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[Maroc] L’image fidèle d’entreprises : d’une approche juridique à une approche économique. Par Ayoub Haddi et Oussama Boudarbala, Etudiants.
Parution : lundi 27 juillet 2020
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Les entreprises doivent mettre l’accent sur une comptabilité non-financière afin de communiquer aux parties prenantes une image plus fidèle. Une image qui part de la logique partenariale pour nouer des alliances avec les différentes parties prenantes de l’entreprise. Une image qui va au-delà de la vision qui se borne aux créanciers (courant franco-germanique) et aux actionnaires (courant anglo-saxon) pour lancer sa tente près des ONG, de l’État, du citoyen, de l’environnement, etc..

Résumé.

Le concept de l’image fidèle demeure abstrait en matière de comptabilité, ses origines de nature juridique laissent apparaître différentes interprétations et nombreux essais de conceptualisation. Même si, cela reste l’objectif recherché par toute norme comptable. Dans ce cadre, des questions se posent sur la légitimité d’un système comptable tributaire de la vision juridique, et donc, sur la nécessité d’une déconnexion qui pourrait aboutir à des comptes plus fidèles. Au Maroc, les recherches empiriques affirment que la transition vers les IFRS n’aboutit pas à une amélioration majeure de l’information comptable. Ainsi, les entreprises n’optent pour l’harmonisation internationale, rien que pour consolider leur légitimité du fait que l’idée de l’entreprise aujourd’hui est conçue dans une dimension internationale. Penser à s’installer à l’étranger, travailler avec des capitaux étrangers, sont aujourd’hui des contraintes managériales. « Le label IFRS » constitue un élément de résolution et aspire confiance les partenaires.

Mots-clés.

Image fidèle ; CGNC ; Déconnexion comptabilité/fiscalité ; IFRS.

Abstract.

The concept of true and fair view remains abstract in the accounting field, its origin being of a legal nature reveals different interpretations, as well as the numerous attempts of conceptualization. It remains however, the purpose sought by any accounting standard. In this sense, questions arise on the legitimacy of an accounting system relying on the legal vision, and therefore, on the need for a disconnection which could lead to more faithful accounts. In Morocco, empirical researches show that the transition to IFRS does not lead to a major improvement in accounting information. Thus, companies opt for international harmonization just to consolidate their legitimacy because the idea of business today is conceived in an international dimension. To consider settling abroad and to work with foreign capital, are now managerial constraints. « The IFRS label » is an element of resolution and draws the trust of the partners.

Key words.

True and fair view ; GGNC ; Disconnection accounting/Tax system ; IFRS.

Introduction.

Le contexte historique du Maroc a obligé le législateur marocain à moderniser sa législation en termes financier et fiscal comme toute économie libérale. Or, le phénomène de la mondialisation ne cesse pas de s’intensifier à travers la multiplication des échanges internationaux de marchandises et de capitaux.

Le monde est désormais un seul pays où le langage financier devrait être harmonisé, d’où la nécessité d’une information financière qu’inspire confiance et d’une transparence garantissant « l’image fidèle », ce fameux concept qui suscite encore des débats eu égard sa définition.

En fait, la comptabilité est un outil à importance capitale pour le management d’une entreprise. Elle est aussi une base d’informations pour la comptabilité nationale, et par voie de conséquence pour les orientations macroéconomiques de toute la nation. La fidélité des comptes est donc un enjeu majeur pour toutes les parties prenantes.

C’est dans cette visée que cette modeste contribution, recherche à analyser conceptuellement l’image fidèle par le recours à ses origines ainsi qu’un bref aperçu de la littérature sur le sujet, et ce, afin d’essayer d’apporter des réponses à ces questions dans un contexte marocain :

La norme comptable en vigueur reflète-t-elle l’image fidèle des comptes ? La connexion qui caractérise la comptabilité et la fiscalité marocaines constitue-t-elle un frein pour atteindre l’objectif de l’image fidèle des comptes ? La déconnexion entre la comptabilité et la fiscalité serait-elle un levier pour l’image fidèle des comptes ?

I- Analyse conceptuelle.

Quatre chantiers sur lesquels l’analyse du concept pourrait être bâtie ; l’histoire de l’image fidèle, la difficulté de définir l’image fidèle, les interactions de l’image fidèle avec les courants comptables et les essais de définitions avancés par la littérature.

1. Historique du concept de « l’image fidèle »

En 2006, Haverlas précise que l’histoire du présent concept est liée au Joint Stock Companies Act de 1844. Il affirme que le présent texte, se penchait sur les mots « true » et « fair » séparément : « a full and fair balance sheet […] showing a true statement […] of the assets and liabilities […] and a distinctive view of the profit or loss of the period  ». Un an après, le texte se changa : « an exact balance sheet showing a true statement of the assets and liabilities […] and a distinctive view of the profit and loss account  ».

En 1945, le Cohen Committee a suggéré d’utiliser le terme “fair” plutôt que “correct” car, sans constituer un changement particulièrement significatif, il semblait plus honnête [1]. En effet, cette évolution suivra son cours jusqu’à la fameuse directive de 1978 [2], ce qui a imposé le concept anglo-saxon de l’image fidèle, totalement étranger au droit fiscal [3]. La quatrième directive européenne a été saluée comme étant l’occasion de redonner à la comptabilité une application du principe de « l’image fidèle » plus respectueuse des principes comptables [4].

2. Les difficultés associées à la définition de l’image fidèle.

Le principe de l’image fidèle est un échec sémantique et par échec sémantique, il faut comprendre qu’il n’a pas de définition [5]. La difficulté sémantique n’a pas permis à ce principe de recouvrir pleinement son efficacité [6]. Ces constats vont de pair avec l’esprit de comptabilité étant donné que la conceptualisation en la matière est tributaire de plusieurs variables et faits. Colmant (2006) avance : « la vérité comptable n’est pas arithmétique, mais une représentation conventionnelle, contingente à un contexte socio-économique ou à une réalité sectorielle, et donc un reflet imparfait du réel ».

Haverlas (2006) confirme : « l’interprétation du concept de l’image fidèle rencontre (…) une difficulté majeure qui se matérialise dans la différence qui existe entre les termes du concept, autrement dit "le signifiant", et le message véhiculé par ces termes : "le signifié". N’ayant jamais été défini, on peut raisonnablement penser que ce concept relève, avant toute chose, du jugement et de l’appréciation de la personne qui établit les comptes ».

3. Interactions entre l’image fidèle et les courants comptables.

Une norme basée sur les règles et dont la touche est juridique ou une norme basée sur les principes et dont l’esprit préside la comptabilisation ; deux courants comptables qui se distinguent nettement dans le monde, à savoir le courant franco-germanique et le courant anglo-saxon. La philosophie qui règne les deux approches est antagoniste.

Dans une norme basée sur les règles, on est plutôt dans une perspective du respect de la lettre où il y a des textes à appliquer tels qu’ils sont stipulés avec certaines options offertes. En revanche, quand on parle d’une norme basée sur les principes, les normes sont fondées sur des principes généraux et des conventions qui sont inclus dans des cadres conceptuels [7].

Tableau 1 : Comparaison des deux courants comptables. Source : Colmant (2006)
Contexte comptable européenContexte comptable anglo-saxon
Conformité réglementaire Apprentissage d’ajustement normatif
Caractère exogène et supplétif par rapport aux règles juridiques Caractère endogène aux normes comptables
Dissociabilité de l’image fidèle par rapport aux principes comptables Confusion du respect des normes avec la poursuite de l’image fidèle
Information des créanciers Information des actionnaires
Comparabilité géographique Comparabilité temporelle
Restitution de coûts historiques Restitution de valeurs contemporaines
Prééminence des principes de prudence et de réalisation Prééminence du principe de rapprochement des charges et des produits
Intangibilité des capitaux propres Ajustement périodique des capitaux propres

Bien que les deux contextes sont antagonistes, le concept « true and fair view » ou en français « l’image fidèle » constitue une obligation de résultat pour tous référentiels confondus.

4. Essais de définition du concept.

On peut se poser la question « être fidèle à quoi ? » [8]. À la limite de nos connaissances, aucun consensus n’a vu le jour sur la définition de ce concept. D’après Haverlas (2006), trois réflexions sont possibles ; la première renvoie au métier d’audit, autrement dit, ce qu’est fidèle est celui déclaré par les auditeurs qu’il l’est. Au regard de la deuxième, l’absence d’une définition de ce concept se justifie par le fait de ne pas vouloir figer les esprits étant donné que les circonstances peuvent se différencier, d’où la nécessité d’une évolution analogique du concept. Quant à la troisième réflexion - et en liaison avec la deuxième -, les différentes définitions avancées par la littérature ne sont pas, dans tous les cas, réalisables.

L’image fidèle peut être décrite comme étant la plus surprenante des notions de comptabilité [9], c’est la raison pour laquelle, chercheurs et praticiens, ne cessaient jamais d’apporter de nouvelles visions sur ce concept. L’image fidèle correspond au souci de l’établissement d’une information comptable aussi proche que possible de l’approche historique […] une image fidèle est la conséquence des normes que l’on applique, et donc un concept interprétatif [10].

En plus, les premières questions qui viennent à l’esprit du lecteur, consistent d’abord à se demander à quoi tient cette fidélité ? A qui ? Et comment ? Il s’agit de la fidélité aux règles comptables [11]. Aux yeux de Bensinane (1994), l’image fidèle représente le principe directeur auquel devront répondre à l’avenir les états de synthèse. La comptabilité normalisée ait besoin d’une certaine liberté d’appréciation afin de s’adapter à toutes les entités économiques. Il est nécessaire d’instaurer des principes directifs afin d’atteindre l’image fidèle […] le principe de l’image fidèle fixé par le droit comptable comme objectif principal à atteindre, constitue un progrès considérable en matière d’information comptable et financière, information qui suscite un intérêt sans cesse croissant [12]. En fait, lorsque les comptes réunissent les deux qualités de régularité et de sincérité, l’objectif de l’image fidèle est automatiquement atteint [13].

II- La comptabilité marocaine et l’image fidèle des comptes.

1. Contexte historique de la normalisation comptable marocaine.

Les années quatre-vingt sont les plus marquantes de l’histoire économique du Maroc, après la baisse du prix du phosphate et l’environnement économique hostile, le Royaume s’est retrouvé dans l’obligation d’être le bon élève du Fonds Monétaire International (FMI) en mettant en place ce que les économistes appellent « le Plan d’Ajustement Structurel », afin de sortir de l’impasse. En effet, la stabilisation macroéconomique requérait une libéralisation des prix, une privatisation et des restructurations industrielles. Bref, l’Etat marocain a compris qu’une intervention massive n’est pas légitime, et c’est au secteur privé de relever le défi. L’élément central dans toute politique financière ; c’est la transparence financière et fiscale des entreprises, c’est pour cela que dans toute réforme, on a mis en place d’abord la réforme du commissariat aux comptes, la réforme de la comptabilité, ainsi a-t-il déclaré l’ex-ministre des Finances le Pr. M. Berrada lors d’une conférence tenue à Casablanca en 2015 sous le thème : « Enjeux des politiques fiscales dans la transformation économique de l’Afrique à l’horizon 2025 ».

Dorénavant, l’édification d’un arsenal juridique est devenue un impératif pour cadrer le jeu économique. Certes, l’image de l’entreprise est reflétée au travers des chiffres, et c’est dans cette optique que le droit comptable marocain a vu le jour pour combler le vide cruel qui caractérisait la législation. Jusqu’alors, c’étaient les plans comptables français de 1947 et de 1957 qui constituaient la base de la comptabilité des commerçants au Maroc. Par la suite, le législateur marocain s’est venu pour promulguer, le 30 décembre 1992, la loi n°9-88 relative aux obligations comptables des commerçants. Tout acteur économique ayant la qualité du commerçant au sens du code de commerce est tenu de présenter une comptabilité conforme aux règles stipulées par ladite loi. Et c’est avec le Code Général de la Normalisation Comptable (CGNC) que le Maroc a disposé d’une normalisation comptable plus adaptée à ses réalités. Découpé en deux grandes parties, le CGNC comporte ; la Norme Générale Comptable (NGC) et le Plan Comptable Général des Entreprises (PCGE). La NGC décrit les principes généraux et les choix directeurs. En concordance, le PCGE constitue le cadre pratique de cette norme.

A l’époque, le CGNC ne vient pas seulement pour combler le vide qui caractérisait l’aspect juridique, mais aussi pour couvrir le besoin du gestionnaire par la proposition d’une panoplie des états de synthèse qui doivent refléter une image fidèle. L’alinéa 1 de l’article 11 de la loi n°9- 88 stipule : « les états de synthèse doivent donner une image fidèle des actifs et passifs ainsi que de la situation financière et des résultats de l’entreprise ». L’aspect de la gestion est fortement présent. À titre d’exemple, le tableau de formation des résultats qui fait ressortir des soldes intermédiaires de gestion très utiles pour l’analyse financière. Or, le CGNC ne se limite pas à une comptabilité générale mais aussi il se penche vers une comptabilité analytique d’exploitation pour comprendre le fonctionnement des coûts au sein d’une entreprise. Bien que cette comptabilité analytique d’exploitation proposée reste facultative quant à sa tenue au regard de la loi et limitée quant à son contenu, elle constitue, néanmoins, une bonne base pour instaurer un système de calcul des coûts.

2. Interférences entre la comptabilité marocaine et l’image fidèle.

À l’instar des référentiels du monde, le CGNC ne définit pas l’image fidèle. Or, il affirme : « l’image fidèle apparaît ainsi non comme un principe comptable fondamental supplémentaire, mais comme la convergence des principes retenus. L’originalité du concept d’image fidèle tient à la fois à son absence de définition et aussi au fait qu’il convient, dans des cas exceptionnels, de déroger aux dispositions de la Norme, pour tenter d’atteindre cette fidélité ». À l’ère de la Covid-19, l’avis n°13 du Conseil National de la Comptabilité, du 29 avril 2020, est une illustration révélatrice du fait qu’une dérogation à la règle générale est, parfois, salutaire pour aboutir à des états de synthèse reflétant cette image fidèle. À titre d’illustration, l’avis stipule, en considération de l’importance significative des charges de sous-activité dues aux mesures sanitaires prises par le Royaume, ce qui suit : « à titre dérogatoire et exceptionnel, les entités ont la possibilité d’inscrire à l’actif du bilan dans la rubrique "immobilisations en non-valeurs", la quote-part des charges fixes liées à la sous-activité par rapport à la capacité normale de production ou de fonctionnement prévue en 2020 ».

Certes, le CGNC a constitué une avancée en matière de la comptabilité au Maroc, mais il convient de noter que cette norme n’a jamais fait l’objet d’une révision quelconque, ce qui remet en cause sa légitimité eu égard du changement continu de la réalité économique des entreprises. Le groupe de la Banque Mondiale (BM) a publié un rapport, le 25 juillet 2002, sur le respect des normes et codes au Royaume du Maroc. En raison de la qualité du document et le poids de l’institution dont il émane, des conclusions pertinentes sont à tirer du troisième titre de ce rapport dédié aux normes de la comptabilité pour voir d’un œil critique la norme comptable marocaine.

Les rédacteurs du rapport ont mis l’accent sur l’idée que le tissu économique marocain est constitué pour l’essentiel des PME (on dit aujourd’hui TPME), alors qu’aucune spécificité comptable n’est prise en compte pour cette réalité. La comptabilité est perçue principalement comme un outil de collecte d’impôts, cette connexion conteste l’image fidèle des comptes. Par ailleurs, la NGC accorde beaucoup d’attention au dispositif de la forme ce qui exclut le fameux principe de prééminence de la substance sur la forme. Ainsi, le principe de prudence exige la négligence de tout produit non-acquis, ce qui pourrait, parfois, altérer cet objectif de l’image fidèle. Les comptes préparés en conformité avec le CGNC ne sont pas donc pour principale mission la génération d’une information destinée aux investisseurs mais plutôt la satisfaction d’un panel large de destinataires.

III- La fiscalité marocaine et l’image fidèle des comptes.

1. Contexte historique du droit fiscal marocain.

Produit d’une panoplie de réformes tout au long du XXème siècle et, qui se sont consolidées, a fortiori, durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix dans le cadre du PAS, le droit fiscal marocain comporte un tas d’impôts et taxes qui se chiffrent, selon les statistiques révélées par le Conseil Économique Social et Environnemental en 2012, à soixante-dix-neuf (79). Un tel chiffre confirme que le Maroc est un - État fiscal- par excellence. Un État qui exploite le gisement fiscal agressivement et sans cesse. À cet effet, l’analyse historique du présent système fait apparaître deux grandes phases. Primo, celle qui se situe avant les années quatre-vingt. Secundo, celle qui se situe après les années quatre-vingt.

Avant le protectorat, le Maroc disposait d’un système fiscal qui constituait une réponse à l’importance des charges d’affrontements et d’armes. Les impôts qui régnaient en cette phase trouvaient leur légitimité dans le droit musulman (Zakat, Achour, Kharaj, etc.). Durant le protectorat, le colonisateur considérait l’impôt comme un levier d’intervention économique. On parlait donc d’impôts inspirés du système fiscal français (Impôts sur les bénéfices, Impôts sur les Salaires, Droits d’enregistrement, etc.). Après l’indépendance, une nouvelle ère se décelait. Une ère qui conjuguait incitation économique et consentement à l’impôt. Or, le législateur restait penché sur les impôts de son ex-colonisateur : la France.

En 1980, le Maroc a mis en place son PAS piloté par les bailleurs de fonds internationaux, à savoir le FMI et la BM. Le but était de s’arrimer aux mouvements de déficience des finances publiques. C’est dans cette perspective que la réforme fiscale s’inscrivait. Une réforme qui a fait naissance à trois (3) impôts synthétiques, notamment la TVA, l’IS et l’IR. Désormais, le système ne cesse pas de se moderniser et de s’aligner sur les recommandations des assises de fiscalité pour faire naissance, en 2007, à une seule référence d’impôts nationaux (le code général des impôts) et une seule référence d’impôts territoriaux (la loi n°47-06). Dès lors, la régularité et la sincérité sont devenues les pièces maîtresses du droit fiscal.

2. Interférences entre la fiscalité marocaine et l’image fidèle.

Dans une approche juridique, ce sont souvent les exigences fiscales qui suscitent des règles comptables destinées à en assurer la régularité [14]. Sisyphéen, le droit comptable est condamné à faire rouler le rocher fiscal éternellement. En fait, Le droit comptable tend à présenter une information fidèle. Le droit fiscal, quant à lui, part de ladite information pour en construire une base imposable permettant l’injection de ressources dans le budget de l’État. En d’autres termes, la conception juridique de la comptabilité marocaine rend les pratiques comptables imprégnées des contraintes fiscales [15]. Partant de ces constats, on peut souligner le fait que l’image fidèle est un concept à la fois comptable et fiscal dans la mesure où il est, en effet, protagoniste en comptabilité voire même en fiscalité. Un concept qui mêle, en plein fouet, variable comptable et variable fiscale. Bref, la tutelle du droit fiscal sur le droit comptable apparaît ainsi comme la conséquence du caractère embryonnaire du droit comptable [16].

La lecture du Code Général des Impôts (CGI), qui relève du droit fiscal national, ainsi que la loi n°47-06, qui relève du droit fiscal territorial, révèle le fait que le législateur n’a pas explicité le concept de l’image fidèle. Cependant, d’autres notions qui relèvent dudit concept y sont présentes, à savoir la sincérité et la régularité.

Aux termes de l’article 212 du CGI, portant sur la vérification de comptabilité, « les documents comptables sont présentés (…) aux agents de l’administration fiscale qui vérifient la sincérité des écritures comptables et des déclarations souscrites par les contribuables et s’assurent, sur place, de l’existence matérielle des biens figurant à l’actif. » Selon l’article 232 portant sur les délais de prescription, les autorités fiscales compétentes jouissent du « droit de vérifier la sincérité des déductions opérées s’étend aux cinq (5) derniers exercices prescrits ». S’agissant du droit fiscal territorial, l’article 153 de la loi n°47-06 portant sur la vérification de comptabilité stipule que « les agents vérifient la sincérité des documents, des écritures comptables et des déclarations souscrites par le redevable et s’assurent, sur place, de l’existence matérielle des biens figurant à l’actif ».

Pour ce qui est de la régularité, l’article 213 du CGI, portant sur le pouvoir d’appréciation de l’administration, nous enseigne que « lorsque les écritures d’un exercice comptable ou d’une période d’imposition présentent des irrégularités graves de nature à mettre en cause la valeur probante de la comptabilité (…) l’administration peut déterminer la base d’imposition d’après les éléments dont elle dispose ». En outre, l’article 212 du présent code, portant sur les procédures de rectification, déclare que « l’administration peut demander aux contribuables les explications nécessaires concernant leurs déclarations si elle relève des irrégularités notamment au niveau des éléments ayant une incidence sur la base d’imposition déclarée ». Concernant le droit fiscal territorial, l’article 154 portant sur le pouvoir d’appréciation de l’administration fiscale territoriale affirme que « lorsque les écritures d’un exercice comptable ou d’une période de taxation présentent des irrégularités graves de nature à remettre en cause la valeur probante de la comptabilité, l’administration peut déterminer la base d’imposition ». Dès lors, les entreprises devraient fournir une comptabilité régulière et sincère.

La fiscalité pourrait impacter l’image fidèle des comptes différemment, pour comprendre, nous illustrons par deux scénarii :

Tableau 2 : Illustrations sur l’impact de la fiscalité sur l’image fidèle des comptes au Maroc. Source : les auteurs
ScénarioIllustration
Une charge est comptabilisée même s’elle est économiquement non-justifiée, rien que pour bénéficier d’un avantage fiscal. En 1994, l’État marocain avait instauré des amortissements dérogatoires dont l’objectif est d’autoriser les entreprises à augmenter la cadence des dotations aux amortissements durant les premiers exercices suivants l’investissement et par conséquent, de les inciter à investir. Certes, l’importance des dotations dans cette pratique diminue le résultat d’entreprises et donc leur impôt exigible, cette comptabilisation due purement à l’avantage fiscal rend discutable la fidélité des comptes étant donné que la dotation aux amortissements enregistrée ne reflète pas la dépréciation économique du bien.
Une charge est négligée en comptabilité, même s’elle est économiquement justifiée, rien que parce qu’elle est fiscalement non déductible. L’esprit du praticien de la comptabilité, dans notre contexte, demeure entaché aux aspects fiscaux. Une dotation aux amortissements qui n’est pas acceptée fiscalement pourrait être négligée sur le plan comptable ; ce qui remet en cause la fidélité des comptes. À titre d’exemple, la différence entre la valeur nette actuelle et la valeur du marché pourrait laisser une différence qui doit, normalement, être enregistrée en comptabilité, mais, tant que la charge n’est pas déductible, elle est souvent négligée.

En effet, cette relation entre comptabilité et fiscalité s’est inversée au profit de la comptabilité depuis l’avènement des normes comptables internationales dont les règles, particulières en plusieurs points, ont permis à la comptabilité un développement sans précédent [17]. Les normes comptables internationales ont permis aux sociétés de passer d’une ère juridique à une ère économique plaçant la juste valeur au cœur de leurs préoccupations.

IV- Comptabilité et fiscalité à l’ère des IFRS : une déconnexion aboutirait-elle à l’image fidèle des comptes ?

1. La philosophie des normes IFRS.

Détachées de la vision juridique, les normes IFRS constituent « un label » d’une comptabilité financière qu’inspire confiance. Sans rentrer dans les détails, la philosophie des normes IFRS pourrait être clarifiée en mettant l’accent sur trois principaux éléments :

Tableau 3 : Philosophie des normes IFRS en comparaison avec celle du CGNC. Source : les auteurs
ÉlémentCommentaire
Les investisseurs sont considérés comme le destinataire privilégié des états financiers. À l’opposé du CGNC qui vise un panel large de destinataires, les normes IFRS considèrent l’investisseur comme étant le destinataire principal des états financiers pour pouvoir juger aisément, au travers des comptes élaborés dans une perspective économique, la santé financière de l’entreprise. Mais, ce focus laisse entendre des questions au niveau de la littérature. Pourquoi ce privilège
d’information est accordé aux seuls investisseurs ? [18].
La prééminence de la substance sur la forme. La norme comptable marocaine demeure fidèle à la tradition juridique en adoptant une vision patrimoniale du bilan. Cette vision est abandonnée au profit de la vision économique. Dans ce sens, la norme IAS 16 parle d’un actif matériel contrôlé plutôt que possédé. Les immobilisations acquises en crédit-bail sont, donc, à inscrire au niveau de l’actif. Cette norme a un impact majeur sur les comptes d’entreprises dont une fraction prépondérante de leurs immobilisations est acquise par cette voie.
La juste valeur au détriment du coût historique. Le coût historique est un principe cher à la normalisation comptable marocain -et toute norme qui s’inscrit dans un courant franco- germanique, et sa dérogation au travers d’une réévaluation des bilans est contraignante étant donné que la réévaluation ne peut couvrir que les immobilisations corporelles et financières, ainsi, la logique retenue par le CGNC est celle du « tout ou rien » ce qui laisse cette option inopportune. En revanche, la norme IFRS 13 s’applique lorsqu’une autre norme IFRS impose (obligation) ou permet (option) des évaluations à la juste valeur.

2. L’image fidèle à l’ère des IFRS.

L’avènement des IFRS a fait apparaître une déconnexion entre comptabilité et fiscalité étant donné que les présentes normes convoquent une comptabilité économique. Dans ce contexte, chercheurs et praticiens, recherchent toujours à faire vivre ce fameux couple en pensant à un système moniste, c’est-à-dire un système où la base imposable serait basée sur la réalité économique de l’entreprise. P. Decambourg, président des autorités comptables françaises a déclaré lors de la deuxième édition du prix de la recherche de l’Ordre des Experts Comptables du Maroc, le 24 juillet 2020 : « je crois que le monisme est une bonne chose […] il me semble utile que la comptabilité reflète l’économie et le droit, et que le fisc prenne pour assiette la performance de l’entreprise ».

Au-delà des entreprises qui sont obligées, par voie réglementaire, de présenter des comptes consolidés en normes IFRS, quelles sont les raisons derrières la transition vers les normes IFRS ? Ahsina (2012), à travers une étude empirique, et en se basant sur la théorie de contingence, a testé l’influence d’un tas de variables qu’amènent les entreprises à tenir une comptabilité conforme aux normes IFRS au Maroc. Les variables validées sont les suivantes :
- La taille de l’entreprise : plus que l’entreprise est grande, plus qu’elle tend vers les normes internationales ;
- La présence d’actionnaires institutionnels : l’existence de ce type d’actionnaires impacte le choix de la transition vers les IFRS ;
- L’industrie  : les entreprises qui s’appartiennent à quelques secteurs d’activité, tendent de plus en plus à adopter les normes comptables internationales.

De cette situation découle la question sur la pertinence des IFRS, autrement dit, est-ce que la transition vers les normes IFRS améliore la qualité de l’information comptable ? Nous nous concentrons sur le contexte marocain ; les recherches d’Ahsina en 2014 et en 2017 démontrent qu’il n’y a pas une différence notable entre les deux référentiels en termes de résultats, ainsi que les travaux cités laissent entendre la faiblesse de la pertinence voire même les effets négatifs sur la qualité de l’information comptable suite à l’introduction des normes IFRS.

Les résultats présentés remettent en cause la thèse selon laquelle la fiscalité a un effet négatif sur la qualité de l’information comptable, ou au moins, ils nous permettent d’élargir les causes pour poser la question ; est-ce que les entreprises marocaines sont « IFRS » ou cherchent seulement « le label IFRS » ? Or, une comptabilité dont l’esprit préside la comptabilisation peut laisser une marge de manipulation comptable. En effet, le choix donné aux dirigeants entre le traitement comptable reflétant le mieux la réalité économique offre des opportunités de manipulation de données comptables notamment lors du choix du modèle d’évaluation [19]. En revanche, un distinguo doit être fait entre la « gestion du résultat » et la « manipulation des comptes ». La « gestion du résultat » désigne les différentes pratiques comptables qui se font dans les limites des normes comptables. La « manipulation des comptes » désigne à la fois les pratiques qui se font dans et en dehors des normes comptables [20]. D’après Abou El Jaouad (2018), une gestion du résultat qu’a pour objectif une gestion saine et rationnelle est salutaire.

En dépit des critiques avancées sur la pertinence de la qualité de l’information comptable présentée en conformité avec les IFRS, un langage comptable compréhensible par tous les investisseurs à l’échelle planétaire est salutaire, a fortiori, dans un monde économique libéral caractérisé par les échanges. Dans ce sens, le Maroc a confirmé, lors des assises de la profession comptable en 2013, tenues à Skhirate, sa volonté d’arrimer son droit comptable avec les normes comptables internationales, en l’occurrence, les IFRS. Dans le cas d’un pays comme le Maroc, où il y a peu de sociétés cotées, l’apport de l’adoption des normes simplifiées sera important […] c’est même à mon avis la chose la plus importante à faire maintenant, ainsi a-t-il déclaré le fameux expert-comptable M. G. Gilbert.

Conclusion.

In fine, les outils traditionnels de la comptabilité n’offrent pas une information adaptée aux besoins spécifiques liés aux enjeux environnementaux [21]. Par conséquent, l’image fidèle, dans ce cadre, reste plus au moins bancale et fragmentaire. À partir de là, les entreprises doivent mettre l’accent sur une comptabilité non-financière afin de communiquer aux parties prenantes une image plus fidèle. Une image qui part de la logique partenariale pour nouer des alliances avec les différentes parties prenantes de l’entreprise. Une image qui va au-delà de la vision qui se borne aux créanciers (courant franco-germanique) et aux actionnaires (courant anglo-saxon) pour lancer sa tente près des ONG, de l’État, du citoyen, de l’environnement, etc. Il s’agit donc d’une métamorphose managériale, « une innovation managériale » [22].

C’est dans ces sillages que se sont inscrites les pratiques du reporting extra-financier (reporting développement durable ou RSE), du bilan carbone, du bilan eau ainsi que du CPC environnementale. Désormais, la dimension éthique constitue un alibi à la recherche de profit [23]. En effet, plusieurs expériences ont confirmé que la performance financière est liée positivement à la performance extra-financière. On peut souligner aussi que ces pratiques managériales participeraient à renforcer ou à construire la légitimité des entreprises [24].

Le Maroc semble en reste par rapport à cette dynamique. À la limite de nos connaissances, aucune loi n’impose aux sociétés de rendre compte des informations extra-financières. Une telle situation nous enseigne que le Maroc termine de suivre les sentiers battus.

Références bibliographiques.

Abou El Jaouad, M. (2018). Principes comptables et sincérité des comptes : étude comparative entre le réferentiel comptable marocain et les normes IFRS. Casablanca : Revue Économie et Kapital.
Ahsina, K. (2012). Implementing IAS-IFRS in the Moroccan Context : An Explanatory Model.
International Journal of Accounting and Financial Reporting.
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Par Ayoub Haddi et Oussama Boudarbala - MSTCF- ENCG de Settat, UH1.

[1Alexander, 1993, cité par Haverlas, 2006.

[2Sambou, 2013.

[3Colmant, 2006.

[4Pasqualini, 1992, cité par Sambou, 2013.

[5Sambou, 2013.

[6Pasqualini et Caste, 1993, cité par Sambou, 2013.

[7Alexander, 1999, cité par Hoarau, 2008.

[8Haverlas, 2006.

[9Haverlas, 2006.

[10Colmant, 2006.

[11Sambou, 2013.

[12Bensinane, 1994.

[13Alexander et Burlaud, 1993 cité par Walliser, 2001.

[14Colmant, 2006.

[15Zaki, 2003.

[16Sambou, 2013.

[17Sambou, 2013.

[18Abou El Jaouad, 2018.

[19Haoudi, 205.

[20El maguiri et M’abet, 2014.

[21Nativel,2016.

[22Lafontaine, 2003.

[23Freeman, 2008, cité par Nativel, 2016.

[24Deegan et Rankin, 1997, cité par Lafontaine, 2003.