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Deux pertes de chance subies par la victime d’un accident médical : modalités de calcul du taux global des chances perdues. Par Dimitri Philopoulos, Avocat.
Parution : vendredi 17 juillet 2020
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Dans un arrêt du 8 juillet 2020 le Conseil d’Etat a exposé les modalités de calcul du taux global de deux pertes de chance distinctes dont l’une est consécutive à une faute technique du médecin et l’autre à un défaut de consentement du patient.

Un arrêt rendu le 8 juillet 2020 par le Conseil d’Etat ne manquera pas de retenir l’attention des avocats en droit de la santé puisqu’il aborde les modalités de calcul du taux global de deux pertes de chance ce qui est un cas de figure plus fréquent qu’on ne le pense [1].

Dans cette affaire, la victime atteinte de la maladie de Dupuytren (une rétraction progressive du tissu fibreux de la paume de la main) a subi un traitement chirurgical de celle-ci. Les suites de cette intervention ont été compliquées par une gêne fonctionnelle et une algodystrophie avec perte d’usage de la main droite.

Le premier juge a condamné l’ONIAM (Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux) et le centre hospitalier à indemniser la victime alors que le second juge a écarté toute indemnisation par l’ONIAM et a réduit le montant de l’indemnité due au titre de la perte de chance.

Sur pourvoi de la victime, le Conseil d’Etat a annulé l’arrêt de la cour administrative d’appel et ce faisant a exercé son contrôle sur la qualification de l’anormalité du préjudice (I) et a recalculé le taux global de la perte de chance (II) d’où des conséquences pratiques pour l’avocat de victimes d’accidents médicaux (III).

I. Le Conseil d’Etat n’hésite pas à exercer son contrôle sur la qualification de l’anormalité du préjudice.

Malgré le principe de subsidiarité de l’indemnisation par l’ONIAM en vertu du II de l’article L1142-1 du Code de la santé publique, dès lors qu’il y a une faute à l’origine d’une perte de chance (comme dans l’affaire rapportée), les deux ordres de juridiction décident que l’indemnité due par l’ONIAM est réduite du montant de celle mise à la charge du responsable de la perte de chance, égale à une fraction du dommage corporel correspondant à l’ampleur de la chance perdue [2] [3].

Ainsi le Conseil d’Etat statue d’abord sur l’indemnisation de l’ONIAM au titre de la solidarité nationale.

Suivant les dispositions du II de l’article L1142-1 du Code de la santé publique l’ONIAM doit assurer la réparation des dommages directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins à la double condition qu’ils présentent un caractère d’anormalité au regard de l’état de santé du patient comme de l’évolution prévisible de celui-ci et que leur gravité excède le seuil défini par l’article D1142-1 du même Code.

Quant à cette condition légale d’anormalité du préjudice, les deux ordres de juridiction décident qu’elle doit être regardée comme remplie lorsque l’acte médical a entraîné des « conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé de manière suffisamment probable en l’absence de traitement ». A défaut, le préjudice est considéré comme anormal si « dans les conditions où l’acte a été accompli, la survenance du dommage présentait une probabilité faible » [4] [5].

Sur ce point, le Conseil d’Etat a contrôlé la qualification retenue par le second juge :

« 4. En jugeant, alors que, d’une part, il n’était pas contesté devant elle qu’en l’absence d’intervention chirurgicale, l’évolution prévisible de la maladie de Dupuytren dont souffrait M. B... ne l’exposait qu’à une gêne fonctionnelle modérée et que, d’autre part, il résultait de ses propres constatations que les suites de l’opération se caractérisaient, pour l’intéressé, par de vives douleurs et un déficit fonctionnel important, que le dommage ne présentait pas un caractère anormal au regard de l’état de santé du patient comme de l’évolution prévisible de celui-ci, la cour administrative d’appel a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis. M. B... est, dès lors, fondé à demander l’annulation, sur ce point, de l’arrêt qu’il attaque ».

Le Conseil d’Etat censure la qualification des faits retenue par la cour administrative d’appel et décide logiquement que les vives douleurs et le déficit fonctionnel important de la main droite de la victime constituent des « conséquences notablement plus graves » qu’une gêne fonctionnelle modérée de celle-ci.

Cette solution de la Haute juridiction administrative permet à l’avocat de parfaire son intuition relative à l’écart nécessaire pour que les conséquences d’un acte médical subies par la victime soient considérées comme notablement plus graves que ses états de santé initial et prévisible.

II. Calcul du taux global de deux pertes de chance distinctes.

Dans l’affaire rapportée, il y avait un défaut d’information de la victime sur les risques d’algodystrophie lors de l’intervention qui lui avait fait perdre une chance de 25% de se soustraire à celle-ci. D’autre part, les fautes commises pendant cette intervention lui avaient fait perdre une chance de 25% d’éviter l’algodystrophie.

La cour administrative d’appel a fixé la perte de chance globale à seulement 25% comme si la première perte de chance englobe la seconde alors qu’il s’agit de deux probabilités alternatives et indépendantes à savoir la perte de chance constatée lorsque le patient accepte l’intervention et celle quand il la refuse.

Le Conseil d’Etat énonce ainsi que l’arrêt est entaché d’une erreur de droit et précise les modalités de calcul du taux global de la perte de chance [6] :

« 7. Or il incombait à la cour, pour fixer le taux de la perte de chance subie par M. B..., d’additionner, d’une part, le taux de sa perte de chance de se soustraire à l’opération, c’est-à-dire la probabilité qu’il ait refusé l’opération s’il avait été informé du risque d’algodystrophie qu’elle comportait et, d’autre part, le taux de sa perte de chance résultant de la faute médicale commise lors de
l’opération, ce taux étant multiplié par la probabilité qu’il ait accepté l’opération s’il avait été informé du risque d’algodystrophie qu’elle comportait. Compte tenu des taux de perte de chance, rappelés ci-dessus, que la cour avait souverainement appréciés, il devait en résulter un taux global de 25% + (25% x 75%) = 43,75%. Par suite, en statuant ainsi qu’il a été dit au point précédent, la cour a entaché son arrêt d’une erreur de droit. M. B... est dès lors fondé à en demander l’annulation sur ce point
 ».

Ces modalités de calcul du taux global de la perte de chance méritent l’approbation car elles respectent la condition suivante (décrite avec les chiffres de l’espèce) : si la perte de chance née du défaut de consentement est de 25% ( la probabilité que la victime ait refusé l’opération est de 25%), la contrepartie nécessaire est une probabilité de 75% que la victime ait subi l’intervention. Il en résulte que la perte de chance consécutive à la faute technique est soumise à la condition que le patient accepte l’intervention et doit ainsi être multipliée par 75% avant de pouvoir calculer le taux global.

La solution du Conseil d’Etat est donc logique mais aussi d’utilisation facile.

III. Conséquences pratiques.

En présence d’une faute technique du médecin à l’origine d’une perte de chance, l’arrêt rapporté attire l’attention des avocats en droit de la santé à ne pas oublier le défaut de consentement car celui-ci peut être à l’origine d’une seconde perte de chance qui peut augmenter sensiblement le taux global de celle-ci.

Même en présence d’un manquement technique à l’origine d’une perte de chance très élevée, il faut explorer pleinement le chef de mission relatif au défaut de consentement.

Cette vigilance est particulièrement importante en l’absence d’un accident médical non fautif indemnisable par l’ONIAM car dans cette hypothèse, la réparation au titre de la solidarité nationale n’est pas présente pour compenser le vide dans l’indemnisation laissé par la perte de chance. Il ne reste que le taux global d’une double perte de chance pour combler partiellement ce vide.

Dimitri PHILOPOULOS Avocat à la Cour de Paris Docteur en médecine https://dimitriphilopoulos.com

[1CE (5e et 6e CR), 8 juillet 2020, n° 425229.

[2CE, 5 et 4 SSR, 30 mars 2011, n° 327669.

[3Civ. 1e, 22 novembre 2017, pourvoi n° 16-24769.

[4CE, 5 et 4 SSR, 12 décembre 2014, n° 355052.

[5Civ. 1e, 15 juin 2016, pourvoi n° 15-16824.

[6CE (5e et 6e CR), 8 juillet 2020, n° 425229.