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Vers un statut d’avocat en entreprise ? Entretien avec Raphaël Gauvain.
Parution : lundi 20 juillet 2020
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Le député en Marche Raphaël Gauvain est l’auteur d’un rapport [1] visant à mieux protéger les entreprises françaises qui ne disposent pas aujourd’hui de tous les outils juridiques nécessaires à leur défense face à d’éventuelles procédures extraterritoriales engagées à leur encontre. D’importants enjeux économiques motivent en effet très souvent ces actions en justice menées notamment par les États-Unis sur le terrain international contre des groupes étrangers qui sont autant de cibles.

Pour mieux protéger les entreprises françaises, le rapport Gauvain remis en juin dernier au Premier ministre prône l’urgence de mesures-phares destinées à renforcer la législation existante et préserver la confidentialité des avis juridiques. Parmi les préconisations, figure aussi l’instauration d’un nouveau statut d’avocat en entreprise afin de garantir un niveau optimal de protection.

Quelles sont les origines de votre rapport ?

Raphaël Gauvain : "L’origine directe de ce rapport, c’est le débat parlementaire qui a eu lieu l’année dernière sur la transposition de la directive sur la protection du savoir-faire. Il y avait alors une divergence entre l’Assemblée nationale et le Sénat qui voulait, à l’occasion de ce débat, modifier la loi de blocage de 1968. Nous avons donc décidé d’approfondir la question et le Premier ministre m’a demandé d’y travailler."

Quel a été le fond de cette mission et quels ont été vos interlocuteurs ?

"La mission s’est déroulée pendant un an depuis juillet 2018 et j’ai remis mon rapport en juin 2019. J’étais assisté de deux hauts fonctionnaires de la Justice et de Bercy et nous avons rencontré aux environs de 250 personnes. Nous nous sommes déplacés à Bruxelles à plusieurs reprises puis à Washington pour entendre des dirigeants d’entreprises, des avocats, des hauts fonctionnaires et des représentants de l’administration américaine."

Votre mission a abouti à quel constat ?

"Il y a une grande fragilité de nos entreprises qui sont confrontées à des procédures initiées par les pouvoirs publics américains. Des condamnations ont fait la une de la presse internationale, dont la plus célèbre est la condamnation de la BNP en 2014 à près de 10 milliards de dollars. Notre constat, c’est d’abord une instrumentalisation de ces procédures par les pouvoirs publics américains au service de leur politique extérieure et de leurs entreprises. Je ne suis pas d’une nature complotiste mais quand on regarde les chiffres et quand on écoute nos interlocuteurs, c’est quelque chose qui apparaît clairement. Le constat avait d’ailleurs été fait et dénoncé sous la précédente législature par le rapport Lellouche – Berger."

"Il faut donner des armes juridiques à nos entreprises pour qu’elles puissent se défendre. La plus essentielle, c’est la protection des avis juridiques."

À l’appui de ce constat, quelles sont vos propositions ?

"L’une des plus importantes, et à mon sens la plus efficace, c’est de donner des armes juridiques à nos entreprises pour qu’elles puissent se défendre. La plus essentielle, c’est la protection des avis juridiques. Elle existe dans le monde entier, sauf en France. Le handicap est d’autant plus important qu’il oblige nos entreprises à se battre à jeu ouvert alors qu’en Espagne, aux Pays-Bas, en Angleterre, au Japon et partout ailleurs, les entreprises disposent de cette arme."

La fragilité des entreprises est-elle accrue par des faiblesses du droit français ?

"En fait, on donne des bâtons pour se faire battre. De l’analyse effectuée dans le cadre de ces procédures, il ressort que l’absence de protection des avis juridiques est une faiblesse du droit français. En 1968, une loi avait été mise en place, obligeant les pouvoirs publics étrangers à emprunter les voies des conventions internationales afin qu’ils ne puissent pas s’adresser directement aux entreprises françaises. Mais que ce soit dans des procédures civiles ou pénales, on voit que rien n’est appliqué en réalité."

Les divergences juridiques entre les États-Unis et l’Europe risquent-elles de s’accroître ?

"Le risque est devant nous. Au début des années 2000, nous avons évolué d’un monde où le multilatéralisme autorisait – avec les accords de l’OMC – un règlement général des conflits au niveau mondial et nous sommes passés à une politique – notamment américaine – de plus en plus unilatérale. Avec un arsenal dont ils font un instrument de politique étrangère, les Américains essaient d’imposer leurs lois dans le monde. Il est en fait bien plus facile de lancer ces procédures - ça coûte beaucoup moins cher et ça peut même rapporter – que d’envoyer des GI’s dans le monde entier. "

Votre rapport souligne entre autre des situations où des entreprises étrangères ont été condamnées aux USA pour des faits commis ailleurs.

"C’est le principe même de la procédure extraterritoriale. La loi américaine s’applique contre des entreprises étrangères pour des faits qui ne sont pas commis sur le territoire américain. C’est le cas d’Alstom, lors d’une affaire de corruption commise en Indonésie. Les Américains n’en ont pas été les victimes directes, mais le simple fait d’utiliser le dollar dans un processus de corruption à l’étranger a permis à la justice américaine de rattacher le dossier et de poursuivre l’entreprise française."

Autant de raisons pour lesquelles vous prônez l’urgence d’une action plus ambitieuse des pouvoirs publics en France.

"Le problème du recours aux lois extraterritoriales et de l’instrumentalisation américaine des procédures judiciaires, on ne va pas le résoudre comme ça. Il relève essentiellement de la politique étrangère et c’est ce qu’a fait le Président de la République au G7 en essayant d’apporter beaucoup plus de multilatéralisme. Certes, des choses peuvent être faites et l’on peut fournir des réponses à nos entreprises pour qu’elles puissent se défendre. Mais ça n’a pas vocation à résoudre toutes les problématiques des procédures extraterritoriales."

"La solution d’équilibre et de compromis est de proposer à l’entreprise le choix de salarier un avocat."

Si tout n’est pas réglé d’un coup d’un seul, vos préconisations veulent en tout cas y contribuer. C’est notamment l’idée de créer un statut d’avocat en entreprise.

"C’est en lien direct avec la protection des avis juridiques afin d’éviter qu’ils soient transmis lors de procédures civiles ou pénales. Il y a unanimité sur le constat. Mais comment mettre cette idée en œuvre ? C’est là que tout est compliqué.

Il y a eu des dizaines de rapports en 25 ans pour essayer de trouver une solution à la confrontation de deux oppositions. Celle des services d’enquêtes qui considèrent qu’il n’y aura plus d’enquêtes si on l’instaure et celle des avocats qui - pour certains en tout cas – s’opposent à installer la profession dans l’entreprise parce que ce serait un reniement de leur métier. Dans le prolongement des travaux effectués ces dernières années, la solution d’équilibre et de compromis est de proposer à l’entreprise le choix de salarier un avocat qui pourrait rédiger des avis juridiques, au même titre qu’un avocat rédige des actes juridiques dans le cadre de son activité libérale."

En plus de la protection des avis juridiques, vous faites des propositions pour renforcer la législation existante.

"Trois mesures importantes forment un tout et elles ont aussi leur équilibre. La première vise à réformer la loi de 1968 pour la rendre véritablement efficace et obliger les autorités publiques étrangères à passer par les voies de la coopération judiciaire internationale et par les services du Ministère de la Justice. On pourra dès lors filtrer les demandes qui seront faites. Le deuxième point, c’est de donner à nos entreprises les moyens de se défendre en mettant notre législation à un niveau identique à celui des autres pays. La troisième est une mesure beaucoup plus offensive contre le Cloud Act, adopté en mars 2018 aux États-Unis pour autoriser les enquêteurs américains à obtenir des GAFA les documents qu’ils détiennent sur les entreprises françaises. Un dispositif sera mis en place pour interdire de répondre à ces demandes des autorités étrangères sous peine d’une sanction importante."

Vous suggérez également une mission parlementaire pour lutter contre la corruption.

"C’est une mesure plus périphérique. Lors de l’audition, des propositions ont été faites pour améliorer notre législation en termes de lutte contre la corruption. Ce n’était pas l’objet initial de la mission, mais un certain nombre de ces propositions paraissent importantes et elles nécessiteraient une analyse plus poussée."

"Je considère qu’il y a urgence à agir et que le risque serait de ne rien faire."

Quel est maintenant le devenir de votre rapport ?

"J’ai remis le rapport au Premier ministre en juin 2019 et c’est maintenant au gouvernement de voir ce qu’il faut faire. C’est lui qui détermine et conduit la politique de la Nation. C’est donc au gouvernement de choisir et de décider. Je considère qu’il y a urgence à agir et que le risque serait de ne rien faire. Je sais que le Premier ministre y travaille et que des textes sont en cours de préparation. J’espère qu’ils vont sortir."

Interview parue initialement dans la revue Actu des Barreaux n°1.

Propos recueillis par Alain Baudin

[1« Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale », Raphaël Gauvain (Député de Saône-et-Loire), Claire d’Urso (Inspectrice de la Justice), Alain Damais (Inspecteur des Finances), Samira Jemai (Collaboratrice au Groupe LaREM), Assemblée nationale, 26 juin 2019.

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