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Une commune indemnisée pour situation d’incertitude prolongée. Par Gaspard Terray, Avocat.
Parution : jeudi 25 juin 2020
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Le Tribunal des conflits a indemnisé une commune plongée dans une situation d’incertitude prolongée du fait de procédures contentieuses dont la durée a été jugée excessive. Tant la nature que le libellé du préjudice retenu par le Tribunal ont de quoi surprendre.

Suite au non-renouvellement par la Commune de Saint-Esprit d’un contrat confiant à une société privée la gestion d’une salle de spectacle municipale, cette dernière a saisi le juge judiciaire aux fins de constater l’existence d’un bail commercial et donc l’irrégularité du congé et le juge administratif aux fins de condamner la commune.

La commune a réussi à faire reconnaître que la durée de 12 ans de la procédure était excessive. Le Tribunal des conflits a condamné l’Etat par un jugement du 8 juin 2020 [1].

Outre les différentes curiosités contenues dans le jugement, cette affaire est une bonne occasion de rappeler le cadre de cette compétence parfois méconnue du Tribunal des conflits.

Une compétence récemment confiée au Tribunal des conflits.

Fondée sur le standard européen du délai raisonnable, l’action en indemnisation du préjudice découlant d’une durée excessive des procédures est la seule où le Tribunal des conflits est appelé à trancher un litige au fond. Elle suppose que la procédure soit (i) afférente à un même litige (ii) conduite entre les mêmes parties (iii) devant les juridictions relevant des deux ordres.

La compétence du Tribunal des conflits est relativement récente. Elle a été consacrée par la loi n° 2015-177 du 16 février 2015 ajoutant une disposition dans la loi du 24 mai 1872 relative au Tribunal des conflits dont la version consolidée est toujours en vigueur [2].

Avant cela, l’action en réparation du préjudice allégué devait être portée devant l’ordre de juridiction compétent pour connaître du fond du litige, objet des instances [3]. Simplificatrice, l’évolution législative était donc bienvenue pour les justiciables.

C’est seulement la seconde fois que le Tribunal des conflits est appelé à se prononcer dans le cadre de cette action indemnitaire [4].

Les conditions du caractère excessif de la durée des procédures.

Deux procédures, une devant le juge administratif et l’autre devant le juge judiciaire supposent une appréciation globale de leur caractère excessif conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme [5]. Le juge entreprend donc un calcul de la durée totale des procédures.

En l’espèce, la durée totale retenue est de 12 ans : entre la saisine de la juridiction judiciaire par la société le 10 mai 2007 jusqu’à la décision du Conseil d’Etat du 12 juin 2019 sur pourvoi formé par le mandataire liquidateur.

Le juge rejette en revanche la procédure engagée par la commune devant la juridiction administrative pour obtenir l’expulsion de la société qui n’est pas afférente au litige. Cette position est discutable étant donné que la procédure d’expulsion vient dans l’exécution du non-renouvellement du contrat de gestion. Nous ne savons néanmoins pas si, en l’espèce, la prise en compte de cette procédure aurait eu une incidence sur la durée totale finalement retenue et, partant, sur le quantum de l’indemnisation.

Ensuite, après avoir déterminé les procédures encore faut-il que leur durée soit excessive. Une série de critères traditionnellement retenue en jurisprudence [6] permet de le caractériser in concreto :
- la complexité de chaque affaire ;
- les conditions de déroulement des procédures ;
- le comportement des parties ; ainsi que ;
- l’intérêt pour les parties à ce que le litige soit tranché rapidement.

En l’espèce la durée particulièrement longue (12 ans) conjuguée à l’absence de complexité du litige a conduit le juge à reconnaître comme excessive la durée totale.

Un préjudice moral reconnu.

Après avoir reconnu la faute de l’Etat, le tribunal évalue le préjudice. Ce faisant, il rejette assez logiquement la demande d’un réparation d’un préjudice matériel lié à une perte de recettes et à la nécessité de procéder à certains travaux de remise en état de la salle pour défaut du lien de causalité avec la durée excessive des procédures.

Un préjudice moral lié à « une situation prolongée d’incertitude » est, en revanche, admis et indemnisé à hauteur de 4 000 euros.

La reconnaissance d’un tel préjudice est innovant au moins à un deux égards.

D’une part, il s’agit d’un préjudice moral reconnu, non pas à une personne physique, mais à une personne morale de droit public. Même si la reconnaissance d’un préjudice moral à une personne morale de droit public est en principe reconnu, notamment par la jurisprudence judiciaire [7], elle en demeure pas moins plutôt rare. Et, c’est la première fois qu’un préjudice moral subi par une commune est reconnu dans le cadre de cette procédure.

D’autre part, la typologie de préjudice moral retenu par le Tribunal des conflits est originale.
La jurisprudence du Conseil d’Etat montre la reconnaissance d’un préjudice moral constituant des désagréments « allant au-delà de ceux provoqués habituellement par un procès » [8] ou « qui vont au-delà des préoccupations habituellement causées par un procès » [9].
Le Tribunal des conflits avait retenu le même type de libellé [10].

Cette formulation nouvelle n’est pas sans rappeler le préjudice d’anxiété ou d’angoisse qui, là encore, est assez étonnant pour une personne morale.

De manière plus concrète, sans reconnaître un véritable préjudice matériel distinct, cette formulation plus large permettrait de prendre en considération les conséquences préjudiciables tirées d’une immobilisation de la salle de spectacle municipale.

Gaspard Terray Avocat à la Cour Barreau de Paris

[1Tribunal des conflits, 8 juin 2020, n°4185, Commune de Saint-Esprit.

[2Article 16, loi du 24 mai 172 relative au Tribunal des conflits.

[3Tribunal des conflits, 30 juin 2008, n°3682, Bernardet.

[4La première fois : Tribunal des conflits, 9 décembre 2019, n°4160, M. B.

[5Cour européenne des droits de l’Homme, 25 février1993, Dobbertin c. France, n° 13089/87, § 44.

[6Conseil d’Etat, Ass., 28 juin 2002, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ Magiera.

[7Cour de cassation, Crim., 14 mars 2007, n° 1759 : En l’espèce, une corruption avérée du maire portant atteinte à la notoriété d’une commune mondialement connue lui ouvre droit à indemnisation au titre d’un préjudice moral.

[8Conseil d’Etat, 10 juillet 2006, n°285311, M. Jean-Marc A.

[9Conseil d’État, 26 mai 2010, n° 316292, M. Michel A.

[10Tribunal des conflits, 9 décembre 2019, n°4160, précité.