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Interdit aux chiens et aux avocats. Par Stella Bisseuil, Avocat.
Parution : mardi 4 août 2020
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"Interdit aux chiens et aux avocats". C’est ce qui pourrait être écrit sur la porte de la cafétéria du Palais de Justice de Paris, que dis-je, du « service de restauration ouvert sur des terrasses arborées du Palais de Justice », offrant au 16ème étage, une vue exceptionnelle sur Paris.

Pour le déjeuner, y sont admis bien sûr les magistrats, greffiers, et personnels du Palais du Justice, qui peuvent payer leur repas en « badgeant » à la caisse, mais aussi les extérieurs, policiers, gendarmes, et autres professionnels qui peuvent payer leur repas par les moyens de paiement courants.

Mais les avocats n’y sont pas admis !
J’en ai fait l’amère expérience, récemment, lorsque nous avons naïvement pensé, deux autres avocats et moi-même, que nous pouvions, nous aussi, auxiliaires de justice, travaillant au Palais de Justice de Paris tous les jours, y aller déjeuner.
Nous étions debout avec nos plateaux à la main lorsqu’un magistrat, Procureur de son état, a fondu sur nous, reconnaissant l’un d’entre nous comme étant un avocat, et s’est écrié, avec indignation : « Mais vous ne pouvez pas être ici ! », « Pourquoi ? » a-t-on bégayé, surpris, « Mais vous êtes avocats !! » a-t-il répondu, ça suffisait, à ses yeux, c’était amplement suffisant, pour justifier que nous soyons bannis absolument de ces lieux manifestement ouverts à tous les collaborateurs de la Justice, sauf aux avocats.
Nous avons pu, grâce à sa grande indulgence, finir de manger notre repas mais « rapidement » nous a-t-il intimé.

Voilà illustrée de manière très concrète la nature des relations magistrats/avocats au jour le jour.
Ne jamais nous parler ni nous rencontrer nulle part, instaurer un « apartheid » absolu entre ces deux professions si ce n’est par le truchement de la hiérarchie.

Un Procureur m’avait un jour interdit d’utiliser sa boite mail « qui n’est pas pour les avocats » m’avait-il précisé...

Sans doute est-ce le résultat de la « culture d’entreprise » enseignée à l’école de la magistrature tant elle est répandue et systématique chez tous les magistrats, d’autant plus aigüe d’ailleurs qu’ils sortent récemment de cette noble institution.
Certains pourront tenter de justifier cette césure en notant qu’il serait dommageable qu’à l’occasion d’un repas, un magistrat et un avocat en viennent à parler « en off » d’un dossier en cours, rompant ainsi l’obligation de transparence et de débats contradictoires qui s’impose dans tous les échanges entre les protagonistes d’une même affaire. Certes. C’est un danger.

Mais l’équilibre du procès pénal, entre l’accusation et la défense, devrait alors interdire... aux procureurs d’aller se restaurer dans ce lieu !
En effet, si le magistrat du siège, celui qui juge, doit être à l’abri de toute influence qui pourrait interférer « en privé » sur une affaire en cours, il en est de même vis-à-vis du Parquet, qui ne doit pas, de la même manière, pouvoir influencer le juge entre deux portes ou deux plateaux repas !

Permettre, même théoriquement, aux magistrats et aux procureurs de déjeuner à la même cantine tous les jours, d’être côte à côte, puis de reprendre le procès pénal en cours alors que les avocats sont chassés des mêmes lieux c’est marquer de manière très visible la différence de traitement entre les deux parties à un procès pénal. Mais c’est un déséquilibre dont la Justice française s’accommode volontiers. Les magistrats du siège et ceux du Parquet sont collègues, déjeunent ensemble, travaillent dans les mêmes locaux et peuvent au quotidien échanger entre eux.
Les Avocats, en revanche, sont souvent chassés comme des chiens...

C’est un vrai déséquilibre, qui fait peser bien plus lourd le plateau de la balance de l’accusation que celui de la défense, ce qui aurait mérité une réforme de fond, et une capacité à repenser nos institutions.
Mais ces réformes ne sont pas d’actualité, le nouveau Garde des Sceaux l’a annoncé.

Hélas. Car ne nous y trompons pas, ce déséquilibre est à l’œuvre, bien sûr dans les grandes affaires parisiennes et médiatisées, mais aussi dans les affaires pénales du quotidien, les comparutions immédiates où les avocats n’ont même pas une copie du dossier qu’ils doivent défendre au pied levé alors que le procureur l’a sur son bureau depuis le début de la procédure, et quantité d’autres aspects de la procédure pénale où le procureur et l’avocat ne sont pas logés à la même enseigne.

Alors, faute d’une grande réforme du Parquet, pourrions-nous au moins commencer par nous assoir aux mêmes tables pour discuter de ce que le Code de procédure pénale ou tout simplement nos pratiques quotidiennes portent comme déséquilibre entre l’accusation et la défense ?

Stella Bisseuil, Avocat à la Cour