Village de la Justice www.village-justice.com

Retour sur la notion juridique de déspécialisation : partielle ou totale. Par Yaëlle Molho, Avocat.
Parution : lundi 6 juillet 2020
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/retour-sur-notion-juridique-despecialisation-partielle-totale,36005.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

De nombreux commerçants ressentent une certaine incertitude concernant la pérennité de leur entreprise en cette période de crise post Covid-19. Ils s’interrogent activement sur les possibilités d’adaptation de leur activité au contexte économique ambiant.

Nous revenons dans cet article sur les procédures légales de déspécialisation partielle ou totale qui peuvent être mises en oeuvre pour modifier l’activité prévue au bail commercial.

En règle générale, un bail commercial stipule clairement l’activité qui sera exercée dans les locaux par le Preneur. Cette mention figure dans la clause « destination ».

Toutefois, en cours de bail, une évolution de l’activité peut être souhaitée par le locataire par exemple pour s’adapter à la conjoncture économique locale ou pour satisfaire le besoin des clients.

La procédure à suivre pour procéder à ce changement d’activité sera différente en fonction des cas. En effet, il existe 2 procédures distinctes :
- la déspécialisation partielle (1) lorsque le locataire souhaite adjoindre à l’activité prévue au bail une activité « connexe ou complémentaire » ; et
- la déspécialisation totale ou plénière (2) si le locataire souhaite exercer dans les lieux loués une activité totalement nouvelle par rapport à celle stipulée dans le bail.

1- La déspécialisation partielle.

Dans le cadre d’une déspécialisation partielle, le locataire va pouvoir adjoindre à l’activité prévue au bail des « activités connexes ou complémentaires ».

Après avoir précisé les notions de connexité et de complémentarité visées ci-avant (A), nous détaillerons la procédure à suivre pour engager une déspécialisation partielle (B).

A- Exigence d’adjoindre une activité connexe ou complémentaire à l’activité prévue au bail.

Il faut tout d’abord préciser que ces critères visant l’activité envisagée sont alternatifs et non cumulatifs : la nouvelle activité devra donc être soit connexe, soit complémentaire à l’activité visée dans le bail.

La connexité a été définie comme « le rapport étroit entre deux activités » alors que la complémentarité sera retenue quand « une nouvelle activité est nécessaire pour un meilleur exercice de l’activité d’origine ».

Plusieurs critères peuvent être retenus pour savoir si l’activité proposée est connexe ou complémentaires tels que la similarité de la clientèle visée, la similitude des méthodes de travail. Il convient ici de préciser que l’appréciation de ces caractères relève du pouvoir souverain des juges, qui vont notamment prendre en considération les usages commerciaux en vigueur.

Par exemple : ont été jugés comme connexes les activités de PMU et d’activité de café, débit de boissons et activité de jeux ou bien l’activité de coiffeurs pour hommes et celle de coiffeurs pour dames.

Par contre, ont été jugées comme étant ni connexes ni complémentaires les activités de sandwicherie et de pizzeria.

B- La procédure à suivre.

Le locataire doit faire connaître son « intention » au bailleur.

Il s’agit ici d’une simple information due par le locataire au bailleur et non une demande d’autorisation.

En effet, en droit français, le locataire commercial a un droit à la déspécialisation partielle.

Les textes précisent les modalités de cette information.

Tout d’abord, cette information due par le locataire est préalable à l’exercice de l’activité envisagée. Cette exigence est fondamentale. Par ailleurs, cette information doit être portée à la connaissance du bailleur par acte extra-judiciaire (acte d’huissier) ou par lettre recommandée avec demande d’avis de réception.

Ce courrier doit préciser les activités envisagées. Par ailleurs, elle vaut mise en demeure du bailleur de faire part de sa décision dans un délai de 2 mois à peine de déchéance.

Le propriétaire/bailleur a donc un délai de 2 mois pour contester le caractère connexe ou complémentaire des activités prévues.

A ce moment-là, il y a 2 hypothèses envisageables :
- Soit le bailleur accepte la déspécialisation demandée par le locataire. Cette acceptation peut être expresse ou bien résulter du silence gardé par le bailleur au-delà de cette période de 2 mois : le locataire peut donc ainsi parfaitement exercer l’activité connexe ou complémentaire projetée ;
- Soit le bailleur refuse la demande du locataire dans le délai de 2 mois susvisé en contestant le caractère connexe ou complémentaire de la nouvelle activité : le juge compétent peut alors être saisi par la partie la plus diligence pour trancher la question.

Il est important pour le locataire de respecter scrupuleusement la procédure visée ci-avant car dans l’hypothèse où la modification de l’activité prévue au bail sans information préalable du bailleur constitue un motif invocable par le bailleur pour justifier la résiliation judiciaire du bail ou le refus de renouvellement du bail sans versement d’une indemnité d’éviction.

2- La déspécialisation totale ou plénière.

Si le locataire souhaite changer complètement d’activité, il doit faire une demande de déspécialisation totale auprès de son bailleur. Ceci s’applique dans le cas où la nouvelle activité n’aurait absolument aucun lien l’activité spécifiée dans le bail commercial.

Nous étudierons les conditions pour la mise en œuvre de cette procédure (A) avant de décrire la procédure à suivre pour initier une déspécialisation totale (B) et d’évoquer les différentes options de discussion qui s’offrent au bailleur (C).

A- Conditions pour la déspécialisation plénière.

Le Code de commerce exige que le locataire établisse que l’activité qu’il veut entreprendre est justifiée par « la conjoncture économique » et qu’elle correspond « aux nécessités de l’organisation rationnelle de la distribution ». Il s’agit de critères cumulatifs.

Concrètement, concernant le premier critère, il doit être compris comme la nécessité, au regard de la conjonction économique, d’opérer une reconversion, un changement d’activité. Concernant l’exigence de satisfaire aux nécessités de l’organisation rationnelle de la distribution, il s’agit par exemple d’offrir un nouveau service aux clients.

B- Procédure à suivre.

La déspécialisation totale doit être demandée par le locataire et acceptée par le Bailleur dans les conditions suivantes.

Le locataire doit faire part de sa demande au Bailleur soit par acte extra-judiciaire soit par lettre recommandée avec demande d’avis de réception. Dans son courrier, le locataire doit obligatoirement lister avec précision la ou les nouvelles activités envisagées et également préciser pourquoi il satisfait aux conditions visées ci-avant.

S’ouvre alors un délai de 3 mois au bénéfice du bailleur, afin qu’il lui adresse sa réponse.

A réception de la demande du locataire visant la déspécialisation totale, le bailleur doit en informer, dans un délai d’un mois, ses autres locataires qui pourraient bénéficier d’une clause de non-concurrence ou d’une clause d’exclusivité portant sur l’activité projetée. Il convient ici de souligner la possibilité pour lesdits locataires de s’opposer à ce projet de déspécialisation.

Par ailleurs, le locataire doit également faire part de son projet de déspécialisation totale aux créanciers inscrits sur son fonds de commerce.

Compte tenu de l’absence de lien entre la nouvelle activité et celle initialement prévue au bail, et du risque pesant sur le bailleur, ses droits sont renforcés par rapport à ceux dont il bénéficie pour une déspécialisation partielle.

C- Faculté du Bailleur d’encadrer ou de conditionner son accord pour la déspécialisation totale.

Face à la demande de déspécialisation totale du locataire, le bailleur doit donc, dans le délai de 3 mois qui lui est accordé :
- Refuser cette demande ou
- Accepter (étant ici précisé que la non-réponse gardée au-delà de cette période vaut acceptation) ou bien encore ;
- Conditionner son accord.

Le bailleur pourra refuser la demande en raison du refus de ses autres locataires, mais aussi en raison d’un motif économique ou bien encore en raison d’une incompatibilité avec la destination ou la situation de l’immeuble (activité projetée non conforme au règlement de copropriété par exemple). En tout état de cause, ce refus du bailleur doit être motivé.

Le bailleur pourra également conditionner son accord notamment à la réalisation de travaux dans le local par exemple.

Enfin, et en contrepartie du bénéfice accordé, le bailleur pourra également prévoir une augmentation de loyer (et ce en dehors de toute période de renouvellement).

Que vous soyez bailleur ou preneur à bail, il est impératif de respecter scrupuleusement la procédure à respecter en cas de déspécialisation totale ou partielle puisque son non-respect peut être lourd de conséquences (résiliation, refus de renouvellement). Un accompagnement par un professionnel du droit est vivement recommandé.

Yaëlle Molho YM AVOCATS Avocat à la Cour [->yaellemolho.avocat@outlook.com] site internet: [->https://www.ymavocat.fr]