quoi il ne saurait prétendre à une quelconque indemnisation [17].

Il doit par ailleurs exister un lien de causalité direct et certain entre la faute constatée et le préjudice allégué [18].

En tout état de cause, l’administration peut également tenter de s’exonérer entièrement ou partiellement de sa responsabilité pour faute simple en invoquant un cas de force majeure [19], un cas fortuit, lequel implique un élément d’intériorité [20] ; le fait du tiers [21], ou bien entendu, la faute de la victime elle-même [22].

L’autorité administrative peut également tenter d’invoquer la prescription de la créance due à la victime pour tenter d’échapper à sa responsabilité. Cette prescription est, sauf exception, fixée à quatre ans conformément au premier alinéa de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics.

Etant toutefois précisé que ce délai ne commence à courir qu’à « la date à laquelle la réalité et l’étendue [des] préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés » [23]. L’exception de prescription n’est pas un moyen d’ordre public susceptible d’être relevé d’office par le juge administratif.

Ces précisions portées, la victime peut - en l’absence de prescription ou de cause d’exonération de la responsabilité administrative - prétendre la réparation intégrale de son préjudice [24].

Enfin, il est encore utile de rappeler que l’évaluation d’un dommage matériel est réalisée au jour de la survenance des dégâts ou plus précisément « à la date où, leur cause ayant pris fin et leur étendue étant connue [quitte à solliciter le bénéfice d’une expertise], il pouvait être procédé aux travaux destinés à les réparer » [25].

Au contraire, l’évaluation d’un préjudice corporel se fait en principe à la date du jugement [26].

Ces principes connus peuvent ainsi vous permettre, le cas échéant avec le concours d’un avocat, d’engager la responsabilité de l’administration pour obtenir réparation de vos préjudices.

Thibaut PHILIPPON, Avocat. https://www.philipponavocat.com

[1CE, 11 avril 2008, Établissement français du sang, n° 281374 ; décision confirmée par l’avis CE, 27 mars 2019, Consorts Rollet, n° 426472 en dépit de la réforme du décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016 portant modification du Code de justice administrative dit « décret JADE ».

[2Ass., CE, 23 avril 1965, Dame veuve Ducroux, n° 60721, p. 231.

[3CE, 11 juin 2003, n° 248865 ; CE, 5 janvier 2012, n° 332173.

[4CE, 9 décembre 1949, Dame Geveerding, p. 543 ; CE, 30 juillet 2003, AP-HP c. M. B, n° 244618 ; CAA Lyon, 28 décembre 2018, n° 17LY2512.

[5CE, 26 novembre 1975, n° 94124.

[6CE, 19 mai 1976, n° 99275.

[7CE, 21 février 1996, n°121766.

[8CE, 12 janvier 2011, n° 329776.

[9CE, 30 décembre 2009, n°311599.

[10CE, 6 juin 2012, n° 329123.

[11CE, 31 mai 2007, Herbeth, n° 278905.

[12CE, 26 janvier 1973, Driancourt, n° 84768.

[13CE, 23 mai 1958, Consorts Amoudruz, n°s 35737, 31976, 32078.

[14Ass., CE, 10 avril 1992, époux V., n° 79027.

[15Ass., CE, 28 juin 2002, Magiera, n° 239575.

[16CE, 12 novembre 2015, Société Tonin, n° 384716.

[17CE, 19 juin 1981, Carliez, n° 20619.

[18CE, 9 février 2011, n° 332627.

[19CE, 29 juillet 1953, Epoux Glasner, p. 427.

[20CE, 28 novembre 1986, Communauté urbaine de Lille, n° 57715.

[21CAA Bordeaux, 5 mars 2019, n° 17BX00182.

[22CE, 30 janvier 2013, n° 339918.

[23CE, 3 décembre 2018, n° 412010.

[24Ass. CE, Mme Moya-Caville, 4 juillet 2003, n° 211106.

[25CE, ass., 21 mars 1947, Compagnie générale des eaux, n° 77529.

[26CE, Ass., 21 mars 1947, Dame Veuve Aubry, n° 80338.

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